La Mission du Tibet

De Histoire de Chine

rédigé par Constantin de Slizewicz

La Société d’Histoire des Français de Chine est heureuse de publier l'histoire d'une aventure oubliée : l’épopée de la mission catholique du Tibet. Inaugurée le 21 septembre 1854 quand le père Renou s’installe dans la vallée de Bonga où il fonde la mission, cette aventure apostolique va durer presque un siècle (1854-1952) durant laquelle vont se succéder plus de soixante missionnaires français et suisses. Malgré un climat totalement hostile, les missions réussissent à fleurir, principalement dans les vallées de la Saluen, du Haut-Mékong et du Yangtsé, sur ce territoire appelé les Marches Tibétaines.

Les pères missionnaires français, suisses et chinois devant l’église de Bahang, sur la vallée de la Saluen. De gauche à droite : Père Bonnemin (Français, MEP), Monsieur Chappelet (Suisse), père Melly (Suisse), père Goré (Français, MEP), père Ly (Chinois, Sichuan), père André (Français, MEP)

Tibet : mission impossible

L’épopée des Mission Catholique au Tibet commence en plein milieu du XIXème siècle, le 27 mars 1846 exactement. En observant la carte des églises du monde, le pape Grégoire XVI réalise que la croix n’a pas été plantée sur cette grosse tâche blanche qu’est le royaume tibétain. L’église catholique va alors confier l'évangélisation du Tibet à la congrégation des Missions Etrangères de Paris (MEP) pour plusieurs raisons. La plus évidente, c’est que les MEP avaient déjà la charge des provinces chinoises voisines du Tibet : le Sichuan et le Yunnan. L’implantation dans ces régions des missionnaires de la rue du Bac est profonde et solide, d’autant que leur principal effort, à la différence d’autres congrégations, est porté sur une adaptation aux us et coutumes du lieu. C’est donc de Chine que les prêtres se trouvent les mieux placés pour y tenter une infiltration.

Afin d'éviter les erreurs commises par certaines missions en Chine, qui avaient tendance à représenter la prédication catholique comme une marchandise étrangère ou comme un instrument de domination au service des puissances européennes, Rome souhaite que cette mission du Tibet puisse former à long terme un clergé local, capable à son tour d'évangéliser le Tibet. « C’est par voie d’enseignement, et non par la méthode de controverse, qu’on peut travailler efficacement à la conversion des infidèles », écrivait le père Huc.

Le fronton de l’église de Bahang sur la vallée de la Saluen. Elle existe toujours !

À cette époque, Monseigneur Pérocheau, évêque du Sichuan, ne veut pas entendre parler de cette mission tibétaine. Résident dans une province voisine, il sait mieux que tout autre, combien est démente l’ambition d’aller porter le Christ si haut. « Trop dangereux ces Tibétains, cette mission est une folie, une utopie irréalisable !» grogne-t-il dans sa barbe très fournie. Maintenant que la paix revient dans l’empire, il préfère garder ses hommes près des rizières : « Ici le travail ne manque pas !»

Le premier « lama du ciel d’Occident » envoyé pour créer cette mission tibétaine est le père Renou, un dissident en quelque sorte, qui n’a pas voulu entendre les conseils de Monseigneur Pérocheau. En 1847, têtu et trop zélé, comme le sont souvent les missionnaires, le père Renou part tout seul vers cette ceinture de précipices qui défend la citadelle lamaïste. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, le Tibet était déjà interdit aux étrangers et d’autant plus aux missionnaires.  Pour y pénétrer, le père Renou s’initie à l’art du déguisement et se fait passer pour un marchand chinois. Le stratagème fonctionne jusqu’à Tchamouto, à trente étapes à l'ouest de Kangding. Démasqué, il est poliment raccompagné jusqu'à Canton.

Comme Alexandra David-Néel, le père Renou a pour principe de ne « jamais accepter une défaite.» Mauvais perdant et plus tenace qu’un chien auquel on vient d’arracher un os, le père Renou reprend le chemin des aventures... et du Tibet. Au lieu de suivre à nouveau la route de Kangding, trop surveillée, il rentre incognito par le Yunnan. Remontant le Yangtsé, il se fait recevoir en qualité de marchand à la lamaserie de Dongzhulin, où le Bouddha vivant en personne lui donne des leçons de langue.

