Il était une fois... Lujiazui

De Histoire de Chine

Rédigé par David Maurizot

Lujiazui est notre Manhattan shanghaïen. Avec les amis et la famille de passage, on aime aller contempler cette impressionnante concentration de gratte-ciels depuis les luxueux bars du Bund pour y étaler toute notre science historique : « Regardez là-bas, c’est Pudong : il y a à peine 20 ans, il n’y avait rien. Ça n’était qu’un vaste no man’s land. Et voyez maintenant ce que c’est devenu en si peu de temps ! C’est extraordinaire ! »

On se pavane devant cette skyline moderne sortie de nulle part en quelques années, et, par procuration, on s’enorgueillit de faire partie de « cette Chine qui va si vite et où tout est possible. »

Mais le quartier Lujiazui avant sa modernisation n’était-il vraiment qu’un îlot de verdure ignoré ?

Pootung

Pootung

Au début du XIXème siècle, le territoire de Pudong (alors orthographié Pootung) était traversé de toutes parts par de petits canaux. Ses habitants, parlant un dialecte différent de celui de Shanghai-même, étaient répartis en de nombreux petits villages. Lujiazui était alors un banc sablonneux que quelques pêcheurs seulement habitaient.

Avec l’arrivée du commerce étranger en 1845, les choses changent cependant du tout au tout et Lujiazui connait son premier essor : alors que du côté du Bund s’élèvent les sièges des banques et des compagnies de commerce occidentales et japonaises, en parallèle de l’autre côté du Huangpu se construit : quais, chantiers navals, entrepôts, usines, et même… un cimetière. Lujiazui devient en réalité le pendant du Bund. Autant celui-là est luxueux et avenant, autant l’autre est « prolétaire » et le repère de bandits. La rivière, qui ne se franchit que par bateau, est la frontière entre ces deux mondes.

Lu Shen

La gueule de la famille Lu

A Shanghai, les noms de quartier sont souvent la combinaison du nom d’une famille illustre à qui l’on ajoute un élément décrivant le lieu. L’étymologie de 陆家嘴 Lujiazui en est un parfait exemple.

La famille qui avait élu domicile sur ce bord de rivière marécageux était celle d’un lettré et homme politique, nommé Lu Shen, de l’époque de la dynastie Ming (1368-1644). Après sa mort, son imposante tombe a tellement marqué les générations suivantes que les Shanghaïens prirent alors l’habitude d’attacher à ce lieu le nom de la « famille Lu » (陆家 « Lu Jia » en chinois).

Le caractère 嘴 « zui », quant à lui, signifie « gueule, bouche ». Selon la tradition orale, une monstrueuse bête à corne d’or peuple le quartier et en particulier la plage (boueuse) qui existait au bord du fleuve. Le monstre a à cette endroit-même sa gueule grande ouverte pour se désaltérer – faisant alors du caractère « bouche » l’élément décrivant ce lieu.

«La gueule où est la famille Lu», voilà Lujiazui !

Zone financière et commerciale

En 1990, alors que la région de Canton se développe à grande vitesse avec l’expérience réussie de Shenzhen, le gouvernement central décide de ré-ouvrir Shanghai. La Municipalité fait le choix d’élever un quartier d’affaires moderne en face de l’ancien Bund et fait alors appel aux meilleurs urbanistes mondiaux pour en tracer les plans. Les premiers travaux sont lancés dès 1991 avec la construction d’un tunnel routier et d’une tour de télévision moderne, financée par la ville : c’est la Perle de l’Orient.

Dans le périmètre de 1,7 km2 dédié à la « nouvelle zone financière et commerciale », les bulldozers rasent méthodiquement le quartier : près de 50 000 personnes vont être déplacés. Les vastes terrains déblayés laisseront la place à de la verdure pendant quelques mois à peine : juste le temps nécessaire pour que les parcelles soient vendues et que les travaux de construction commencent.

Le mythe de Lujiazui est né : du passé faisons table rase, du futur construisons les gratte-ciels !

La résidence de Chen Guichun

Résidence de Chen Guichun

Il reste un témoin solitaire de ce passé oublié : la résidence de Chen Guichun, située à l’extrémité sud du Parc de Lujiazui, juste en face de la Tour Jinmao. Chen Guichun était un riche marchand de Pudong, qui y fit construire cette vaste demeure à la fin de sa vie, entre les deux guerres. Mélange d’éléments d’architecture chinoise traditionnelle avec des concepts occidentaux, très typique de Shanghai, elle est l’unique structure originale du quartier à avoir été préservée.

Ouverte et gratuite, elle abrite un mémorial consacré à Wu Changshuo, un proche ami de Chen, peintre et calligraphe.