L'International Saving Society

De Histoire de Chine

rédigé par Pierre

Pour commencer cette année 2021, la Société d'Histoire des Français de Chine est fière de publier le tout premier article historique issu des travaux de son comité des recherches. Ce comité est formé de passionnés qui partagent et échangent, de façon mensuelle, sur des sujets historiques de leur choix. Si vous souhaitez rejoindre une future réunion (en tant que simple auditeur ou en tant qu'intervenant) suivez l'onglet "Recherches Historiques" sur notre compte Wechat pour en savoir plus. En attendant la prochaine réunion, nous vous proposons une lecture fascinante concernant l'International Saving Society de René Fano et Jean Beudin, deux Français de Shanghai qui financèrent certaines merveilles Art Déco qui peuplent encore notre Shanghai d'aujourd'hui...

L’ancienne concession française est connue pour son architecture, qui comporte nombre de chef-d'œuvre Art Déco. Derrière cet héritage unique se trouve en particulier une entreprise, l’International Saving Society (ISS), également connue sous le nom de Société Internationale d'Épargne, créée en 1912 par les Français René Fano et Jean Beudin. Leur idée était de vendre des bons d'épargne avec une cotisation mensuelle à 12 yuans sur une durée de 15 ans, mais avec une particularité : un tirage au sort était organisé le 15 de chaque mois parmi les clients et l’heureux gagnant remportait l'équivalent de sa cotisation cumulée sur 15 ans. Pour les clients les plus modestes, des demi bons (6 yuans par mois) et des quarts de bons (3 yuans par mois) étaient également disponibles. Cette offre avait néanmoins une condition, l'épargnant ne pouvait arrêter ce contrat avant son expiration sous peine de perdre tout ou partie de son épargne selon un barème défini dans les conditions générales.

Le siège de l’ISS, 7 avenue Edouard VII

C’est ainsi que l’ISS devient au fil des années la plus grande entreprise de promotion immobilière de la concession française de Shanghai. 16 immeubles d’habitations, 873 maisons/shikumens et 189 emplacements commerciaux seront ainsi construits et exploités par l’ISS et la FONCIM. René Fano, qui entretemps fut nommé au Conseil Municipal de la Concession ainsi qu'à la tête du Cercle Sportif français, fait régulièrement appel au cabinet d’architectes Léonard et Veysseyre après une première collaboration réussie, avec la construction du nouveau Cercle sportif français en 1923.

Parmi les bâtiments les plus connus, nous pouvons citer la résidence le Gasgogne, la cité Bourgogne et l’immeuble Béarn, où s’installera le siège de l’ISS. L’ISS collabore ponctuellement avec d’autres architectes étrangers réputés à Shanghai, comme Laszlo Hudec (le Normandie) et René Minuti (le Picardie). Il devient ainsi le principal initiateur de l’architecture Art Déco à Shanghai, participant à faire de la ville une des capitales de ce style.

Par ailleurs, l’abondante liquidité accumulée par l’ISS lui permet aussi de souscrire régulièrement aux emprunts lancés par la Concession française de Shanghai. En 1929, le gouvernement chinois de Tchang Kaï-chek autorise l’ISS à opérer légalement sur le territoire chinois en dehors des concessions étrangères, en échange du prélèvement de taxes sur la vente des bons d'épargnes. En 1930, l’ISS est à son apogée et l’entreprise bénéficie d’une grande rentabilité. Signe de sa renommée et son attractivité, les résultats des tirages au sort mensuels sont affichés le lendemain sur plus de la moitié de la une du Journal de Shanghai.

La une du Journal de Shanghai du 16 avril 1930, avec les résultats du tirage au sort de la veille en première page de l'hebdomadaire

Cependant les difficultés s’accumulent par la suite. La crise de 1929 finit par affecter la rentabilité de l’entreprise au début des années 30. Un économiste chinois nommé Ma Yinchu publie en 1934 une série d'articles dans la presse chinoise, expliquant les méfaits de ce type d'épargne pour la population et le gouvernement de Nankin interdit à l’ISS d’opérer en territoire chinois. Heureusement, elle peut encore opérer dans les concessions étrangères grâce au privilège de l’extra-territoriliaté juridique. Enfin, des rumeurs se propagent sur l’insolvabilité de l’entreprise qui doit faire face au début du mois de juin 1935 à un « bank run ». Les petits porteurs, inquiets de perdre leur épargne en cas de faillite de l’ISS, réclament la restitution de leurs avoirs quitte à ne pas tout récupérer, conformément aux conditions écrites sur les bons d'épargne. Contrairement au démenti apporté par l’ISS dans le Journal de Shanghai du 5 juin 1935, ce moment est critique pour l’organisme qui doit alors compter sur le soutient de la banque HSBC.

La situation se complique d’autant plus par la suite que le dirigeant fondateur de l’ISS, René Fano, se voit diagnostiquer un cancer de la gorge. Il rentre se faire soigner en métropole au début de l’année 1936 et décède l’année suivante, le 8 mars 1937. Michael Speelman, qui est le partenaire de René Fano et Jean Beudin, le remplace à la tête de l’ISS. La reprise des hostilités entre la Chine et le Japon en 1937 précipite la chute des ventes des bons d'épargne. Ainsi il s’en vend en 1939 cinq fois moins qu’en 1934. L’ISS arrête finalement d'émettre des bons d'épargne en 1941 et se contente ensuite de gérer son immense parc immobilier. Néanmoins, la situation de l’entreprise est confuse, et finalement les dirigeants initient la liquidation de l’ISS en 1944, sans néanmoins aller jusqu'à sa dissolution. Une partie de ses actifs est vendue tandis, que les actionnaires reçoivent en échange de leurs actions de l’ISS de nouvelles actions de la FONCIM. En raison de sa grande valeur, l’immeuble Picardie est sorti de l’inventaire de l’ISS, pour constituer une nouvelle entreprise qui exploitera ce bâtiment.

À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le gouvernement français cherche à protéger les intérêts privés français à Shanghai. Pierre Fano, le fils ainé de René Fano, né à Shanghai en 1916 (mais vivant en France depuis 1926) y est ainsi envoyé en 1946 par le ministère des affaires étrangères, afin de reprendre le contrôle de l’ISS et de remplacer Michael Speelman, qui aspirait à prendre sa retraite après des années bien difficiles.

La prise de Shanghai par les troupes communistes en 1949 ne provoquera pas de grands changements dans l’exploitation de ce parc immobilier. Au contraire, la corruption est combattue et les cours de Justice donnent raison à l’ISS face aux locataires qui ne payent pas leur loyer. Cependant, les nouvelles autorités reviendront vers Pierre Fano afin d’analyser l’historique des sociétés depuis leur création. Cela aboutira à leur prise de contrôle par le service financier de la commission de contrôle militaire de Shanghai, avec l’intention annoncée de vendre les actifs, afin de rembourser les épargnants chinois qui ont perdu de l’argent avec les bons d'épargne de l’ISS. Pierre Fano quittera finalement Shanghai en 1955, et sera l’un des derniers Français à partir de la ville.

Les immeubles Normandie et Picardie


Sources :

  • Les français de Shanghai. Guy Brossollet, Ed. Belin, 1999
  • Article sur le site de l'Office of Shanghai Chronicles (en chinois) : http://www.shtong.gov.cn/Newsite/node2/node2245/node64514/node64520/node64543/node64551/userobject1ai58259.html
  • Documentaire de Zhou Bing pour CCTV (en Chinois, avec des passages en anglais et français) https://www.youtube.com/watch?v=IbTVH3EYnmA