George Soulié de Morant, le « vieux chinois » qui rêvait de devenir médecin

De Histoire de Chine

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rédigé par Christine Leang

Précurseur de l’acupuncture, qu’il rapporta en France de ses années en Chine, George Soulié de Morant n’était pourtant pas un homme de sciences, comme il aspirait à l’être depuis son enfance. Consul, sinologue et écrivain, sa vie fut une succession de rencontres fortuites, dont il sut saisir l’importance décisive, pour le mener sur le chemin de la réalisation de son rêve, celui de devenir médecin... Récit d’une destinée exceptionnelle.

George Soulié

Né le 2 décembre 1878 à Paris, dernier d’une famille de quatre enfants, Georges Soulié, apprend le chinois alors qu’il est encore un jeune enfant. Dès lors, ce hasard d’enfance, chance particulière, oriente tout le cours de sa vie.

Georges Soulié a 8 ans lorsqu’il rencontre Judith Gautier (fille de Théophile), elle-même âgée de 35 ans. Il s’agit là de la première rencontre déterminante pour le jeune Georges. A cette époque, Judith participe activement à l’orientalisme, courant littéraire et artistique s’intéressant à l’Extrême-Orient et auquel appartient également Victor Hugo. Elle traduit notamment des écrits chinois en français, avec l’aide de Tin Tun Ling, lettré recueilli par son père. C’est lui qui initie le jeune Georges aux idéogrammes, mais aussi à la bienséance chinoise de l’époque. La sinisation du jeune homme va plus loin que cela : à la mort prématurée de son père, il sacrifie son désir de faire médecine, et choisit une carrière financière pour venir en aide à sa mère. Il réalise ainsi un acte, très chinois, de piété filiale, renonçant à un rêve de jeunesse qui, toutefois, restera en toile de fond tout au long de sa vie.

En 1901, alors secrétaire à la Compagnie Industrielle de Madagascar, il est envoyé en Chine pour son plurilinguisme. Quelques mois plus tard, il assume les fonctions d'interprète auprès de la Compagnie impériale du Chemin de fer Hankéou-Pékin. Au même moment, à la demande de Mgr Bermyn, alors évêque de Mongolie occidentale, il rédige à l'usage de ses missionnaires les Éléments de grammaire mongole. Georges Soulié, qui adopte dorénavant le nom de plume de George Soulié de Morant, signe ainsi son premier ouvrage, en même temps qu’il fait une nouvelle rencontre déterminante : Mgr Bermyn le présente à Mgr Favier, illustre évêque de Pékin, avec qui il se lie d’amitié.

Le ministère des Affaires Étrangères remarque ce brillant jeune homme, qui fait honneur à son pays en donnant une si bonne image de la France à Pékin. En 1903, George Soulié de Morant est nommé assesseur-remplaçant à la Cour mixte de justice de Shanghai, entrant ainsi dans la carrière diplomatique sans être passé par la voie classique des concours. Il a alors 25 ans, un âge suffisamment jeune pour être souligné. Trois ans plus tard, il est nommé consul délégué à Yunnan-fou (l’actuelle Kunming). Au cours de l’exercice de ces fonctions, il détermine la destinée de Sun Yat-sen, alors traqué par la police impériale, en lui accordant un visa qui lui permet de s’exiler.

En 1905, une épidémie de choléra sévit à Pékin et tue, en quelques heures, sous ses yeux, deux de ses domestiques chinois. A l’hôpital, Soulié de Morant, qui a toujours été passionné de médecine, découvre chez le Dr Yang  une méthode inédite, arrivant à de biens meilleurs résultats que tout autre traitement : l’acupuncture – qu’il orthographiera toujours acuponcture. Présenté par Mgr Favier, Soulié de Morant se fait apprécier par le Dr Yang grâce à son impressionnante connaissance du mandarin et à son respect de l’étiquette chinoise. Nouvelle rencontre déterminante. Le docteur chinois accepte alors d’enseigner au diplomate français les principes de l’acupuncture.

