La Gazette de Changhai: (8) Les premiers acteurs économiques

De Histoire de Chine
Révision datée du 27 janvier 2022 à 15:27 par Thierry (discussion | contributions) (Page créée avec « '''rédigé par Charles Lagrange''' ''Chers amis lecteurs,'' ''Cette série d’articles historiques qui paraît chaque mois sur le compte officiel de la Société d’Histoire des Français de Chine vous propose une navigation dans le temps et vous guide tout au long du tracé de la présence française à Shanghai, épopée à la fois merveilleuse et dramatique d’un destin commun entre Chinois et Français dans ce qui fut, de 1849 à 1943, '''la Concession fran... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)

rédigé par Charles Lagrange

Chers amis lecteurs,

Cette série d’articles historiques qui paraît chaque mois sur le compte officiel de la Société d’Histoire des Français de Chine vous propose une navigation dans le temps et vous guide tout au long du tracé de la présence française à Shanghai, épopée à la fois merveilleuse et dramatique d’un destin commun entre Chinois et Français dans ce qui fut, de 1849 à 1943, la Concession française de Changhai.

Cette rubrique vous fait vivre les grands moments de celle-ci à travers une série de thèmes dont de nombreux endroits sont encore aujourd’hui de précieux témoignages. Puissent ces articles susciter votre intérêt pour cette ville et vous aider à découvrir son charme désuet qui la rend si unique.

Les premiers acteurs économiques français et leurs intermédiaires

Les pionniers

Nous avons vu dans l’article précédent comment les intérêts des uns et des autres se trouvaient quelquefois antagonistes et l’effet que cela pouvait avoir sur l’harmonie des relations avec les autorités de tutelle.

Dans les premières années, seuls quelques commerçants français sont installés à Changhai. Le premier d’entre eux est Dominique Rémi, horloger de profession, mais dont l’activité principale est la vente des vins, des tissus et de tous les produits nécessaires à ravitailler les bateaux français. Il se lance également dans l’achat de soies. Six ans plus tard, il est rejoint par d’autres « soyeux » venant de la Drôme et du Bordelais comme les maisons Chartron, Brisson et Cie., Eymond et Henry, ainsi que la société Ulysse Pila qui sera active à Changhai jusqu’en 1950 !

Autour d’eux, des commerçants, des hôteliers, des horlogers-bijoutiers, des diamantaires, des cuisiniers, et de nombreux cherches-fortunes…

C’est en 1863 que vient s’installer sur le Bund la première agence d’une grande société française : les Messageries Maritimes.

La tâche première des commis des Messageries Maritimes est de trouver des passagers et du fret pour les navires faisant relâche à Changhai.

Pendant des décennies la compagnie exportera vers la région lyonnaise les précieuses soieries qui en ont fait la gloire.

Pour les passagers, les trajets vers Changhai passent par Saïgon où il faut changer de bateau. Dès l’ouverture du Canal de Suez en 1869, le trajet Marseille-Shanghai se fera en direct et ce, en moins de 5 semaines.

Premier immeuble des Messageries Maritmes en construction sur le Bund

En 1875 apparait à Changhai la grande Compagnie Olivier dont le but premier est d’acheter de la paille à chapeaux. La société avait été crée en 1847 par Augustin Müller, puis dirigée pendant 40 ans par son gendre Charles-Eugène Olivier. Elle deviendra le leader mondial du canotier, mais elle se diversifiera très vite dans le commerce du thé, le traitement des peaux, la distribution de produits français importés et l’immobilier. Elle restera active en Chine jusqu’en 1976 date à laquelle elle est reprise par la SCOA.

Les grandes banques

Le développement des échanges extérieurs a très vite amené le développement du crédit. Aux banques traditionnelles chinoises (les qianzuang), se sont très vite ajoutées les banques étrangères, surtout pour tout ce qui touchait au financement des transactions internationales, aux opérations de change et aux assurances.