Saint Paul se faisait Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs, le père Renou veut se faire Tibétain avec les Tibétains. Ayant acquis les bases de la langue et la connaissance du pays qui l’entoure, il reprend son bâton de pèlerin. Afin ne pas donner l'éveil aux autorités, il évite les villes de Deqin et de Weixi, entre dans la vallée du Mékong, puis par le col du Latsa, il arrive dans une des vallées les plus sauvages et inexplorées du monde, celle de la Saluen. Il n'est plus qu'à quelques lieues de la frontière tibétaine, qu'il atteint le 21 septembre 1854. Quelques jours plus tard, il se fixe à Bonga, vallée perdue et abandonnée.

Seul, il fonde sa mission, convertit quelques autochtones, achète des terres, bâtit une église. Cependant, le soleil n’éclaire pas tous les jours de l’année de façon uniforme et, inévitablement, un vent d’aventure se lève bientôt sur sa mission. Quelques cupides et impitoyables lamas jalousent ce « sage venu d’Occident » qui commence à prendre de l’importance. En 1858, le père Renou se heurte soudain à une violente opposition, tant de la part de l'ancien propriétaire que de la lamaserie du Tsaralong. Fuyant l'orage, il se retire momentanément au sud de sa mission, en pays Loutse dans la petite station de Jionatong, qu’il avait fondée pour relier le poste de Bonga à la Chine. « Heureux celui qui donne tout, libre celui qui n’a rien », mais tout de même, la générosité missionnaire a des limites ! Le père Renou se voit dans l'obligation de saisir les tribunaux afin de récupérer les terres de sa mission qui ont été illégalement spoliées par la lamaserie.

Missionnaires français en voyage sur des mulets. Leurs pipes à tabac étaient devenues l’un des accessoires indispensables des missionnaires au Tibet

Le traité de Tianjin autorise les missionnaires français à prêcher sur la totalité du territoire chinois. En 1861, Mgr Thomine-Desmazures, pris d’une fougue apostolique, organise une expédition vers le Tibet. Son plan, totalement utopique et passionné, est de déménager son archevêché de Kangding à Lhassa. Pour s’engager dans des entreprises aussi aventureuses, il faut être en compagnie d’amis sûrs qui partagent le même désir de réussir, Mgr Thomine-Desmazures est accompagné du père Goutelle et du père Desgodins, un vétéran de la mission d’Inde.

En quittant la province du Sichuan, la troupe apostolique traverse des montagnes abruptes pour arriver à Batang, après six jours de marche. De là, il faut encore vingt étapes pour rejoindre le territoire tibétain. À Kiangka, il rencontre le père Renou occupé à défendre le procès de sa mission de Bonga. Les voyageurs passent trois mois en pourparlers pour obtenir l’autorisation de poursuivre leur voyage. Durant ce séjour, on ne compte plus les pipes. À Tchamouto, l’évêque et ses missionnaires apprennent que « défense a été faite de procurer chevaux, vivres et logements à tout étranger à Lhassa. » Deux mois de diplomatie ne parviennent pas à vaincre l’opposition. Mgr. Thomine-Desmazures, vieux et malade, prend le parti de rentrer en Chine, les pères Renou et Desgodins se remettent en route. Ils sont arrêtés deux jours plus tard et jugent plus prudent de revenir vers la mission de Bonga. « Durant les années suivantes, les ouvriers apostoliques moissonnent quelques épis dans leurs champs ingrats. »

En 1865, arrivent en renfort les pères Biet et Dubernard. Ils se rendent à Kiangka pour essayer d’élever une mission ; mais bien évidemment, la situation avec les lamas leur rend la vie insupportable. Impossible pour eux de trouver, où d’acheter des vivres, et les lamas décident de les expulser. Voici une note du père Dubernard, prise littéralement en courant. « Après trois heures de repos, la marche recommence, marche pénible où l’air vif brûle la poitrine de tout homme qui n’est pas tibétain… Le Père Biet nous donna de vives inquiétudes ; après une nuit de délire, il fut hors de danger... le Père Renou, décédé entre-temps, son corps est enterré à Kiangka. » La tombe du premier vétéran de la mission du Tibet repose-t-elle encore là-haut ? Ce père Renou fut un des pionniers de l’exploration de cette partie du Tibet et pourtant personne n’a encore rien écrit sur lui. Têtu, il a tout de même réussi à s’y installer pour l’éternité.

Monsieur Chappelet, Suisse, lors d’un passage sur un pont en tyrolienne

En octobre 1865, une révolte éclate dans le Tsaralong, la lamaserie décide d’en terminer pour de bon avec la mission de Bonga. Alertés, les chrétiens et les pères Biet et Durant fuient vers le Yunnan. Ils traversent la Saluen sur une tyrolienne – dans ce pays, les ponts n’existent pas. Lors de ce passage périlleux, on entend une déflagration, c’est un coup de fusil tiré par un des moines guerriers. La balle a fait mouche, le père Durant est grièvement blessé. Son corps tombe dans le fleuve et disparaît.

