La Gazette de Changhai: (2) Charles de Montigny

De Histoire de Chine

rédigé par Charles Lagrange

Chers amis lecteurs,

La série d’articles historiques qui vont paraitre chaque mois sur le compte officiel de la Société d’Histoire des Français de Chine vous proposera une navigation dans le temps et vous guidera tout au long du tracé de la présence française à Shanghai, épopée à la fois merveilleuse et dramatique d’un destin commun entre Chinois et Français dans ce qui fut, de 1849 à 1943, la Concession française de Changhai.

Cette rubrique vous fera vivre les grands moments de celle-ci à travers une série de thèmes dont de nombreux endroits sont encore aujourd’hui de précieux témoignages. Puissent ces articles susciter votre intérêt pour cette ville et vous aider à découvrir son charme désuet qui la rend si unique.

Charles de Montigny et la création de la concession française de Changhai

Le 25 Janvier 1848, arrive à Changhai sur le vapeur anglais Caraibe en provenance de Singapour, Louis-Charles-Nicolas-Maximilien de Montigny, un homme de 42 ans, né à Hambourg le 4 Août 1805, fils de royaliste, ayant bourlingué jeune en Espagne et à la guerre d’indépendance de la Grèce et rangé depuis 1831 comme chargé des subsistances au Ministère de la Marine.

Il était à bord de la Sirène avec Monsieur de Lagrené lors des négociations du traité de Whampoa.

Le 20 Janvier 1847, le Moniteur publie sa nomination comme agent consulaire à Changhai, un des ports ouverts par le traité.

Un an après, il vient donc présenter ses lettres de créance au Taotai (gouverneur) de la ville chinoise de Changhai. Il y suit son collègue anglais, Georges Balfour qui s’était installé depuis plus de 4 ans et avait réussi à acheter des terrains le long du fleuve Whangpoo (Huangpu), entre le ruisseau du Yang-King-Pang (la Yan'an lu actuelle) et le Soochow creek (la rivière Suzhou).


Les descriptions du Changhai de l’époque faisaient état « d’un voile de deuil qui enveloppait la campagne et le fleuve, de plaines moroses et à demi noyées. Des berges boueuses et érodées, le courant ayant emporté depuis longtemps l’antique chemin de halage. Le port était un assemblage hétéroclite de pieux, plantés dans la boue, sur lesquels reposaient des madriers et des planches, seul salut pour les passagers qui débarquaient et voulaient éviter de patauger dans la vase… Dans ce paysage lugubre grouillaient des embarcations de toutes sortes : barques de pêches, sampans arrondis, « lorchas » à la coque portugaise et aux voiles chinoises, lourdes jonques ayant longé la côte de Chine pour venir y déverser leurs cargaisons de bois, de pierres, de fruits et légumes ou encore de soieries et cotonnades, et dont la décoration indiquait l’origine et la destination.

Après un méandre dans lequel se déversait la rivière Soochow aux eaux encore moins claires, apparaissaient les murailles de la vieille ville de Changhai. Un rempart de forme ovoïde de 5 kilomètres de long et de 8 mètres de haut, construit au milieu du seizième siècle en un temps record afin de protéger la ville des pirates japonais, garni de 24 petites tours de guet, percé de 6 portes et entouré d’un fossé rempli d’eau croupissante.

Dans les 2,2 kilomètres carrés qu’il délimitait, un enchevêtrement de masures en bois bordant des ruelles étroites, et un écheveau de petits canaux dont les eaux putrides se déversaient dans les douves de la muraille et où s’entassaient environ 100.000 habitants. Comme attraction touristique, il n’y avait que deux temples, l’un dédié à Confucius et construit au treizième siècle pendant la dynastie Song, et l’autre taoïste, plus tardif. Il y avait aussi le jardin Yu, construit du temps des Ming avec sa maison de thé trônant au milieu d’une pièce d’eau. Une église enfin, construite en 1640, réminiscence de la présence chrétienne des premiers jours en Chine, et dédiée à l’Immaculée Conception[1]».

Charles de Montigny – Premier Consul de France à Changhai

Le premier travail de Charles de Montigny est de se trouver une légitimité car si ce n’est une centaine d’Anglais, Américains, Scandinaves, Belges et Ibériques résidant de la vieille ville chinoise à ce qui allait devenir le Bund, point de Français à l’horizon...

Heureusement, il y a les religieux dont la présence datait de quelques années : les missionnaires qui vivaient dans une propriété où s’édifiera 10 ans après l’église Saint-Joseph (au 36, Sichuan lu actuelle) ; et surtout les Jésuites dans l’église et le domaine de Saint-Ignace de Zi-Ka-Wei (Xu Jia Hui) – créée en 1847.

Le républicain allait se faire le protecteur des catholiques... et ce jusqu'à l’apparition du premier commerçant français à Changhai, un nommé Dominique Rémi, horloger de son état, venant faire fortune dans l’import-export.

Charles de Montigny, impressionné par l’initiative anglaise, s’employe à négocier l’octroi d’une Concessionoù pourra s’établir ce premier commerçant français.

Les négociations sont très dures et très pénibles : le Taotai Lin Kouei, fort de son expérience avec Georges Balfour, est fort exigeant sur le prix du terrain.

De plus, les Américains et les Belges sont en compétition avec les Français pour se voir octroyer un bout de terrain.

