L’histoire de la famille Kremer à Shanghai (1892-1946)

De Histoire de Chine

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mot d'introduction par Hélène Jourdan

Ma tante Eliane m’a remis en 1978 un petit livret d’une vingtaine de pages, illustré de quelques photographies intitulé « de Lorraine en Chine ». Sœur aînée de mon père Georges Jourdan, elle était alors âgée de 72 ans. Elle souhaitait transmettre un témoignage écrit sur l’histoire de l’installation de leurs grands-parents à Shanghaï en 1892-93, sur leur vie et celle de leurs enfants. Les derniers descendants de la famille Kremer ont quitté Shanghaï en 1946, à la fin de la seconde guerre mondiale, soit après une présence de plus d’un demi-siècle. Ce livret apporte un témoignage familial. Il couvre la première partie du séjour de cette famille à Shanghaï, de 1892 à 1913 environ, soit une vingtaine d’années. Le ton est sincère et souvent naïf. Certaines expressions ne seraient plus employées de nos jours mais les juger avec notre point de vue actuel serait absurde.

rédigé par Éliane Jourdan

De Lorraine en Chine

Jean-Baptiste Kremer, capitaine d'infanterie

À Willerwald, petit village de Lorraine, de l’arrondissement de Forbach (Moselle), naissait le 14 octobre 1836, Jean-Baptiste Kremer. Son père Jean, modeste fonctionnaire et sa mère Catherine Verniot étaient des gens fort simples. Hélas ils moururent jeunes laissant trois orphelins : Suzanne, Nicolas et Jean-Baptiste. Les enfants furent élevés, dit-on par une tante dure et sévère.

Le jeune Jean-Baptiste avait un rêve : devenir militaire et pour cela entrer à Saint-Cyr ; mais on ne le lui permit pas ; alors poursuivant son idée, il signa un engagement dans l’Armée.

Il fut vite remarqué de ses chefs et ayant obtenu des grades, il prépara le concours de l’Ecole spéciale de Saint Maixent, et enfin put réaliser son rêve de toujours : devenir officier.

Lieutenant, puis Capitaine dans l’infanterie de Marine, il fit des campagnes coloniales, dont le Tonkin, et puis ce fut la guerre de 1870, la défaite, l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, et justement de Metz et de son pays natal qu’il ne revit jamais.

Le capitaine Jean-Baptiste Kremer fut envoyé par son régiment en garnison à Brest.

Et, là ce fut le grand tournant de sa destinée, il rencontra et épousa une jeune Bretonne, Paula Marzin.

Il quitta l’armée et entra dans l’entreprise de son beau-père. Quelques années passèrent dans la grande maison de Saint Renan ; il y avait maintenant quatre enfants : l’aînée Marie, Paul, Pierre et Alice la cadette.

Le malheur s’abattit sur cette famille heureuse : le père Marzin mourut ; les affaires qui étaient prospères, périclitèrent ; l’entreprise fut mise en liquidation et toute la famille partit s’installer à Saint-Brieuc. Jean-Baptiste décida d’accepter un poste dans la construction du canal de Panama qui avait commencé en 1881 avec de Lesseps. Ce fut une longue et pénible séparation. Un dur climat, la maladie, une terrible fièvre jaune et le rapatriement après ce que l’on a appelé le scandale de Panama, l’arrêt des travaux et la ruine de milliers de gens.

Sa femme et leurs quatre enfants étaient restés à Saint-Brieuc. À son retour, il dut repartir à zéro et il le fera courageusement.

La Chine ou le grand tournant

Consul de France de Shanghai, M. Ratard, entouré de son personnel, du Grand-Père Kremer et de son fils ainé Paul

1892, la République française n’avait pas 20 ans ; elle bâtissait un Empire colonial pour se remettre de la défaite de 1870 et de la perte de deux belles provinces. En Asie, elle obtenait des territoires pour y installer des comptoirs et commercer avec ces pays lointains.

