Il était une fois... le Peace Hotel

De Histoire de Chine

rédigé par David Maurizot

Adresse : Peace Hotel, 20 Nanjing Dong Lu (和平饭店,南京东路20号) – au croisement du Bund et de Nanjing Dong Lu

Victor Sassoon

Imaginez le Shanghai des années folles : un lieu où des empires se bâtissent, où l’on tente sa chance quand on a le goût du risque. Les rues grouillent d’hommes d’affaires venant du monde entier et de tous les coins de Chine, de travailleurs migrants provenant de toute la région, de marins de passage. L’air est pétri d’un mélange de fumée provenant des bateaux à vapeur et de cette odeur marine si caractéristique d’un grand port. Des rares voitures noires s’y faufilent à grands coups de klaxons à travers une marée de pousse-pousse, tandis que le « ding ding » d’un tramway qui tente d’avancer se fait entendre. Shanghai, cette immense métropole cosmopolite, est un monde en ébullition.

Victor Sassoon

C’est ici que le fondateur du Peace Hotel, Victor Sassoon, débarque. Il a déjà plus de 40 ans et vient d’hériter de la fortune de son père et de son titre de « baronet », qui lui vaut le droit à l’appellation « Sir ». Car Sir Victor descend d’une grande famille juive établie à Bagdad depuis des générations, et qui avec la croissance de l’empire colonial britannique au XIXème siècle, avait élu domicile en Inde, à Bombay. La richesse de la famille (construite en partie sur le commerce d’opium) est telle qu’on les surnomme les « Rothschilds de l’Orient ».

Victor Sassoon arrive donc à Shanghai à la tête d’une fortune considérable. Cet homme, éduqué dans les meilleures écoles de l’establishment britannique – il est diplômé de Harrow et de Cambridge – va choisir de l’investir dans la construction d’un vaste empire immobilier. Probablement l’une des meilleures cartes à jouer dans cette mégalopole à la croissance démographique impressionnante.

Vue aérienne de Shanghai dans les années 1930, l’une des cinq plus grandes villes du monde à l’époque avec ses 3 millions d’habitants

L’empire shanghaïen de Sir Victor

Au sommet de sa gloire, on évalue à plus de 1.800 les propriétés de Victor Sassoon. 6 des 28 immeubles de Shanghai qui dépassent 10 étages (une prouesse rare à l’époque) lui appartiennent. Aucun bon coup ne lui échappe. La masse de ses investissements est telle qu’on l’accuse d’être à l’origine de l’inflation des prix shanghaïens. Car ses origines, légèrement éloignées de l’idéal-type des élites coloniales, et son caractère, jugé trop extravagant, n’étaient pas du goût de tout le monde – en particulier ses compatriotes britanniques.

Le Grosvenor House (aujourd’hui Jinjiang Hotel sur Maoming Lu), situé à côté du Cercle Sportif Français (aujourd’hui Garden Hotel), un des joyaux de l’empire Sassoon

Un personnage iconoclaste de la « haute »

De gauche à droite : Victor Sassoon, Reginald Gardiner (acteur britannique à succès dans les années 30) et Charles Chaplin

Sir Victor était empereur à sa façon : le monde de la fête, si présent dans ces folles années, était son terrain de jeu. Car ses passe-temps ne se limitaient pas à la photographie ou à prendre plaisir à voir ses chevaux remporter les grands derbys à l’hippodrome de Shanghai. Il se considérait également « roi de la nuit » et organisait les plus grandes parties de tout Shanghai. La réputation de ce grand séducteur et bon vivant était sans égale. Les stars mondiales de passage à Shanghai, alors nombreuses, vantaient la qualité de cet hôte qui partageait avec bienveillance les plaisirs de la vie.  

Le Cathay Hotel

En 1927, comme pour couronner son empire, il se lance dans la construction de sa plus belle pièce. Située sur le meilleur terrain imaginable : le Bund, au débouché de la plus importante artère commerciale de Shanghai, Nanking Road (aujourd’hui Nanjing Lu), il va y faire élever un hôtel au luxe sans pareil – avec à son sommet, son propre appartement. Le Cathay Hotel, ou Sassoon House, allait naître.

