Dabry de Thiersant, la médecine chinoise en France

De Histoire de Chine

rédigé par Yvon Velot

Cet article est la synthèse d’une conférence donnée lors du congrès international “Biodiversity and World Traditional Medicine” organisé par l’Université de Médecine chinoise du Yunnan à Kunming du 4 au 7 novembre 2021.

Introduction

Claude Philibert Darby de Thiersant

Claude Philibert DABRY DE THIERSANT, bien que moins célèbre que d’autres diplomates français en Chine, mériterait que les historiens s’intéressent davantage à lui et à son œuvre. Sans être ni historien ni médecin, nous prenons ici la liberté de donner un certain éclairage sur l’une des multiples facettes de la personnalité de ce pionnier de la diplomatie française en Chine qui fit preuve d’un très grand intérêt pour ce pays, son peuple, sa nature et sa culture, notamment en matière de médecine et de pharmacopée, et qui par ses écrits contribua, il y a déjà plus d’un siècle et demi, à mieux les faire connaître en France.

Biographie succincte

Claude Philibert DABRY DE THIERSANT est né le 5 avril 1826 à Belleville au nord de Lyon. Après l’obtention de son baccalauréat en 1842, il intègre l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr et en sort avec le grade de sous-lieutenant d’infanterie de Marine en 1847. De 1850 à 1853, il travaille auprès du gouverneur de la Guadeloupe. Nommé lieutenant en 1853, il participe à la guerre de Crimée au cours de laquelle il est fait prisonnier. Fin 1856, il obtient le grade de capitaine d’infanterie.

   En 1860, il est envoyé en Chine comme commissaire du gouvernement français dans les îles Zhoushan dans la province du Zhejiang, puis à Tianjin. De retour en France, il est fait chevalier de la Légion d’Honneur le 26 mars 1862. Nommé gérant du consulat de France à Hankou en juillet 1862, il arrive à Shanghai le 23 décembre 1862 et rejoint Hankou le 25 janvier 1863.

   Il s’emploie dès lors à l’établissement du consulat de France en devant surmonter de nombreuses difficultés, dont celle d’une très faible présence française, puisqu’en avril 1864 on ne comptait guère que cinq Français sur un total d’environ 300 étrangers présents à Hankou, majoritairement britanniques, américains et russes.

   Il démissionne de l’armée en octobre 1865 et est nommé consul de deuxième classe à Hankou fin 1865. Après un congé en France pour raison de santé en 1867, il se voit confier la gérance du consulat de France à Shanghai le 9 décembre 1868. Il rejoint son poste le 23 mars 1869 et l’occupe jusqu’au 22 novembre de la même année, avant de se voir nommé consul de France à Guangzhou quelques jours plus tard.

   Il occupe ce poste jusqu’en janvier 1878, date à laquelle il devient consul général de France au Guatemala, où il reste jusqu’en novembre 1882. Nommé ministre plénipotentiaire en 1884, il prend sa retraite le 1er janvier 1885. Il décède à Lyon le 4 août 1898.

Collections scientifiques

Philibert DABRY DE THIERSANT porte un grand intérêt à la langue et à la culture chinoises, ainsi qu’à bien d’autres domaines comme la pisciculture, l’ornithologie, la zoologie, la botanique et la médecine chinoise. Durant son premier séjour en Chine, il collecte diverses graines potagères, espèces tinctoriales et autres échantillons de minéraux et spécimens de plantes médicinales qu’il offre à la Société impériale zoologique d’Acclimatation. Pendant les années qui suivront et jusqu’à la fin de son dernier séjour en Chine, il effectuera encore de multiples envois à la Société d’Acclimatation d’animaux, y compris des animaux vivants, dont de nombreux poissons et oiseaux, ainsi que de plantes et graines, collectés dans diverses régions via un réseau de correspondants, principalement des missionnaires français, mais aussi quelques collectionneurs chinois.

