La Gazette de Changhai : (9) Les tribunaux mixtes

De Histoire de Chine

rédigé par Charles Lagrange

Chers amis lecteurs,

Cette série d’articles historiques qui paraît chaque mois sur le compte officiel de la Société d’Histoire des Français de Chine vous propose une navigation dans le temps et vous guide tout au long du tracé de la présence française à Shanghai, épopée à la fois merveilleuse et dramatique d’un destin commun entre Chinois et Français dans ce qui fut, de 1849 à 1943, la Concession française de Changhai.

Cette rubrique vous fait vivre les grands moments de celle-ci à travers une série de thèmes dont de nombreux endroits sont encore aujourd’hui de précieux témoignages. Puissent ces articles susciter votre intérêt pour cette ville et vous aider à découvrir son charme désuet qui la rend si unique.

Les tribunaux mixtes : franchir un gouffre culturel pour gérer les conflits entre chinois et étrangers

Le concept de loi : une incompréhension séculaire

Pour les occidentaux, l’antithèse du chaos est l’ordre, géré et contrôlé par une conduite réglée par des codes rigides, universels et spécifiques.

Pour les Chinois de l’époque, à travers leurs croyances et leurs traditions, l’antithèse du chaos était l’harmonie. Celle-ci était un état naturel qui apparaît et perdure automatiquement dans un univers hiérarchisé et ce, pour autant que chaque partie de cet univers, si petite soit-elle, accomplisse ses devoirs en accord avec les nécessités de l’Etat dans lequel elle se trouve assignée par les autorités supérieures.

La différence entre l’état d’ordre et celui d’harmonie réside dans les moyens employés pour les maintenir.

Dans la société occidentale, les conflits sont réglés en mesurant les déviations de comportement par rapport à une série de codes rigides indépendants des parties en présence et ce, par un jugement d’une autorité également indépendante et libre de ses mouvements par rapport à tout contexte politique ou social.

La résolution des conflits passe par la prise en compte des droits et des devoirs de chaque partie : c’est le système de « jugement ».

Le système disciplinaire en Chine ancienne

Dans le système traditionnel chinois, les disputes et la rupture de l’harmonie sont corrigées par rapport aux personnalités en présence, aux exigences du moment, à l’environnement, et ce, avec l’intention de punir celui qui romp l’harmonie. Cette correction est exercée par une entité ayant autorité sur les deux parties et dont la seule priorité est de respecter la cohésion du groupe dans un cadre hiérarchique bien établi. Dans ce système, les autorités ont tendance à sanctionner le fauteur de trouble plus que le vrai coupable, car tout doit être fait entre les parties pour assurer l’harmonie et éviter de les importuner.

La résultante en est l’imposition des devoirs sans droits : c’est le système « disciplinaire » ou « parental ».

Marcel Granet a dit en 1934 : « La notion chinoise de l’Ordre exclut, sous tous ses aspects, l’idée de Loi ».   

Il y avait donc un gouffre culturel énorme à remplir pour assurer un semblant de justice dans un vivier où s’entremêlent occidentaux et chinois…..

Les tribunaux mixtes

Nous avons vu que lors de la Guerre des Taipings affluèrent à Changhai des milliers de réfugiés chinois dont la plupart restèrent après les troubles.

Les autorités des deux concessions se sont donc rapidement trouvées confrontées au problème du règlement des différents entres Chinois, ainsi qu’entre Chinois et étrangers, sachant que par traité, chaque contrevenant étranger était jugé par son consul de tutelle.

Dans la Concession Française, au début des années 1850, les contrevenants chinois étaient envoyés au Taotai pour être jugés et les cas entre chinois et étrangers étaient traités par le Consul de France dans ce qui deviendra la Cour Consulaire.

Après le traité de Tientsin en 1858, tous les cas sont jugés par une cour dans laquelle siége le Taotai de la ville chinoise et le Consul. Tout mandat d’arrêt d’un chinois dans le périmètre des concessions doit être contresigné par les Consuls.

