Georges Bouillard et le Kin-Han – L’ingénieur ferroviaire sinologue

De Histoire de Chine

rédigé par Philippe Fourneraut (ECP 1988), ancien Président des Centraliens de Chine[1]

Georges Bouillard est décédé le 5 septembre 1930 à Pékin. Paul Pelliot, grand orientaliste et professeur au Collège de France, lui consacre une notice nécrologique dans sa revue T’oung Pao[2]. Quel fut le parcours de ce Centralien, dont la carrière a débuté dans les chemins de fer du Nord, pour figurer ainsi dans cette revue de sinologie ?

A propos des noms chinois : nous avons conservé la romanisation de l’époque en indiquant le pinyin entre parenthèses à la première occurrence.

Dessin de Louis Sabattier pour L’illustration

Né à Paris, le 18 octobre 1862 dans le quartier des Batignolles d’un père sculpteur, Georges Bouillard gardera paraît-il toute sa vie son accent de titi parisien. Le jeune Bouillard fait toute sa scolarité dans le quartier et obtient son bac au lycée Chaptal. Il entre au 116e rang du concours d’entrée à Centrale sur 241 admis. Il sort 52e de la promotion 1884 (10e sur 82 de sa spécialité Constructeur) avec 17 de moyenne en Travaux Publics et en Chemins de fer. Malgré ces résultats forts honorables, ne trouvant pas d’emploi à la sortie de l’école, il effectue une période militaire dans l’artillerie.

Des chemins de fer du Nord à Pékin

Le parcours de Georges Bouillard est ensuite difficile à suivre. Grâce néanmoins aux annuaires de la Société des Ingénieurs Civils de France[3], on retrouve sa trace en 1889 dans les chemins de fer du Nord. Il y occupera différentes fonctions : inspecteur d’exploitation à Hazebrouck (Nord) en 1892 puis à Beauvais (Oise) en 1893 et 94, il sera ensuite nommé en 1899 inspecteur adjoint à l’inspecteur principal de l’exploitation à Lille (Nord).

C’est donc comme spécialiste de l’exploitation qu’il est engagé par la Société d’Études des Chemins de Fer en Chine en septembre 1898, société franco-belge réunissant banques françaises et belges ainsi que les grands industriels du secteur des deux pays dont la Société des Batignolles. Il est nommé adjoint de Jean Jadot, l’ingénieur en chef belge de la ligne Pékin-Hankeou, également appelée Lu-Han puis Kin-Han. Cette ligne qui relie le nord au sud de la Chine était déjà en partie construite à partir des deux terminus, à savoir Hankeou[4] (Hankou) au sud et Lu-kou-ch’iao (Lugouqiao)[5] au sud-ouest de Pékin ; cette première phase fut réalisée sous la direction de l’ingénieur britannique Claude W. Kinder travaillant pour le compte du gouvernement impérial. En arrivant, Bouillard prend en charge le tronçon entre Lu-kou-ch’iao et Paoting[6] (Baoding) soit 145km.

La révolte des Boxers

Bouillard s’inclinant devant l’Impératrice Tseu-hsi sur fond du train spécial, lors du retour de Sian de celle-ci

À peine est-il arrivé que des tensions au sein de l’Empire chinois éclatent, d’abord au Shandong puis dans tout le nord du pays avant de gagner, mais dans une moindre mesure, l’ensemble du territoire. Les Boxers, nom donné par les Occidentaux aux insurgés, s’attaquent aux symboles de « l’occupation étrangère », les missions chrétiennes qu’elles soient protestantes ou catholiques, les convertis chinois, mais aussi les lignes de chemins de fer.

Les Boxers, soutenus par une partie des troupes impériales, assiègent alors pendant 55 jours le quartier des Légations ainsi que les églises catholiques (dont le Pei-tang) où sont réfugiés des missionnaires, religieuses et chrétiens indigènes. Les Boxers s’en prennent au Lu-han, brûlent les installations et dispersent le matériel. Contraint de quitter la station de Tchang-Hsin-Tien (Zhangxindian ?), Bouillard regagne la légation française à Pékin avec une partie de son personnel. Le reste de l’équipe, obligé de quitter Paoting, traverse le pays dans un climat de grande hostilité pour rejoindre Tientsin (Tianjin). Un trajet au cours duquel deux hommes perdent la vie.

Bouillard, volontaire pour la défense, s’illustre alors comme combattant. Sa connaissance de l’artillerie lui permet aussi de renseigner les assiégés sur les pièces utilisées par les rebelles et leurs alliés militaires. Des faits d’armes qui lui vaudront d’être décoré de la Légion d’Honneur.

Bouilard (1er rang, 4e en partant de la droite) parmi les défenseur de la Légation de France

Le corps expéditionnaire international prend les forts de Taku (Dagu) puis la ville de Tientsin, et se fraye un chemin vers Pékin où il entre le 14 août 1900, libérant les assiégés. L’Impératrice douairière Tseu-hi (Cixi) et sa cour s’enfuient vers Sian (Xi’an), l’ancienne capitale des Tang.