Dès 1858 s’installe la Chartered Bank of India, Australia & China et en 1865 se crée la succursale de ce qui allait devenir la plus grande banque d’Asie : la Hong Kong and Shanghai Bank. Ces banques assurent aux Chinois aisés une exterritorialité les protégeant de toute exaction possible des autorités impériales.

Coincées entre les banques traditionnelles et la concurrence étrangère, les grandes banques chinoises n’apparaîtront que bien plus tard. La première d’entre elle, l’Imperial Bank of China naîtra en 1897, à l’initiative du mandarin Sheng Xuanhuai.

Premier immeuble de la Hong Kong & Shanghai Bank sur le Bund

Du côté français, le Comptoir d’Escompte de Paris – grande banque française – ouvre une succursale dès 1850. La faillite du siège en 1889 provoque la reprise de cette succursale par la Banque de l’Indochine, déjà présente en Inde, en Thailande et à Hong Kong et qui sera connue partout sous le vocable « the French bank ».

Agence du Comptoir d’escompte de Paris à Shanghai (archives BNP Paribas)

Cette banque est en compétition avec la Banque Russo-chinoise (devenue, après 1917, Banque Russo-Asiatique), installée sur le Bund, et dont les capitaux sont majoritairement français, et ce, jusqu'à la défaite des Russes face aux Japonais en 1905. Elle investira dans tous les grands projets industriels, notamment les chemins de fer, et elle émettra même ses propres billets au début du XXème siècle. Elle aura ses bureaux sur le Bund, et y construira en 1914 un très bel immeuble que l’on peut encore voir aujourd’hui (au 29 Zhongshan lu).

Immeuble de la Banque Russo-Asiatique sur le Bund (construit en 1914)

Le développement du crédit prend également appui sur le marché foncier. Au fil des années, les propriétaires étrangers achètent en effet des terrains pour y construire des immeubles locatifs. A coté des résidences patriciennes ou même à leur place, vont alors se dresser des rangées de maisons à un étage dont les alignements sont séparés par d’étroites allées : les « lilongs ».

Les flux et les reflux de réfugiés auront des effets importants sur la spéculation foncière et un terrain acheté 1000 Taels le Mu en 1880 en vaudra plus de 13.000 vingt ans plus tard, tandis que les dividendes payés par les compagnies immobilières oscilleront entre 7 et 14%….

En bref donc, une présence commerciale française discrète au début, mais dont les acteurs se multiplieront sans toutefois jamais atteindre le niveau de leurs consoeurs anglaises, américaines et japonaises.

La rivalité des Hongs et des guildes

Les grandes maisons de commerce étrangères (les « Hongs ») sont pour la plupart nées à Hong Kong et ont progressivement migré le centre de leurs activités vers le nord.

Leurs directeurs disposent d’une grande autonomie, de par la lenteur des communications avec le siège établi en Europe ou aux Etats-Unis.

Ils développent alors, en marge de leur activité habituelle d’import/export, d’autres opérations menées pour leur propre compte.

Cette diversification s’opère sur le territoire contrôlé par les guildes chinoises, groupements de commerçants d’une même région et/ou d’un même secteur d’activité.

Les premières guildes sont cantonaises, et seront suivies au fil du développement de la ville, par celles du Guangdong central, du Zhejiang – dont faisait partie la guilde de Ningbo – du Jiangsu et de l’Anhui.

Immeuble de la Guilde de Ningbo à Changhai

Afin de lutter contre la contrebande et l’évasion fiscale, les autorités investissent les guildes du pouvoir de prélever le « Likin », taxe commerciale frappant le transport des marchandises à l’intérieur du pays.

Le système devient très vite un fermage monopolistique dans chaque secteur de spécialisation des guildes, et ce ne sera qu’à la fin du XIXème siècle, sous la poussée des japonais et des allemands, que les réseaux de solidarité géographique, familiale et professionnelle perdront de leur puissance.