Le Cathay Hotel en construction en 1927

Dessiné par George Leopold Wilson de Palmer & Turner, l’un des cabinets d’architectes les plus renommés de Shanghai, le Cathay Hotel épouse le canon architectural le plus en vogue de l’époque : l’Art-déco. Aucune pompe classique avec des colonnes de style antique, comme on le faisait tant alors, juste de l’Art-déco dans toute la splendeur de ses lignes symétriques. On ne pouvait faire plus moderne. C’est ainsi, que petit à petit, cette audacieuse pyramide verte qui nous est si familière aujourd’hui, s’est dressée sur le Bund. Sublime. Unique. Sans rivale.

Le Cathay Hotel en construction, probablement en 1928

Dans les années 1930, l’hôtel a une telle réputation qu’il devient l’icône de Shanghai. Les chambres sont climatisées, équipées de téléphones individuels, et une série de suites de luxes, chacune avec un style particulier (la suite japonaise avec tatamis, la suite chinoise agrémentée de porcelaines de haute qualité, etc.) piquait la curiosité de ses riches hôtes.

La « suite indienne » dans les années 1930

Mais c’est surtout la salle de bal au huitième étage qui attirait tous les regards. En particulier son éclairage : entièrement équipée par des verres Lalique, produits spécialement en France, il donnait un éclat sans pareil à cette vaste salle dont le parquet était posé sur un système de ressorts – afin de pouvoir mieux voltiger au rythme endiablé du jazz alors à la mode !

« After the first glance… one almost loses interest in everything except the wonderful Lalique lighting, which is a riot of beauty », North China Herald lors de l’inauguration en 1929
Publicité des années 1930 vantant la modernité du Cathay Hotel

Sir Victor adorait d’ailleurs les soirées costumées, et un jour de 1933 il décida que le thème serait celui d’un naufrage maritime. Chacun se para de ses plus beaux atours, comme il était alors d’usage sur ces bateaux au long cours, mais la victoire fut attribuée… à un audacieux couple qui s’était partagé un simple rideau de bain. Un drame n’attend pas forcément qu’on soit tiré à quatre épingles !

Le Bund, vu du nord, dominé par le Cathay Hotel, dans les années 1930

Après Sassoon

Le clap de fin de la pièce jouée par Victor Sassoon eut lieu en 1941 : quelques mois avant Pearl Harbor, sentant probablement la tragédie qui allait se jouer, notre dandy quitta son navire shanghaïen. En 1949, il liquida ensuite toutes ses activités chinoises et s’établit à Nassau, aux Bahamas où il devint une personnalité de la vie locale. Il y mourut en 1961.

À Shanghai, son Cathay Hotel devint la propriété du groupe étatique Jinjiang et, en 1956, fut rebaptisé Peace Hotel. C’est également à cette époque que l’entrée sur le Bund fut condamnée. Toutefois, la prestance de l’ancienne Sassoon House était telle qu’il fut l’un des seuls hôtels à être autorisé à recevoir des étrangers.

Aujourd’hui : le Fairmont Peace Hotel

À partir des années 1990, l’hôtel subit un certain nombre de restaurations. La dernière, qui le rétablit dans toute sa grandeur, eut lieu en 2010 pour l’Exposition universelle quand l’hôtel devint le Fairmont Peace Hotel.

La décoration et les plafonds du restaurant situé au 9ème étage, par exemple, sont d’origine… et à couper le souffle. Un groupe de jazz à la moyenne d’âge de 82 ans, joue également à l’ « Old Jazz Band » situé au rez-de-chaussée : son histoire remonte aux années 1940… quand le Peace Hotel était encore la Sassoon House...

Zhou Wanrong, qui aura 101 ans cette année (2020), un des membres de l’Old Jazz Band


Sources :

  • Building Shanghai’s Dreamworld: Architects and Elite Ballroom Designs of the 1920s and 1930s, Andrew Field
  • Sir Victor Sassoon: Shanghai’s Playboy of the Eastern World, That’s Shanghai, Ned Kelly
  • Le journal en ligne de Katya Knyazeva (https://avezink.livejournal.com/)
  • Les secrets de Victor Sassoon, Didier Pujol
  • The Peace Hotel: Bund masterpiece still standing tall at 90, Jonathan Sharp

Sources photographiques :

  • China Press
  • Fairmont Peace Hotel
  • Getty Images
  • Southern Methodist University (Dallas)
  • Virtual Shanghai