Français libre de Shanghai : Roderick Egal, gaulliste de la première heure et incorruptible

De Histoire de Chine
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rédigé par Veronique Saunier

Roderick Egal

Alors que la majorité des Français de Shanghai soutiennent bon gré mal gré le gouvernement de Vichy, un résistant de la première heure, Roderick Égal, négociant en vin établi à Shanghai, répond à l’Appel du 18 Juin 1940 en organisant un mouvement de soutien au Général de Gaulle au sein de la Concession Française. Exilé à Hong Kong, il y poursuit la lutte au côté des forces britanniques et revient triomphalement à Shanghai à la fin de la guerre.

Fin 1939, les Japonais se sont emparés de la moitié de la Chine mais n’ont pas encore osé s’attaquer aux concessions étrangères. Six mois plus tard, en juin 1940, alors que l’armistice entre la France et l’Allemagne est signée, le Maréchal Pétain s’installe à la tête du gouvernement à Vichy et le Général de Gaulle à Londres. À Shanghai, Roland de Margerie est aux commandes de la concession Française, dans le rôle de Consul général. Malgré son amitié notoire avec le Général de Gaulle, il reste fidèle au gouvernement de Vichy — à qui il doit sa nomination à Shanghai —  tout comme d’ailleurs la majorité des Français de Shanghai de l’époque. Par convictions politiques, par crainte des représailles, par appât du gain, par respect pour le vétéran de Verdun,  quelle que soit la raison, la plupart se résignent et se rangent derrière le gouvernement du Maréchal Pétain.

Tous ? Non. Parmi les rares à afficher leurs opinions gaullistes, figure J.B.E. Roderick Égal. Ce négociant en vins et spiritueux, ancien combattant de la Grande Guerre, décoré de la légion d’honneur, bien connu sur la place de Shanghai, ne reste pas insensible à l’Appel du 18 Juin 1940, qui est entendu jusqu’en Chine. Peu après l’Appel du Général de Gaulle, il réunit chez lui des pro-gaullistes, avec qui il fonde, en août 1940, une association de soutien au Général, « France Quand Même ». L’association publie un bulletin hebdomadaire dont Egal est le principal rédacteur. Infatigable, Égal anime également depuis la concession internationale où il a du se réfugier, des bulletins de radio, dont le bulletin quotidien  « France Toujours », et le bulletin hebdomadaire  « Vive la France » au cours desquels il tente de rallier des volontaires à la cause du Général de Gaulle.

De nombreux volontaires répondent à son appel, parmi lesquels quelques notables tels que Robert Jobez, l’un des responsables de la police municipale de la Concession Française de Shanghai ainsi que plusieurs policiers qui rejoignent les rangs des armées alliées. Égal n’hésitera pas à engager ses propres fonds pour assurer la logistique et financer leur départ.

Il fait partie des nombreux représentants du négoce français à Shanghai, et son entreprise Égal & Compagnie, spécialisée dans l’importation de vins et d’alcools français, ainsi que de spécialités de produits de son sud-ouest natal, est florissante. Il est également représentant  de l’Oréal et des Grands Magasins du Louvre ainsi que propriétaire des Grands magasins de Paris-Shanghai, négoce de tissus pour hommes et femmes. Ses magasins ont pignon sur rue au 709 et au 447 de l’avenue Joffre, une des grandes artères commerciales de Shanghai.

Égal est marié à Marguerite Angelé, qu’il a épousée à Shanghai en février 1922. Originaire d’une famille d’agriculteurs du sud-ouest, partie à 20 ans avec pour seul bagage son brevet des écoles, elle enseigne l’anglais au collège français.

Ce n’est pourtant pas ces activités de propagande et de résistance qui vaudront à Égal d’être arrêté et emprisonné, mais une toute autre affaire, qui fera la une des journaux à l’époque. Au printemps 1941, la cannonière française, le Francis Garnier, est amarrée à Shanghai. La foi en faveur du Général de Gaulle des officiers et des matelots est ébranlée par la bataille, le l3 juillet 1940, de Mers el-Kébir, (dans le golfe d’Oran en Algérie), au cours de laquelle la marine britannique, inquiète du fait que la France soit passée dans le camp de l’Allemagne, coule la flotte de la marine française, faisant périr 1 380 marins. Le ralliement de l’Amiral Muselier, détesté de nombreux officiers de marine, au Général de Gaulle anéantit un peu plus la loyauté du Francis Garnier envers le Général. Mais la goutte qui fera déborder le vase cependant, est la désertion, soi-disant sous l’influence d’Égal, de plusieurs marins du bateau, désertions qui, si elles s’étaient poursuivies, auraient rendu le navire inutilisable.