D’un coté donc les guildes qui contrôlent les circuits commerciaux entre Changhai et l’intérieur, et de l’autre les Hongs étrangères qui contrôlent l’import-export, et qui de plus ont des velléités à se diversifier.

De l’importance d’un intermédiaire

A coté des conflits d’intérêts, les Hongs et les guildes ont cependant d’étroites coopérations.

Et le ciment de celle-ci est le fait des « compradores », une caste d’intermédiaires, à l’origine simple commis ou intendants chargés des approvisionnements, mais qui deviendront vite des associés de première importance.

Les compradores, dont l’origine est Macao et dont les premiers à Changhai sont amenés de Canton, assurent les transactions financières du Hong.

Le compradore garantit l’honnêteté du personnel chinois placé sous ses ordres ainsi que celle des partenaires locaux ; négocie avec les banques locales (les quinzhuang), gère la trésorerie, vérifie les taux de change, la qualité des marchandises, bref est donc l’interface pluridisciplinaire entre les étrangers et les Chinois.

Toute transaction repose sur la parole et il est donc important d’engager des compradores de grande réputation et notoriété.

C’est parmi les marchands influents que vont se recruter les meilleurs d’entre eux.

Leur statut deviendra donc ambigu. Coté pile : salariés d’un Hong ; coté face : intermédiaires payés à la commission et marchands agissant pour leur propre compte.

Ce statut aura deux conséquences importantes :

La première est l’apparition de frais additionnels et de conflits d’intérêts ponctuels, qui ramènent le taux de profit des capitalistes étrangers à des niveaux à peine supérieurs à ceux d‘Europe.

Ceci ayant comme effet collatéral de tempérer l’enthousiasme des investisseurs potentiels et ce, malgré une période qui voit l’intensification des mouvements du capital international.

La seconde est le développement d’une caste de marchands de plus en plus familiers avec les pratiques commerciales étrangères et qui seront le ferment des futures générations d’industriels et de grands mercantis chinois.

Compradores lors d’un diner officiel

L’évolution vers le capitalisme moderne

Petit à petit les compradores prennent des participations dans les sociétés étrangères et des entreprises mixtes se développent, constituant par là-même le creuset de transfert de technologie, tant pour la production que pour la gestion.

L’exemption de Likin dont bénéficient les sociétés étrangères depuis le traité de Nankin, vont s’étendre aux sociétés mixtes, puis aux actionnaires et donc aux compradores eux-mêmes.

A tel point d’ailleurs que Robert Hart, superintendant des Douanes Chinoises, en dénonce les abus dès 1876.

Les compradores vont donc pouvoir contourner l’emprise des guildes et le système des laissez-passer délivrés par les sociétés étrangères à leurs partenaires va précipiter la fin de cette emprise dès 1890.

Enfin, les étrangers vont jusqu'à offrir à leurs obligés l’exterritorialité, voire même la citoyenneté, afin de les soustraire aux pressions de l’administration impériale.

Ces mesures de protection, couplées à l’enregistrement des sociétés par action auprès des tribunaux consulaires et l’introduction du principe de la « responsabilité limitée » seront de nature à pousser les Chinois à développer leurs investissements dans les concessions.

C’est donc grâce au système lui-même et la barrière qu’il présentait face aux contraintes, aux monopoles et aux exactions diverses que s’est développé à la fin du XIXème siècle le capitalisme chinois qui verra son apogée dès le début de la Première Guerre Mondiale.  

De corporatiste, avec comme fondement la confiance mais comme effet pervers les abus liés aux monopoles, le système évoluera donc lentement vers un tissu de relations commerciales structurées, supportées par un système légal fiable, et le tout avec l’appui logistique et financier des étrangers.

On peut dire donc que les compradores ont été sans conteste les géniteurs de l’économie chinoise moderne.

La mixité avait aussi ses failles et ses ratés. Nous verrons dans un prochain article comment les litiges étaient réglés à travers le système des « tribunaux mixtes »… Restez branchés….