Bibliographie sur la médecine et la pharmacopée chinoises

Philibert DABRY DE THIERSANT a publié de nombreux écrits sur de multiples sujets en lien avec la Chine, dont la qualité et la précision ont parfois fait l’objet de critiques par certains de ses contemporains ou d’experts plus tardifs, mais l’on serait avisé de faire preuve d’indulgence pour un auteur si prolifique sur des sujets aussi variés que la science militaire, la médecine, la pharmacopée, la botanique, la zoologie, la minéralogie, la pisciculture, l’islam et la piété filiale en Chine. Dans cette abondante bibliographie, nous portons ici une attention particulière sur les publications ayant trait à la science médicale chinoise. Ainsi, le Bulletin de la Société d’Acclimatation a publié en 1862 l’un de ses articles et un autre en 1863, intitulés respectivement Sur diverses plantes potagères de Chine et Les plantes médicinales de la Chine. Parmi les divers livres qu’il a écrits figurent entre autres La médecine chez les Chinois publié en 1863, et La matière médicale chez les Chinois, publié en 1874, co-écrit avec le docteur Jean Léon SOUBEIRAN, secrétaire de la Société d’Acclimatation de Paris. En 1878, année où il quitte définitivement la Chine, il publie dans le Bulletin de la Société d’Acclimatation un article intitulé Sur les vins et eaux-de-vie fabriqués en Chine, où il mentionne l’utilisation par la médecine chinoise de l’alcool de seigle, notamment contre la dysenterie et plusieurs maladies de l’estomac, ainsi que de l’alcool de froment et de l’alcool de millet.

            Dans sa lettre au président de la Société impériale d’Acclimatation publiée dans le Bulletin de la Société d’Acclimatation en avril 1862 sous le titre Sur diverses plantes potagères de Chine, il mentionne un envoi à cette même Société d’une collection de 53 espèces de graines potagères, de 10 espèces tinctoriales et de 450 échantillons de minéraux et spécimens de plantes médicinales, constituée durant les vingt-deux mois de son premier séjour en Chine.

            Dans l’article publié en 1863 dans ce même Bulletin, intitulé Les plantes médicinales de la Chine, il loue la grande faculté d’observation des Chinois en ces termes : « Moins avancés que nous en anatomie, pathologie et en physiologie, les Chinois ont suppléé à ces sciences par leur esprit d’observation, leur expérience et leur connaissance des matières premières. Tout ce qui vole dans l’air, tout ce qui nage dans l’eau, ou tout ce qui est sur la terre ou dans son sein, a été étudié avec soin par eux ».

   Sa conclusion à cet article ne manque pas d’intérêt par le respect et l’humilité du regard qu’il porte sur la science médicale chinoise : « Qu’il me soit permis de dire que, n’étant pas médecin, je ne me permets pas de juger la théorie médicale des Chinois et leur manière plus ou moins rationnelle de guérir ; seulement je puis affirmer que j’ai vu, de mes propres yeux vu, des cures faites par eux et qui m’ont paru miraculeuses. Aussi en présence de nombre de cas de guérison que j’ai pu constater, j’ai acquis la conviction profonde que, sous ce rapport, la science moderne aurait quelque chose à emprunter à l’antique civilisation chinoise. Il existe une source précieuse d’où peuvent sortir des découvertes utiles à notre humanité. Pourquoi attendre qu’elle disparaisse avant d’y avoir puisé ? Le voyageur qui marche dans la nuit, éclairé par la lueur des astres, profite de ce guide lumineux sans se préoccuper s’il vient de l’orient ou de l’occident. La science n’est-elle pas comme ce voyageur ? toujours enveloppée de ténèbres, peut-elle avancer dans la recherche de la vérité sans reconnaître les phares qu’elle rencontre sur sa route ? ».

   Force est de constater ici que Philibert DABRY DE THIERSANT manifeste non seulement une curiosité certaine pour la médecine chinoise, mais qu’à l’aube de sa carrière diplomatique, il semble déjà soucieux de promouvoir les échanges scientifiques entre la France et la Chine en matière de sciences médicales.