Le personnel du consulat (1909)

Son séjour en Chine, treize années en tout, entrecoupées de plusieurs congés en France et au Japon, pour soigner la dysenterie et le paludisme contractés lors de ses missions à Shanghai et à Yunnan-fou, se termine de manière définitive en 1918. A son plus grand regret, celui qui se qualifiait lui-même de « vieux chinois », n’obtiendra jamais sa réintégration pour cause de maladie chronique.

Consulat général de Changhai

À son retour en France, il devient ce que le Dr Choain[1] décrit comme « l’inverse de ce qu’il était, […] l’ambassadeur de la culture chinoise en France ». Soulié de Morant se consacre dans un premier temps à la rédaction de son œuvre de sinologue. Fin érudit et écrivain prolifique, il publie près de quarante ouvrages, dont la diversité témoigne de l’étendue de sa culture : La Province du Yunnan (1908),  Les Droits conventionnels des étrangers en Chine (1916), Florilège des poèmes Song (1923), Théâtre et musique modernes en Chine (1926), L'Épopée des Jésuites français en Chine (1928), Les Préceptes de Confucius (1929), Sciences occultes en Chine (1932), ou encore le roman Bijou-de-ceinture (1925), pour n’en citer que quelques-uns.

Si cette œuvre considérable reste largement méconnue, le Précis de la vraie acuponcture chinoise, ouvrage par lequel Soulié de Morant introduit cette pratique en France, vaudra à son auteur une telle renommée qu'il sera proposé, en 1950, pour le prix Nobel de physiologie. Aujourd’hui encore, c’est à cet homme qui rêvait de devenir médecin que la France et l’Europe doivent leur avance dans le domaine de la médecine chinoise traditionnelle.

Pourtant, c’est d’abord vainement que Soulié de Morant tente d’intéresser la communauté médicale française à cette nouvelle technique. Ces efforts ne lui valent qu’ironie et condescendance. Il a presque renoncé à trouver un médecin français ouvert à l’expérimentation, lorsqu’en 1927, il accompagne à la Bourboule sa fille de 13 ans qui doit y faire une cure. Il y fait la connaissance du Dr Paul Ferreyrolles, médecin thermaliste. Nouvelle rencontre décisive, nouveau revirement de carrière pour Soulié de Morant qui a alors 49 ans. A partir de ce moment-là, il consacre le reste de sa vie à l’acupuncture, enseignant la théorie à un groupe de chercheurs, mais également pratiquant, à l'hôpital Léopold-Bellan, Foch ou Bichat, où il implante des aiguilles, pose des moxas, et prends le pouls.

En 1953, un de ses élèves, l’un de ceux qui ont le plus bénéficié de son enseignement, lui intente un procès pour exercice illégal de la médecine. Jalousie ? Malveillance ? Le verdict rendu est un non-lieu, mais l’événement affecte fâcheusement la santé de Soulié de Morant. Face à l’hostilité des uns, d’autres lui accordent sympathie et reconnaissance. Ainsi, au mois de décembre de la même année, une médaille à son effigie, offerte par un groupe de 85 amis et confrères-médecins, remise des mains d'un représentant de la Chine, lui apporte un réconfort de courte de durée. En 1952, il est frappé d’une hémiplégie droite très invalidante. Soulié de Morant se met à écrire de la main gauche, porté par sa détermination et sa volonté de terminer la rédaction de l’Acuponcture chinoise. Il meurt le 10 mai 1955.  

Plaque commémorative

Après une carrière financière éclair, puis ayant été tour à tour sinologue, diplomate, historien, écrivain, essayiste, et enfin médecin traditionnel, George Soulié de Morant, personnalité autodidacte aux multiples facettes, est surtout un homme de talent. Il a su reconnaitre et saisir la chance qui se présentait à lui, à travers des rencontres déterminantes, au fil desquelles s’est dessiné son destin exceptionnel.

Notes

  1. Allocution du 2 décembre 1978 à Neuilly, à l’occasion de la pose de la plaque commémorative sur la maison de George Soulié de Morant, le jour anniversaire du centenaire de sa naissance.