Construction du Chemin de Fer Kaifeng-Luoyang (1905-1909)

De Histoire de Chine

rédigé par Jean Skarbek

À côté de l’histoire assez bien connue du début de la modernisation de la Chine à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe, notamment grâce à la construction d’un premier réseau ferroviaire par les étrangers[1], l’aspect de la vie quotidienne des Européens qui y furent employés sur place et de leurs rapports avec les populations locales est resté dans l’ombre. Ces Européens étaient en effet surtout des techniciens ou d’anciens militaires peu enclins à écrire. Leurs contacts directs avec les paysans des campagnes traversées par les voies ferrées et avec les chefs de villages ne furent pas toujours harmonieux qu’il s’agisse de coutumes méprisées, d’attitudes de supériorité étrangère ou simplement du sans-gêne blessant de certains individus pour un peuple imbu de sa politesse traditionnelle et de son antique civilisation. Il faut encore ajouter que les décisions d’équiper la Chine d’une infrastructure moderne étaient souvent impopulaires parce que prises au nom du pouvoir impérial d’origine mandchoue et à ce titre peu apprécié.

Un ordre de service de l’ingénieur en chef contôleur Jean Jadot, haut technicien belge qui, en résidence à Hankou, avait mené la construction du Pékin-Hankou (Péhan)[2] et initié celle du Kaifeng-Luoyang (à l’époque Henan fou) dit Bianluo, est révélateur de ces difficultés humaines. Le texte de cet ordre de service, extrait des archives de Joseph Skarbek, est manuscrit de la main de celui-ci :

Ordre de service pour le personnel des travaux (Sans lieu, ni date)

À la suite de récents incidents et à la demande de S. E. Sheng Koung-Pao[3], Directeur Général de la Cie Impériale, je rappelle à tout le personnel mes précédentes instructions au sujet de l’attitude que doivent avoir nos agents envers le peuple chinois.

Malgré les sévères instructions données à diverses reprises certains agents et notamment les agents inférieurs usent souvent de brutalité envers les habitants et souvent envers les ouvriers ; d’autres se laissent aller à des excès de boisson et donnent ainsi aux agents chinois ainsi qu’aux habitants le spectacle de regrettables écarts de conduite.

Enfin, il arrive très souvent que des interprètes et même des boys au service d’agents européens se permettent de maltraiter et même d’exploiter les ouvriers ou les habitants.

Je rappelle au personnel que la première condition pour être respecté de la population chinoise est de se respecter soi-même en évitant tout écart de conduite et de respecter le peuple chinois en le traitant équitablement et surtout en n’usant jamais de procédés brutaux. Si des agents, ouvriers ou habitants méritent une punition l’agent européen doit les déférer aux autorités compétentes, mais il ne doit jamais faire justice lui-même, car cela n’est pas plus permis en Chine que dans d’autres pays.

Il est signifié ce qui suit à tout le personnel :

1 - Il est strictement défendu d’user de toute brutalité envers les agents, ouvriers ou habitants. Hormis les cas incontestables de légitime défense, les agents qui se seront rendus coupables de voies de fait, seront passibles de révocation.

2 - Seront aussi passibles de révocation, les agents qui seront en état d’ivresse en dehors de leur logement et ceux dont la conduite aura donné lieu à des plaintes justifiées de la part des autorités.

3 - De graves incidents s’étant déjà produits par le fait d’agents en partie de chasse, incidents qui ont provoqué de justes réclamations de la part des autorités chinoises, il est formellement défendu à tous les agents de travaux de chasser, soit aux abords de la ligne soit même en pleine campagne. Dans certains cas exceptionnels, MMrs les Ingénieurs en chef pourront s’ils le jugent convenable et d’accord avec les autorités locales, accorder l’autorisation de chasser à certains endroits et jours à déterminer : cette autorisation n’impliquant cependant aucune responsabilité de la part de la Cie et les agents étant entièrement responsables de tout ce qui pourrait se produire au cours de leurs parties de chasse.