Ainsi la France obtint une Concession sur une assez vaste bande de terre au bord du Wang Po (dont une partie de ce qui devenait devenir la ville de Shanghaï à quelques kilomètres de l’estuaire du Yang Tsé Kiang). La Concession devait s’administrer elle-même, pourvoir à sa défense extérieure et organiser sa sécurité intérieure, donc avec des Détachements de l’Armée et sa propre police. Le Consul général faisant fonction de Préfet. On avait donc besoin de personnel et de fonctionnaires.

C’est ainsi que, bien loin de sa Lorraine natale, le premier des Kremer s’expatria en Chine avec sa famille.

Après la terrible expérience de Panama, Jean-Baptiste avait maintenant 56 ans ; une carrière brisée par sa démission de l’Armée et il lui fallait absolument faire vivre sa nombreuse famille.

Or, en ce temps-là, régnait en Chine la dernière Impératrice Douairière Tseu-Hi, sans scrupule, autoritaire, au milieu de la corruption générale, à Pékin. Dans les provinces, c’était l’anarchie la plus complète, la guerre civile perpétuelle, le peuple misérable ; dans les campagnes les bandits de grand chemin faisaient la loi.

Dans la Concession française, entourée de marécages ou régnaient en maître les moustiques vecteurs de paludisme et les amibes de dysenterie, au bord du Wang Poo limoneux, quelques Français s’organisaient. En peu d’années, la Concession devint une jolie ville, saine et moderne où vinrent se fixer des milliers, puis des centaines de milliers de Chinois. Hélas, les autorités chinoises étaient incapables d’assurer la moindre sécurité à leurs propres ressortissants ni aux étrangers, bien sûr. Il fallait donc créer une milice militaire, une police pour faire régner l’ordre dans la ville et en garder les frontières.

Aussi le Consul général de France demanda au Ministère des affaires étrangères de lui envoyer quelqu’un d’urgence, qui aurait les fonctions de Préfet de Police. Ce ne fut pas facile de trouver une personne qui voulût bien s’expatrier si loin au moins cinq ans. Notre grand-père avait des relations avec maints de ses anciens camarades dans l’Armée et au Ministère. Aussi, lorsque les Affaires étrangères alertèrent le Ministère de la Guerre au sujet d’un officier ou ancien officier susceptible d’accepter un tel poste, ses amis pensèrent à lui. C’était une chance unique de repartir pour une nouvelle carrière et sortir de la médiocrité où ils étaient tombés.

Ce fut évidemment un nouveau drame dans la famille : aller à l’autre bout du monde, au milieu de Ces chinois qu’on appelait « barbares ». Enfin, après bien des discussions, des larmes, il fut décidé que le père s’en irait seul, se rendre compte de la vie là-bas, du climat, des études possibles pour les enfants, etc. Le voyage durait 35 jours depuis Marseille, par un paquebot des Messageries maritimes. C’était un magnifique voyage. Les lettres mettaient bien sûr aussi longtemps pour parvenir de Chine en France et vice-versa.

De Bretagne, on resta donc longtemps sans nouvelles, mais lorsqu’elles arrivèrent, elles furent bonnes et très encourageantes. Il y avait des écoles : un couvent où les sœurs Auxiliatrices donnaient un bon enseignement primaire, en anglais et en français ; un collège de Maristes (Écoles chrétiennes), un très bon service hospitalier, avec médecins français, et sœurs de Charité de Saint-Paul, un beau logement assuré. La Concession avait déjà été assainie ; les rapports avec les autorités chinoises étaient bons et la collaboration avec les autres Concessions européennes excellentes. La vie était agréable, le climat supportable, malgré́ les deux mois humides et chauds de l’été. Il y avait déjà un nombre assez grand de Français, outre les missionnaires, l’armée, les fonctionnaires des différents services, des négociants d’import-export, beaucoup de « soyeux » de Lyon, donc des banques. Rien n’empêchait toute la famille de venir rejoindre leur père à Shanghaï. Un beau jour de 1893 elle quitta Saint-Brieuc pour aller s’embarquer à Marseille.