La médecine chez les Chinois

Le livre La médecine chez les Chinois, publié en 1863, constitue une sorte de compendium des principaux ouvrages de référence en médecine chinoise connus à l’époque. Nonobstant la non exhaustivité – par ailleurs impossible à réaliser – des textes consultés et malgré quelques imprécisions ou inexactitudes quant à l’origine, la datation, voire le titre ou l’auteur de certains de ces livres, la valeur de l’ouvrage de Philibert DABRY DE THIERSANT est incontestable. A partir des dix livres qu’il répertorie comme sources principales de son ouvrage, il est parvenu à présenter de manière synthétique les pratiques médicales chinoises en matière de pathologie et thérapeutique humaines et vétérinaires, en sept chapitres traitant des principes généraux sur la théorie médicale des Chinois, des maladies internes, des maladies externes, des maladies des femmes, des maladies des enfants, de l’acupuncture et de l’art vétérinaire. Il le conclut par huit pages de recettes diverses tirées du Gu Jin Mi Yuan (古今秘苑), « Jardin des recettes », de MO Mo Zhu Ren (墨磨主人) suivies d’un « Vocabulaire chinois-français comprenant le nom des principaux agents thérapeutiques employés par les Chinois » avec des noms chinois romanisés, mais sans les idéogrammes correspondants.

La matière médicale chez les Chinois

Le livre La matière médicale chez les Chinois, publié en 1874 avec Léon SOUBEIRAN, est un ouvrage qui complète assez bien La médecine chez les Chinois par des renseignements pratiques sur la Materia medica chinoise dont il décrit sur près de 300 pages 110 minéraux, 90 animaux et 678 végétaux. Cet ouvrage se termine, comme La médecine chez les Chinois, par un « Vocabulaire chinois-français comprenant le nom des principaux agents thérapeutiques employés par les Chinois » avec des noms chinois romanisés, mais là aussi sans les idéogrammes correspondants. Avant sa publication, le livre La matière médicale chez les Chinois fut présenté le 19 décembre 1872 à l’Académie de Médecine par le médecin et pharmacologue Adolphe-Marie GUBLER, dont le rapport, reproduit intégralement au début de l’édition de 1874, se conclut en termes très élogieux à l’égard des auteurs : « Les études de MM. Léon Soubeiran et Dabry de Thiersant sur la matière médicale des Chinois constituent un progrès par rapport aux publications antérieures. Sans avoir résolu toutes les difficultés ni dissipé tous les doutes, leur travail est certainement le plus correct et le plus complet sur cette partie des connaissances médicales. Par la masse des faits qui s’y trouvent réunis, comme par leur importance et leur nouveauté, cet ouvrage offre un grand attrait à la curiosité scientifique et ne peut manquer de servir de base pour des recherches ultérieures et décisives, ayant pour but d’élucider toutes les questions afférentes à l’histoire de la médecine chez les peuples de l’Extrême-Orient ».

Contribution à la diffusion de la médecine chinoise en France

Les écrits de Philibert DABRY DE THIERSANT sur la science médicale chinoise sont considérés comme des ouvrages de référence par nombre de spécialistes du sujet, même s’ils sont restés peu connus pendant de nombreuses années après leur publication.

   Le docteur Edouard JEANSELME, célèbre dermatologue et infectiologue, qui effectua une mission d’un an et demi en Indochine en 1899-1900 pour le compte du Ministère français de l’Instruction publique, profita de cette occasion pour visiter la province du Yunnan. Il publie en 1900 une intéressante Etude sur la lèpre dans la péninsule indo-chinoise et dans le Yunnan, ainsi qu’un article intitulé Les théories médicales des Chinois dans La Presse médicale du 12 septembre 1900 dans lequel il fait référence à « l’excellente monographie de Dabry, La médecine chinoise ». Il le cite encore dans un autre article intitulé La pratique médicale chinoise paru dans La Presse médicale du 26 juin 1901.

   Le chercheur français d’origine chinoise Ming WONG (黄光明 HUANG Guangming) (1926-1989) le mentionne également dans plusieurs publications, notamment fin 1968 dans le Journal d’agriculture tropicale et de botanique appliquée. Il écrit : « Seuls quelques fragments de la médecine des Chinois ont été portés à la connaissance des Européens par Dabry de Thiersant (1826-1898) et les pharmaciens du XIXe siècle (F. Porter Smith, O. Debeaux, D. Hanbury et L. Soubeiran) qui ont signalé la richesse de la pharmacopée chinoise ».