Et pour corser l’affaire, le chargé d’affaire de France à Pékin, le baron Forth-Rouen, manque singulièrement d’enthousiasme pour affronter ses collègues étrangers sur ce dossier.

C’est donc contre forte partie que Charles de Montigny se bat pour appliquer l’article 22 du traité de Whampoa et octroyer à la France le premier terrain qui servira de base au développement de son commerce avec la Chine.

C’est le 6 Avril 1849 qu’est officiellement signée la charte de la Concession Française octroyant à la France, un terrain de 66 hectares compris entre la rivière Yang King Pang (Yan'an lu) au nord, le rempart de la vieille ville chinoise (le boulevard Renmin lu d’aujourd’hui) au sud, le Huangpu à l’est et Defense creek (Xizang lu actuelle) à l’ouest.

La concession était trois fois moins grande que le « Settlement » obtenu par son collègue britannique, mais ce n’est qu’un début car elle s’agrandira pendant les soixante années qui suivront.

Charles de Montigny qui loge alors comme encore beaucoup d’étrangers dans la vieille ville chinoise, s’installe avec son épouse et ses deux filles dans un baraquement loué 400 Dollars par an à l’évêque catholique Monseigneur Francois-Xavier Maresca, dans la propriété que les missionnaires avaient acheté sur ce qui allait devenir la rue General Montauban (Sichuan nan lu).

Le premier Consulat de France était né : « C’était petit...., mais j’y serai en France » écrit de Montigny.

Carte de la concession française – 1851

Charles de Montigny est un homme énergique, intègre et plein d’imagination.

Après avoir sécurisé l’existence même de la Consession française, le Consul va concentrer ses efforts sur l’oeuvre économique.

N’ayant ni le personnel ni les compétences pour décider entreprises françaises et clients chinois de commercer ensemble, il lui viendra l’idée géniale de faire appel aux religieux.

Il écrit aux 16 évêques catholiques répartis dans les 18 provinces de Chine, pour leur demander de mobiliser prêtres et chrétiens chinois afin de battre la campagne et récolter des échantillons de tout ce qui se vend, s’achète ou se consomme dans leurs diocèses.

Arrivent alors à Changhai de tout l’Empire, des produits les plus variés, des matières premières, des spécimens d’étoffes, des outils, des plantes, des animaux...

Tous ces produits, accompagnés de renseignements sur leurs prix et leurs qualités, sont expédiés en France par de Montigny.

Partent de Changhai étoffes du Zhejiang, soies, cires, et poils de chèvre de Mandchourie, huiles et vernis, tabac, chanvre, indigo, quincaillerie, arbres à suif, 200 oiseaux du Jiangsu,...

Les négociants anglais, dont les bateaux acheminent ces produits, n’en reviennent pas !

Dans la même logique, de Montigny distribue aux diocèses quantité d’échantillons de tissus français, afin de trouver en leurs terres des clients chinois intéressés.

D’un autre côté, afin de faciliter leur action d’évangélisation, de Montigny prend l’initiative de faire délivrer à tous les religieux un laissez-passer leur permettant de circuler dans toute la Chine sous la haute protection de la France. Son modèle sera utilisé jusqu'à la seconde guerre mondiale !

Quai de France 1868

Pour ses activités consulaires, Charles de Montigny voyage par monts et par vaux, presque chaque fois au péril de sa vie. Il a en effet ouvert le consulat de Ningbo où il se rend de nombreuses fois pour voler au secours des catholiques installés dans la région.

Par la voie de terre, il manque de se faire piétiner par un rassemblement de plusieurs centaines d’autochtones lors du retour d’une de ses visites au Taotai de Ningbo.

Par la voie maritime, les lorchas sur lesquelles il s’embarque avec son fidèle traducteur le comte Kleczkowski sont attaquées à de nombreuses reprises par les pirates.

Rien ne le décourage, et il va jusqu’à monter et diriger lui-même une expédition pour sauver l’équipage français d’une baleinière, retenu prisonnier en Corée.    

A Shanghai, il fait respecter les intérêts français en intervenant énergiquement chaque fois qu’ils sont menacés : il fait même mettre la canque au commercant le plus influent de la place qui avait détroussé son commis.

A côté de cela, il fait preuve de générosité envers les nécessiteux, les victimes des innondations, de famines ou des rebelles, et ce alors qu’il est lui-même la proie de terribles soucis financiers et souffre de crises d’asthme chroniques.

Son dynamisme et ses initiatives ne sont que très peu appréciés par Forth Rouen, ministre de France à Pékin et ce n’est qu’à l’arrivée de son successeur, Alphonse de Bourboulon, que seront enfin reconnues ses grandes qualités.

Charles de Montigny quittera une première fois Changhai en juin 1853 pour revenir 4 ans plus tard, années durant lesquelles de terribles événements secoueront la Concession.

Première « Custom House » (Douanes Maritimes chinoises) sur le Bund

L’Empire chinois affaibli par de nombreuses mutineries locales a fort à faire pour les mater. Mais, outre l’appétit grandissant des grandes puissances et leur présence de plus en plus envahissante, c’est une révolte menée par un illuminé qui va presque faire chanceler la dynastie Qing. C’est ce que nous verrons dans un prochain article. Restez branchés !

Références et notes :

  1. le batiment de l’église existe toujours et se trouve au fond d’une allée privée sur la Wutong lu et une photo de celle-ci est affichée dans le couloir entourant le téléscope de l’observatoire de She Shan)