4 - Sauf autorisation spéciale du Chef de Section qui devra le cas échéant en référer immédiatement à l’Ingénieur en chef il est défendu aux agents de sortir en armes de leur logement.

5 - Les agents doivent immédiatement signaler à leur chef direct tout interprète ou agent chinois de la Cie reconnu coupable de mauvais procédés ou de brutalités envers les ouvriers, habitants ou autorités chinoises; les agents chinois coupables seront sévèrement punis et déférés aux autorités judiciaires compétentes.

6 - Les agents doivent renvoyer immédiatement et signaler aux autorités compétentes tout domestique à leur service reconnu coupable de mauvais procédés ou de brutalités envers les ouviers ou habitants.

Les infractions aux paragraphes 3, 4, 5 et 6 ci-dessus seront punies pour la 1ère fois d’une sévère réprimande avec amende à fixer par l’Ingénieur en Chef.

Toute récidive entraînera des mesures plus graves pouvant aller jusqu’à la révocation. Toutes les infractions au présent ordre de service devront m’être signalées d’urgence par l’Ingénieur en Chef.

Les agents seront entièrement responsables, tant envers eux qu’envers les tiers de toutes les conséquences qu’entraînerait toute infraction au présent ordre de service.

Le présent ordre de service est applicable à tous les entrepreneurs et à leurs agents aussi bien qu’aux agents de la Compagnie. Cet ordre de service devra être visé par tous les agents de la Compagnie et par tous les entrepreneurs et leurs agents.

                                                                                         L’ingénieur en Chef contrôleur

Signé  J. Jadot

                 

La fermeté et l’éloquence de cet ordre évoquant les différentes sortes de heurts qui se produisaient sont suffisamment clairs pour être dispensés de commentaires.

Il est vrai que le personnel subalterne européen était très divers d’origine : Français, Italiens et autres, souvent anciens soldats démobilisés des troupes franco-britanniques intervenues en 1900 pour délivrer des Boxeurs les légations étrangères de Pékin. Ces militaires devenus sans emploi et restés en Chine s’étaient notamment mis au service des companies de construction des chemins de fer comme surveillants de travaux.

Personnel difficile à encadrer car non formé, dispersé, ayant souvent un complexe de supériorité comme détenteur d’une parcelle d’autorité dont il était tenté d’abuser.

Photo n° 112

Le texte s’applique même aux Chinois qu’ils soient entrepreneurs, agents de maîtrise ou bien interprètes, employés, boys de la Compagnie, de même qu’aux domestiques au service personnel des Européens qui en sont responsables. Certains de ces Chinois d’encadrement profitaient en effet d’une sorte d’immunité que leur donnerait leur activité au service de sociétés étrangères pour se comporter durement avec leurs compatriotes (paies très basses, travail excessif, comportements brutaux ou vexants… ). Cela contribuait à rendre assez hostile à ces travaux une population déjà indisposée par des atteintes aux intérêts privés ou aux coutumes ancestrales, par exemple : indemnités d’expropriations jugées insuffisantes, violations de sépultures situées sur le tracé de la voie et parfois, chez certains esprits supersticieux, crainte de troubles provoqués par la pose des traverses et la fixation des rails au paisible dragon qui séjourne sous terre. La pratique de la chasse (photo n°112) pouvait être aussi sujet de contestations. Une autre photo (n°665) assez cérémonieuse, présentée dans un passe-partout noir auquel est superposé un bandeau portant, en blanc, une inscription en chinois pouvant être ainsi transcrite « Chemin de fer Bienluo Section n°4 [puis deux caractères dont la traduction n’a pu être faite : 平水 ping shui] Chef de police, commis de bureau, soldats (ou gardes) de sécurité Vue d’ensemble ».