Shanghaï ou 12 années de bonheur

Les grands-parents Kremer à Shanghai 1900/1905

1893 fut donc une grande année pour la famille Kremer. Ce départ fit sensation à Saint-Brieuc. Au collège et au couvent que fréquentaient les enfants on fit des neuvaines pour eux et leurs parents qui s’en allaient là-bas, si loin, chez ces Chinois, des « affreux sauvages » sûrement.

Après 35 jours de voyage, des escales merveilleuses, au port de Shanghaï, déjà très important où aux paquebots et cargos se mêlaient les grandes jonques chinoise ; la famille fut réunie et commença une nouvelle vie. Pendant les 12 années qui suivirent, ce fut une vie heureuse. L’aisance retrouvée, la vie matérielle plus facile, un beau logement de fonction ; le père était heureux dans sa situation ; ce travail d’organisation et de commandement lui convenait parfaitement. Il assurait un poste officiel et honorifique en collaboration avec le Consul général, avec les autorités des autres Concessions européennes et du Gouvernement impérial chinois. Tous l’aimaient, ses supérieurs, comme ses subalternes. Grand-père était donc apprécié pour ses capacités, sa bonté et son honnêteté intransigeante. Dans ce pays où la concussion et le bak-chich (kumshow en chinois) étaient de règle, les fonctionnaires comme les autres étaient tentés chaque jour...

Donc, il fallait organiser cette nouvelle existence, penser à l’éducation des filles et des grands fils. Pour Marie, elle avait terminé ses études, venant venant de passer son Brevet supérieur en France, elle n’avait qu’à continuer ses leçons de piano et être la jeune fille de la maison. Alice, la petite n’avait que 12 ans ; elle irait suivre les cours chez les sœurs Auxiliatrices qui avaient une école, un orphelinat où elles recueillaient les petites filles métisses et chinoises abandonnées par leurs parents trop pauvres ou tout simplement parce qu’elles étaient des « filles ». Quant aux deux garçons, Pierre et Paul avaient environ 15 et 17 ans. À Shanghaï à cette époque, il n’y avait pas encore de collège ni d’université, comme il y en eut plus tard. Les parents décidèrent donc de les envoyer au Japon, à Kyoto, vieille capitale de ce pays où les Jésuites étaient installés depuis longtemps. Ce n’était pas tout près ; il fallait plusieurs jours de bateau pour aller jusqu’à Kobé ou Yokohama, puis rejoindre Kyoto.

Et ainsi plusieurs années passèrent. La Concession française devenait une ville propre, où l’on pouvait être assuré d’une certaine tranquillité et à l’abri des brigandages et des guerres civiles. La population chinoise venait y chercher refuge et s’y installer. Les Chinois formaient une grande partie des employés municipaux et de la Police municipale, des employés de commerce, etc... Naturellement, les rapports avec les Européens des autres Concessions étaient des plus cordiaux et amicaux. Des jeunes gens venaient de France pour les maisons d’import-export, les usines de soieries de Lyon ou de Turin. La vie continuait calmement pour la famille Kremer, tout allait bien.

On était donc en 1898. Les deux fils Paul et Pierre terminaient leurs études chez les Pères de Kyoto. Ils réussirent l’un et l’autre, leur concours à l’entrée, l’un dans la carrière consulaire, l’autre dans l’Administration des Douanes Impériales Chinoises, où ils gravirent les divers échelons avec succès pour arriver à la fin de leur vie à un grade élevé. Ils eurent donc beaucoup de satisfactions dans leur carrière malgré les avatars de leur vie privée, guerres, captivité etc... Marie, l’aînée de la famille, cette même année épousa Antoine Puthod, jeune Français arrivé de Lyon comme Inspecteur et Importateur de soie grège pour les manufactures et usines de tissage de Lyon. Alice, de 7 ans sa cadette, âgée de 17 ans en 1898, belle jeune fille brune et vive, retourna en France avec ses parents pour leur congé régulier après ce long séjour de cinq ans.