Les troupes étrangères, appuyées par l’armée chinoise, organisent le « nettoyage » du nord de la Chine. Les troupes du génie français assistent alors les ingénieurs français et les ouvriers chinois à rétablir les installations détruites mais aussi à construire le prolongement de la ligne de Lu-kou-ch’iao à Pékin. À Pékin même, les troupes du génie ouvrent la muraille pour atteindre une nouvelle gare située près de la Porte du Devant, Chien-Men (Qianmen) en face de la gare de la ligne « britannique » de Tientsin.

Le Kin-Han, colonne vertébrale du réseau chinois

En rouge, tracé du Kin-Han entre Pékin et Hankeou

La ligne Kin-Han traverse la grande plaine du nord de la Chine, sans réelles difficultés[7] autres que les franchissements de fleuves dont la largeur représente plusieurs fois celle du Rhin ou du Rhône. Le vrai défi technique est le pont à construire sur le fleuve Jaune (Huang He), fleuve impétueux et large, drainant des flots limoneux lors des crues printanières et dont la force est propre à renverser les ouvrages d’arts classiques.

Les travaux se font à partir des deux rives vers une île se trouvant au milieu du lit. Les voies s’élèvent progressivement sur un sol alluvionnaire pour enjamber les digues qui sont fortement surélevées par rapport à la plaine. Le pont rectiligne, long de 3030 mètres, est bâti sur une centaine de piles reposant sur des pieux de fontes vissés, atteignant plus de 12 mètres de profondeur. Un dispositif conçu pour résister à des conditions extrêmes. Ainsi, dans chacun des chenaux, nord et sud, les affouillements peuvent varier de plus de trois mètres selon les variations de courant et de débit.

Les travaux sont menés rondement et bénéficient de l’ouverture progressive de la ligne permettant d’acheminer les matériaux importés, que ce soient le bois venant de la côte ouest des États-Unis ou les rails et autres poutrelles métalliques provenant de France et de Belgique[8].

Ces fournitures franco-belges sont l’objet de disputes entre les deux pays, car si l’emprunt émis simultanément à Bruxelles et Paris est souscrit à 73 % par les Français – au lieu des 50 % pour chaque nation – les Belges fournissent plus de 50 % du matériel[9].

Exploitation et nationalisation

Dès le début, l’exploitation de la ligne s’avère très rentable. Plus des deux tiers des recettes proviennent du transport de fret. Les voies traversent en effet des régions productrices de céréales et de coton, des matières premières qui sont acheminées vers les ports fluviaux ou maritimes situés aux deux extrémités de la ligne. Ainsi de 1906 à 1908, les profits passent de 5,0 à 5,4 puis 6,4 millions de taëls, soit 66 % de taux de profit ; 80 % vont à la Compagnie impériale des chemins de fer et 20 % servent à rembourser le consortium franco-belge. Aussi le gouvernement chinois décide-t-il d’exercer son option de rachat après cinq ans d’exploitation franco-belge. Le 1er janvier 1909, la ligne devient chinoise et monsieur Prudhomme, qui a succédé à Jean Jadot, en reste l’ingénieur en chef pendant quelques mois seulement. Le 1er mai, la direction chinoise le remplace par Bouillard.

Fin 1910, le gouvernement offre à l’ingénieur centralien la direction de la construction de la ligne germano-britannique Tientsin-Pukou (sur la rive nord du Yangtsé face à Nankin) souhaitant ainsi régler les bisbilles entre les Allemands et les Anglais ; mais Bouillard, fort sagement, refuse.

En 1911, éclate dans le centre de la Chine une révolte face à la tentative de nationalisation de la voie Hankeou-Chengtu (Chengdu) ligne financée par les notables locaux. Très vite, les révolutionnaires de la Tongmenhui décident de profiter de l’opportunité pour porter un coup au pouvoir Mandchou. Le Vice-roi décide d’envoyer des renforts de Hankeou vers Chengtu ce qui précipite l’action des révolutionnaires locaux. Le soulèvement de Wuchang, ville sœur de Hankeou, sur la rive sud du Yangtsé, est déclenché en octobre 1911. Le pouvoir central envoie alors une armée de Pékin vers Hankeou en utilisant la voie de chemin de fer qui se révèle être un atout stratégique pour le gouvernement ; Bouillard s’active pour maintenir en fonction la circulation. Mais bientôt, le gouvernement impérial est renversé par une alliance entre les hommes de Sun Yat-sen et divers individualités opportunistes sorties de l’armée ou l’administration impériale.

La République est proclamée le 1er janvier 1912. Malgré son action en faveur du gouvernement Mandchou, Bouillard est maintenu en poste par la Compagnie des chemins de fer.