Accusé « d’incitation à la désertion », une enquête confirme l’implication et la complicité du marchand de vin, qui se voit arrêté et déporté à Saigon où il restera emprisonné pendant quatre mois, à l’issue des quels il est condamné à six mois de prison avec sursis. Parmi ses chefs d’accusation, figure également le fait que ses activités « auraient empêché la création d’un front européen s’opposant à la pénétration japonaise ». Accusation qu’il réfute au cours de son procès et qui d’après un article publié dans Le Courrier de Chine, « est rayé au crayon » sans autre forme de procédure. À son retour à Shanghai en 1945, Égal dit  avoir été emprisonné avec des prisonniers de droit commun, mais surtout il ne mâche pas ses mots pour réprouver la manière dont son jugement fut mené et pour condamner ses juges qu’il n’hésite pas à accuser de « manque de conviction et de lâcheté ».

Cet épisode le prive de sa nationalité française qui lui est retirée ainsi que de tous ses biens qui lui sont confisqués, mais ne le désarme pas pour autant et renforce au contraire sa résistance et son patriotisme. « Quand on a acquis la certitude absolue qu’on est dans le bon chemin ; quand on a une foi inébranlable dans la destinée de son pays et dans le chef qui l’incarne, on gagne assez de force pour supporter bien des avanies », dira-t-il.

Autour de son arrestation, plane cependant un doute qui le hantera et continuera à hanter ses descendants. Qui l’a trahi et dénoncé, ce jour fatidique d’avril ou il se rend incognito au 1363 de la rue Lafayette, dans l’appartement de l’immeuble Clément  qu’occupent son fils cadet et sa femme, dont il est séparé ?

Les soupçons se portent sur les autorités locales françaises. Des documents évoquent l’agacement de Roland de Margerie qui s’inquiète de l’ampleur des désertions du Francis Garnier et que le franc parler du fougueux gaulliste incommode. D’imposante stature, « grande gueule », ce natif du sud-ouest surnommé « le Tigre » en référence à Clémenceau, est connu pour son caractère trempé, et son entourage, y-compris les autorités britanniques, souhaiteraient de sa part plus de discrétion.  « Mon grand-père manquait sans doute de diplomatie », admet sa petite-fille, Véronique Égal, qui bien que ne l’ayant pas connu a recueilli différents témoignages de personnalités l’ayant fréquenté.

C’est pourtant un prodige de diplomatie qui permet la libération de Roderick Égal après tout de même quatre mois de détention au Vietnam, (Indochine). Son arrestation avait mis le feu aux poudres, autant au sein de la communauté française qu’auprès de la communauté internationale de Shanghai, au point que le Général de Gaulle en personne, aurait fait pression auprès de Roland de Margerie, pour qu’il œuvre à la libération d’Egal. Celle-ci aurait été négociée par le consul Anglais de Singapour, qui aurait obtenu la libération du prisonnier en échange d’un cargo de marchandise – d’après la légende il se serait agit d’opium. Ironie du sort, le gaulliste aurait donc involontairement contribué au ravitaillement de l’Indochine, fief de Vichy en Asie !

De retour à Shanghai après sa détention en Octobre 1941, il est accueilli chaleureusement par ses compagnons du mouvement de Libération qui ont poursuivi son action. Il n’en n’est pas moins considéré persona non grata dans la Concession Française et décide alors de rejoindre de Gaulle. Mais nous sommes en décembre 1941, à l’orée de l’attaque de Pearl Harbour. Il arrive à Hong Kong quelques jours avant et s’engage aux cotés des Anglais dans la lutte contre les Japonais.  Le 8 décembre, il défend, en vain, la centrale électrique de North Point. Une bataille épique qu’il décrit avec force détails et sans fausse modestie à son retour à la fin de la guerre. Il y aurait perdu plusieurs de ses camarades et aurait eu la vie sauve grâce à un commerçant chinois qui l’aurait abrité. Fait prisonnier par les japonais, il restera en captivité dans la colonie britannique occupée, du 20 décembre 1941 à octobre 1945. D’après ses dires, si les conditions dans les camps y sont difficiles, il n’y souffrira pas trop et y aurait même dispensé des cours d’œnologie. Roderick Égal est un dur à cuire et aura réussi à cacher sa véritable identité pendant toute sa captivité.