   Le comité de direction de la Société d’Acupuncture de France dans un éditorial de la Revue internationale d’Acupuncture de juillet-septembre 1953 rend un hommage particulier à Philibert DABRY DE THIERSANT et à George SOULIE DE MORANT, diplomate et interprète, qui travailla en Chine au début du XXe siècle. Il écrit : « Si le véritable initiateur de l’acupuncture en France est le consul DABRY, en 1863, un hommage spécial doit être rendu aux travaux de traduction de M. SOULIE DE MORANT ».

   La chercheuse italo-suisse Lucia CANDELISE, reproduit l’intégralité de cet éditorial de la Revue internationale d’Acupuncture dans sa thèse, La médecine chinoise dans la pratique médicale en France et en Italie, de 1930 à nos jours, soutenue en 2008. Dans un article sur le développement de l’acupuncture en France paru en 2017, elle note la qualité des livres de Philibert DABRY DE THIERSANT auxquels les promoteurs de l’acupuncture en France se sont référés quelque cinquante ans après leur publication. Elle écrit : « Ni médecin ni sinologue, DABRY compila des œuvres sur la médecine chinoise ainsi que d’autres textes dédiés à diverses pratiques chinoises comme la pisciculture et la pêche. Ces textes, notables pour la rigueur de leur contenu et de leurs sources, et pour les concepts de médecine chinoise qu’ils introduisent, ont été parmi les sources d’information fondamentales pour les premiers praticiens en France quelque cinquante ans plus tard ».

Conclusion

La contribution de Claude Philibert DABRY DE THIERSANT à la diffusion de la médecine et de la pharmacopée chinoises en France mériterait d’être davantage étudiée, tout comme les autres aspects liés à la culture, à l’histoire, aux sciences et à la biodiversité de la Chine qu’il a traités dans de nombreuses publications, sans négliger par ailleurs l’intérêt qu’il y aurait à mieux étudier sa carrière diplomatique, que nous n’avons évoquée ici que dans ses grandes lignes. Ancien militaire, diplomate, chercheur et avant tout curieux de tout, il peut susciter notre admiration par la richesse, l’abondance et la diversité des connaissances sur la Chine qu’il a réussi à compiler dans ses divers écrits, qui n’ont peut-être pas connu à l’époque de leur publication la notoriété qu’ils auraient méritée, mais dont certains constituent encore aujourd’hui des ouvrages de référence pour une meilleure compréhension de la Chine en Occident.

Bibliographie

  • BRETSCHNEIDER E., History of European Botanical Discoveries in China I, Sampson Low, Marston and Company Limited., London, 1898.
  • CANDELISE Lucia, Diplomacy, Empire and Medicine: the Construction of French Acupuncture, in Individual Itineraries and the Spatial Dynamics of Knowledge: Science, Technology and Medicine in China, 17th-20th Centuries, Bibliothèque de l’Institut des hautes Etudes chinoises, Volume XXXIX, Collège de France, Paris, 2017, pp. 295-324
  • CANDELISE Lucia, La médecine chinoise dans la pratique médicale en France et en Italie, de 1930 à nos jours. Représentations, réception, tentatives d’intégration, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Ecole doctorale Histoire et Civilisation, Thèse, 2008.
  • CORDIER Henri, Supplément au Volume IX du T’oung-Pao, E. J. Brill Editeur, Leide, 1898, pp. 28-30
  • DABRY Philibert, La médecine chez les Chinois, Henri Plon Editeur, Paris, 1863.
  • HUARD Pierre, DEMANCHE F., WONG Ming, Dabry de Thiersant et la médecine chinoise, in France-Asie No 148, septembre 1958, p. 422-426
  • ISRAELI Raphaël, Watching China and sizing up the Chinese : the French experience in opening up China, in Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 78, n° 291, 2e trimestre 1991, pp. 215-238;
  • ISRAELI Raphaël, China in the mid-nineteenth century visualized by French Consuls, in Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 75, n° 281, 4e trimestre 1988. pp. 417-447
  • SOUBEIRAN Léon, DABRY DE THIERSANT Philibert, La matière médicale chez les Chinois, G. Masson Editeur, Paris, 1874
  • WONG Ming, Contribution à l'Histoire de la Matière Médicale végétale chinoise, in Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, vol. 15, N° 12, décembre 1968, pp. 511-542