Cartographe, sinologue et esthète

Georges Bouillard est nommé ingénieur-conseil des chemins de fer pour le Kin-Han lorsque la direction de la ligne est reprise par un directeur chinois.

Quand la Première Guerre mondiale éclate, Bouillard a 52 ans. Il n’est pas mobilisable. Il reste donc à Pékin et continue ses activités. Une de celles-ci consiste à dessiner les cartes des abords de la ligne au 1/100 000e à la demande du gouvernement chinois. Cette tâche fut étendue à la ligne Pékin-Moukden et ne cessa qu’en 1927 lorsque le Ministère des communications cessa de lui fournir les moyens nécessaires.

Suite aux inondations de 1917, il réalise une étude de prévention pour le compte des chemins de fer. Il y recommande la reforestation et la création de bassins de stockage des eaux le long de la ligne.

En 1919, on le retrouve dans la délégation chinoise pour les négociations du traité de Versailles, comme conseiller pour les chemins de fer. Les nations victorieuses, auxquelles le Japon s’est allié dès 1914, accordent à ce dernier les colonies et possessions de l’Allemagne dans le Pacifique et celles de Chine, à savoir, la baie de Kiao-tchéou (Jiaozhou) et une bande de 15 km le long de la voie de chemin de fer de T’singtao (Qingdao) à Tsi-nan (Jinan). La Chine ayant fourni une main d’œuvre civile aux Britanniques et aux Français mais ayant maintenu une neutralité de façade jusqu’en 1917, les Japonais en ont profité pour occuper, avec le soutien anglais, les possessions du Shandong.

Cette même année, Bouillard publie une étude : « L’État actuel des chemins de fer chinois ».

Correspondant à Pékin de l’École Française d’Extrême-Orient et du Touring Club, il consacre aussi des études aux principaux monuments de Pékin dont les tombeaux impériaux T’sing et Ming et le Temple des Lamas ainsi qu’une série de guides de Pékin et ses environs[10]. Sa bibliographie est publiée dans la nécrologie de Paul Pelliot.

Georges Bouillard et son épouse au Temple des nuages verts (Biyun si), dans les collines parfumées) ; dessin de Louis Sabattier pour L’illustration

Ses guides sont illustrés de dessins et de plans qu’il réalise lui-même ; il se crée aussi une photothèque remarquable.

Dans ses activités, on peut aussi compter la présidence des Centraliens de Chine, qu’il assumera jusqu’à son décès. Communauté nombreuse du temps de la construction des chemins de fer, elle se réduit fortement à partir de 1910. Son successeur sera le R.P. Guérault S.J., professeur à l’Université l’Aurore de Shanghai jusqu’à son expulsion en 1950.

Postérité

Georges Bouillard décède le 5 septembre 1930 des suites de fièvres persistantes. Il est enterré au cimetière de Chalah (Zhanlan’er), concédé aux Jésuites au XVIIe siècle.

En 1932, ses archives seront léguées par son épouse cantonaise, Zhu Derong, à la Bibliothèque Nationale de Peiping (nom de Pékin lorsque la capitale fut transférée à Nankin), occupant une salle à son nom et comprenant « plus de deux mille livres, six mille cartes et plus, et une quinzaine de boîtes renfermant plus de 1900  photos et des notes manuscrites sur diverses études »[11].

Références

  1. paru dans la revue « Centraliens » no 562 de mars/avril 2017
  2. Dans le même numéro figure la nécrologie de Joseph Charignon (Centralien 1894, biographie sur le site de Centrale Histoire)
  3. Bouillard entre à la SICF en 1887. Les dates indiquées sont celles des annuaires ; elles reflètent le plus souvent la situation de l’année précédente
  4. Partie nord de la ville moderne de Wuhan, située sur le Yangtsé dans la province du Hubei
  5. Lugouqiao ou pont de Lugou est le fameux Pont Marco Polo où les Japonais fomenteront l’incident menant à la deuxième guerre mondiale en Asie
  6. Alors capitale de la province métropolitaine du Tcheli (Zhili), aujourd’hui Hebei
  7. seuls deux tunnels aux abords sud du Fleuve Jaune et à quelques kilomètres du terminus de Hankeou sont creusés
  8. Hormis les rails produits par l’aciérie de Hanyang ouverte par Zhang Zhidong, Vice-roi du Hu-Guang, et cédée à Sheng Xuanhuai en même temps que la direction des chemins de fer impériaux
  9. bénéficiant des incapacités françaises à fournir plus, les installations étant saturés par les nombreux projets, en France, en Europe et dans le monde. On notera toutefois que parmi les grands bénéficiaires belges figurent les oncles de Jean Jadot, Jean et Louis Cousin, chez qui il a débuté sa carrière
  10. Guides présents dans la bibliothèque de Centrale Histoire
  11. D’après La Politique de Pékin