À son retour à Shanghai, via Kunming et Chongqing, en octobre 1945, le groupe France-Libre à la tête duquel René Pontet, directeur adjoint du Crédit Foncier d’Extrême Orient, lui a succédé pendant ses années de captivité, lui réserve un accueil ému et triomphal, comme l’atteste un article de presse dans Le Courrier de Chine du  21 octobre 1945. Une réception est donnée en son honneur au Cercle Français. La même année, il reçoit la Croix de Guerre, puis la médaille de la Résistance en avril 1946, et enfin il est fait officier de la Résistance en mai 1947.

Alors que la majorité des Français d’alors, y compris son épouse, est  rentrée en France, Égal est retourné s’établir à Hong Kong, où il installe ses activités commerciales. Là il entreprend des démarches afin d’obtenir, la récompense qui aurait couronné son engagement et sa bravoure, la seule en fait qu’il espérait vraiment : la Croix de la Libération, donnée en reconnaissance aux premiers compagnons du Général de Gaulle, et dont Roderick Égal, dans sa discrétion et son éloignement, n’aura pas été gratifié. Il est mort dans cette quête, comme en attestent ses dernières correspondances.

Chronologie

  • 6 mars 1892 : Naissance de Jean, Baptiste, Etienne Égal, à Montclar d’Agenais dans le Lot et Garonne (Egal adoptera au moment de la guerre, le prénom de Roderick)
  • 1920 : Arrivée à Shanghai
  • 10 février 1923 : Mariage à Shanghai avec Marguerite Angelé
  • 18 juin 1940 : Appel du 18-Juin
  • 22 juin 1940 : Réunion au cercle de la Police. Envoi le même jour d’un télégramme au gouvernement français à l’initiative de l’Association Amicale des Anciens combattants, protestant contre la capitulation, réclamant la continuation de la lutte, et confirmant le support des Français de Shanghai.
  • 20 juillet 1940 : Dans un télégramme adressé à Egal, le Général de Gaulle le nomme son représentant en Chine.
  • 7 août 1940 : Réunion au Cercle Sportif. Fonde l’association « France Quand Même »
  • 5 avril 1941 : Arrestation par deux officiers de marine et plusieurs marins du Francis Garnier sur lequel il est gardé à vue jusqu’à sa déportation
  • 13 avril 1941 : Déportation à Saigon où il sera détenu jusqu’au 23 août 1941
  • 5 décembre 1941 : Arrivée à Hong Kong
  • 7 décembre 1941 : Attaque de Pearl Harbour
  • 8 décembre 1941 : Début de l’attaque de Hong Kong par les Japonais
  • 20 décembre 1941 : Détention au camp de Sham Shui Po jusqu’au 23 avril 1942
  • 23 avril 1942 : Détention au camp de Argyle Street jusqu’en octobre 1945
  • Octobre 1945 : Retour à Shanghai
  • 29 décembre 1947 : Décès de Roderick Egal à l’Hôpital de Kowloon (St Theresa Hospital)

Sources

Cet article n’aurait pas pu être rédigé sans l’active collaboration de Paul French, historien, journaliste, écrivain à Shanghai et fervent admirateur de Roderick Egal ; de Véronique et Marion Egal, les petites-filles de Roderick Egal, qui ont accepté de partager leurs souvenirs, leurs documents et le fruit des recherches de Véronique sur leur grand-père ;  et sans la consultation des ouvrages et écrits suivant :

  • Les Français de Shanghai, 1849-1949, Guy Brossollet
  • Secret war in Shanghai, Bernard Wasserstein
  • War time in Shanghai, Wen Hsin-Yeh
  • Changhai des pas perdus. Vichy en Asie, Revue Sigila, Véronique Egal-Porret
  • Banquier, savant, artiste : présences françaises en Extrème-Orient au XXème Siècle, Flora Blanchon
  • Stateless in Shanghai, Liliane Willens
  • Le Courrier de Chine, Shanghai (Archives Biblioteca, Shanghai)
  • RéoCities Archives
  • Wikipedia