Après la parution des Land Regulations et des Règlements Municipaux, les choses vont devenir plus aisées des deux cotés du Yang King Pang car les autorités consulaires peuvent s’appuyer sur des textes précis pour condamner les contrevenants. Cela permis de réduire la propension qu’ont les Chinois à recourir à des arrangements du type « squeeze » dont le but est de servir leurs intérêts politiques ou économiques plus que la justice.

Dès 1869 se crée sur les deux concessions et ce, avec l’assentiment du gouvernement impérial, ce qu’on a appelé les « tribunaux mixtes » ou siègent un représentant du Taotai, le « Magistrat de District » et des assesseurs européens.

La tâche de ces tribunaux est de concilier deux notions diamétralement opposées de la justice, et d’appliquer un certain nombre de règles et de codes, là où aucun texte de jurisprudence ni de code civil n’existe dans la société chinoise.

Le tribunal mixte de la Concession Française s’installera dans un immeuble abritant la cour consulaire, immeuble jouxtant le poste de police central, au sud de l’Hopital Sainte Marie (Ruijin Hospital), au coin de la rue Stanislas Chevalier (Jianguo lu) et de la route Massenet (Sinan lu).

Tribunal Mixte de la Concession française (photo de 1917)

La Cour Britannique siège en premier lieu au Consulat Britannique, sur le Bund, et ce, jusqu’en 1871. Un immeuble est alors construit derrière le Consulat. Il sera agrandit en 1913 et on peut toujours le voir aujourd’hui.

Cour suprême britannique dans l’enceinte du Consulat (aujourd’hui)

La tâche des assesseurs n’est pas simple : le système disciplinaire chinois ne garantit pas l’authenticité des preuves, applique des peines collectives, réfute la présomption d’innocence, se réserve le droit de revoir la peine en fonction des desiderata des autorités…, bref autant de sujets qui ne manquent pas de créer de temps à autre des frictions entre fonctionnaires chinois et étrangers…..

Cependant, le système fonctionne tant bien que mal car étant finalement un exemple permanent de compromis entre les deux cultures.

Jugement au tribunal mixte de la Concession française

Les tribunaux mixtes traitent des affaires de tous types et appliquent sans exception les lois (britannique pour l’un et française pour l’autre). Il y a eu des procès pour meurtre devant jurys, des cas de divorce, des disputes commerciales, des revendications de marque déposée, des applications d’habeas corpus, des cas de vols, etc.

Pour les Français, le recours à une procédure d’appel exigeait que le cas soit traité auprès des tribunaux d’Indochine. Tous les procès importants de la Cour Britannique sont rapportés dans le North China Daily News, son organe de presse officiel.

Jugement au tribunal mixte britannique

A la chute de l’empire en 1911, les municipalités reprennent le contrôle des tribunaux afin d’assurer les salaires aux employés et des conditions décentes aux détenus, toutes choses qui laissaient fort à désirer.

Dans les années 1920 auront lieu les négociations avec la Chine pour abolir les droits d’extraterritorialité sur son territoire. En 1930 et 1931, après que le Guomintang eut consolidé son contrôle sur la Chine, le Royaume-Uni acceptera un accord de principe renoncant à ses droits d’extraterritorialité, mais les événements de 1931 en Mandchourie et surtout l’invasion Japonaise de 1937 laisseront l’affaire sans suite.

La Cour Britannique cessera d’exercer le 8 décembre 1941 lorsque les troupes japonaises envahiront la Concession Internationale et 9 mois après, les juges et le personnel britannique de la Cour seront évacués vers le Royaume-Uni. Ce n’est finalement que le 11 janvier 1943 que le traité anglo-chinois scellera, après 78 ans, la fin des droits d’extraterritorialité.

Le tribunal mixte de la Concession française survira lui à l’invasion japonaise et ses activités cesseront à la rétrocession de la Concession aux autorités fantoches de Nankin, le 31 juillet 1943.

Voici donc comment l’administration s’assurait d’un traitement équitable entre Européens et Chinois. Nous verrons comment les deux communautés vivaient ensemble dans la Concession. Restez branchés…