En cinq ans, beaucoup de choses s’étaient passées en France ; la fameuse « affaire » Dreyfus qui avait tant divisé les Français, les luttes anticléricales qui pointaient à l’horizon et toujours la hantise de l’Allemagne et le désir de venger un jour la défaite de 1870.

En Chine, le régime avançait lentement vers sa triste fin avec l’anarchie et la corruption. Deux ans plus tard éclatait la guerre des Boxers. La Concession française se maintenait avec prospérité ; les Français, les autres Européens et la population chinoise vivaient en bonne entente, sous le drapeau français.

Les quelques mois de congés passèrent sûrement bien vite, à revoir la Bretagne, la famille et les amis ; une visite à Paris pour les affaires de Grand-Père dans les divers ministères, et ce fut le retour, toujours par un paquebot des Messageries maritimes, le joli voyage et la réinstallation dans le vaste appartement de la Municipalité de la rue du Consulat.

La vie reprenait donc son cours, avec des joies et des peines. Les joies étaient la naissance de petits-enfants dans la famille Puthod et les satisfactions que donnaient les deux fils dans leur carrière. Pierre, dans divers ports de Chine et Paul, nommé jeune chancelier au Consulat de Shanghaï.

Alice notre mère, gaie, serviable et toujours gentille avec tous. La peine vint à plusieurs reprises, de l’état de santé de leur père, qui se rétablit une première fois et eut le bonheur de pouvoir assister au mariage de la petite Alice le 12 juin 1905, à l’âge de 24 ans, avec Paul Jourdan venu de Paris l’année précédente comme administrateur délégué d’une grande société. Le Grand-Père Kremer retomba malade bientôt et il mourut le 1er janvier 1906 à Shanghaï. Ce fut le premier de la famille à reposer en cette terre d’exil, mais qui lui avait été hospitalière et où il fut heureux pendant 12 ans. Grand-Mère fut évidemment dans un grand désarroi. Heureusement ses deux fils l’aiderent à surmonter ce malheur. Paul revint en France pour son congé et emmena sa mère réconfortée à la pensée de revoir ses filles, l’aînée Marie, à Lyon et Alice, la cadette à Paris.

Elle resta à Paris avec Paul et Alice Jourdan quelques semaines. En mars 1906, je venais au monde ; Éliane, leur première fille. Je fus la joie et la consolation de tous. L’année suivante, Grand-Mère s’en revint à Shanghaï avec la famille Jourdan, qui s’était agrandie d’une deuxième fille, ma soeur Simone.

Deux fils naquirent ensuite à Shanghaï, Raymond en 1909 et Edouard en 1910. Plus tard, en 1919, naquit Georges à Séoul en Corée du sud où Paul Jourdan occupa un emploi durant quelques années. Grand-Mère vécut heureuse, allant chez les uns ou les autres de ses enfants. Elle alla rejoindre son cher mari au cimetière français de Shanghaï en octobre 1913. Ainsi Jean-Baptiste Kremer de Lorraine et Paula Marzin de Bretagne, après une vie mouvementée, difficile et dure parfois, la terminèrent sur cette terre lointaine.

Si un jour, il vous arrivait, mes chers neveux et nièces, cousins et petits cousins, d’aller en cette Chine (qui n’est plus si lointaine), ayez une pensée reconnaissante pour ces grands–parents et arrières grands–parents. Ils ne vous ont pas laissé de château, ni de fortune mais un nom que vous pouvez être fiers de porter, un nom synonyme de droiture, d’honnêteté et d’honneur. Si ces voyages vous emmènent à Shanghaï, demandez si le vieux cimetière français de Pa-Sien-Jo existe toujours et allez vous recueillir sur leurs tombes. L’histoire que je viens de vous conter est donc un résumé des différents évènements survenus à vos proches aïeux, tels qu’ils m’ont été transmis par ma mère et que m’ont laissé mes souvenirs d’enfance.

Nice, 1978.