Devant la porte de la résidence de mon père à Shi Shia, octobre 1908

Cette photo, prise en octobre 1908 devant la porte de la résidence de mon père à Shi Shia (Shi xia aujourd’hui banlieue de Yanshi), le représente avec onze autres personnes qui lui sont attachées pour la construction de la section n°4 du chemin de fer Bienluo: assis au 1er rang autour de Joseph Skarbek au centre : l’interprète (Sie Tsing King) à sa droite et le mandarin de police à sa gauche ; debouts au 2ème rang, deux commis de bureau portant un chapeau et deux boys tête nue ; enfin au dernier plan cinq soldats ou gardes armés (tching ping ?) en turban. Deux caractères (平水 ping shui) du bandeau n’ont pu être traduits qui manquent au sens de l’ensemble de la phrase. De chaque côté de la photo se trouvent une chaise à porteurs et des lunettes de niveau avec des piquets à fanion pour le piquetage du tracé de la voie avant son implantation.

Le caractère relativement officiel donné à cette photo par la présence du mandarin de police et des gardes armés pourrait suggérer l’hypothèse qu’elle fut destinée à renforcer l’autorité de l’ingénieur étranger à la suite de divers incidents survenus avec la population. En effet, selon un récit de seconde main, mon père aurait été enlevé par des paysans, puis attaché à un arbre pour subir quelque vengeance raffinée. C’est à son chien Domino qu’il aurait dû sa liberté. En voyant le spectacle ce fidèle animal aurait couru en aboyant alerter l’interprète qui obtint la délivrance du prisonnier. Faut-il faire un rapprochement avec la photo d’ensemble qui constiturait une sorte de réparation ? Ce n’est là qu’une hypothèse qui conduit au-delà de la simple photo souvenir, probablement distribuée aux principaux figurants ce qui explique son montage sous passe-partout.

Quelques Chinois contemporains attribuent à la calligraphie du bandeau un style japonais. Celà laisserait penser qu’il fut écrit par la gouvernante de mon père la Japonaise O Sugi San Yanagimoto qui aurait aussi effectué la prise de vue. Peut-être l’assistait-elle dans les travaux de développement et de tirage ?

Il demeure que le nombre de personnes de protection (dix en excluant l’indispensable interprète) reste important pour un seul Européen. Cette précaution montre que la vie quotidienne des ingénieurs conducteurs de travaux était souvent émaillée d’incidents avec la population[4] dont le règlement venait se superposer à la tâche technique de ces hommes de terrain. Ces incidents n’ont pas empêché la population locale d’accourir saluer l’arrivée de la première locomotive sur la ligne.

Notes

  1. Edouard de Laboulaye, Les chemins de fer de Chine, Paris 1911; Antoine Charignon, Les chemins de fer chinois, Pékin 1914.
  2. Jean Jadot arriva à Hankou le 4 janvier 1899 et quitta la Chine en mai 1906. Cf. Joseph Marchisio, les Chemins de fer chinois, Finance et diplomatie (1860-1914), Paris 2005, p. 205 et 237. Cet ordre de service est donc antérieur de peu à l’arrivée de Joseph Skarbek. La Compagnie continua à le faire signer par ses nouveaux cadres à titre de mise en garde (v. la dernière phrase de l’ordre).  
  3. Peut-être en transcription pinying Sheng Xuanhuai que Marchisio, op. cit. p. 175 et 237, mentionne comme collaborateur de Li Hongzhang à Tientsin pour les affaires économiques et qui fut nommé directeur général de la compagnie chinoise destinée à emprunter en Europe ?
  4. Il faudrait consulter aussi les sources chinoises sur ce point. Le romancier contemporain Mo Yan, dans son livre traduit sous le titre Le supplice du santal, Paris 2006  (Beijing 2001), a fait allusion à un incident plus grave survenu en 1900 dans le Shandong sur le chantier de construction d’une voie ferrée par les Allemands.