À Tchrana, quelques kilomètres au nord de Bonga, le père Desgodins, pour sauver ses fidèles d’une noyade imminente, consent à signer un écrit par lequel ils s’engagent à ne plus pénétrer dans le royaume du Tibet. Les pères Dubernard et Fage, accompagnés d’une quarantaine de baptisés, abandonnent le poste de Kiangka. Les lamas tentent même de les contraindre à emporter les restes du père Renou ! Durant ce repli général, les missions de Bonga et de Kiangka sont entièrement détruites par les moines. Le vert tendre des plaines défrichées par les missionnaires, quelques poutres fumantes et la tombe du père Renou, voilà tout ce qui reste de la présence chrétienne au Tibet.

Croix sur les marches tibétaines

Sur le parvis de l’église de Zhongde, les pères Goré, Bonnemin, André entourant le doyen de la Saluen, le Père Genestier

Après l'expulsion violente du Tibet et la mort infortunée du père Durant, l’affaire prend une ampleur diplomatique. Le ministre des Affaires étrangères de France, demande par courrier au supérieur des MEP, de ne plus envoyer de missionnaires au Tibet. Il se déclare en effet dans l'impossibilité de les protéger. Aux yeux de la diplomatie française, « cette Mission est une œuvre commencée avec plus de courage que de prudence et de réflexion. » Pékin fulmine. Pour éviter que l’histoire ne prenne des proportions démesurées, l'ambassadeur de France, ordonne l'expulsion des missionnaires. Le Tibet est véritablement devenu impénétrable, et Mgr. Chauveau, le nouvel évêque de Kangding fixe un autre objectif aux missionnaires. Sans pour autant renoncer à l'évangélisation des Tibétains, voici la stratégie qu’il confie à ces hommes à longues barbes :

« Il y a aux frontières du Tibet de vastes territoires compris entre le 27ème et 34ème parallèle de latitude nord et le 18ème et le 102ème parallèle de longitude est, qui sont de populations tibétaines et de religion lamaïque. Ces régions sont rattachées aux provinces du Sichuan et du Yunnan. Grands comme l'Angleterre et l'Ecosse réunies, ils sont, comme tout le Tibet, couverts de montagnes aux proportions démesurées, et sillonnés par les cours supérieurs des plus grands fleuves d'Asie. On les appelle les "marches tibétaines". Je vous ordonne de ne pas chercher à vous établir sur le territoire tibétain proprement dit, mais de vous fixer aussi solidement que possible dans les régions des marches. »

Sagement, les missionnaires obéissent aux ordres ; avec leurs catéchumènes, ils se replient. Chinoises géographiquement, elles sont pourtant culturellement sous influence tibétaine. Les missionnaires restent plongés dans le même univers, un pays coloré de lamaseries fourbes, de brigands épiques et de seigneurs superstitieux... Les voisins sont en majorité des tribus dangereuses et quasi inconnues. Des Tibétains, bien sûr ! Mais aussi des peuplades d’origines tibéto-birmanes tel les Lissou, minorité rebelle, alcoolique et esclavagiste, occupant montagnes et vallons de la Saluen, dans les vallées et les petits centres, des Naxi, peuple de commerçants et animistes et, en bordure avec la Birmanie et le Tibet, aux confins de la Saluen, des Loutse au cœur brave, totalement exploités par les autres ethnies qui les prennent en tenaille.

Durant un siècle, les pères se trouvèrent en première ligne, sur une frontière qui a toujours été mal définie, donc forcément contestée par les armes. Son tracé varia selon les périodes, les régimes, les invasions. Ici, des histoires de brigands, de rébellions, de guerres tribales, les missionnaires en avaient à revendre. Durant ces querelles, les missions marquèrent des points, en perdant des vies, mais gagnant des âmes.

Les marches tibétaines aujourd’hui : Le Yangtsé n’est encore que le « fleuve aux sables d’or » (Jinsha Jiang) © Thomas Goisqu

En 1865, sur la partie des marches yunnanaises, il n’existe que deux missions : une à Yerkalo et l’autre à Tsekou. Ces deux réduits sont composés de chrétiens que les pères ont réussi à sauver durant leur retraite forcée. Malgré ce repli en territoire non Tibétain, les missions sont attaquées de nombreuses fois. Les lamas qui ont chassé du Tibet les missionnaires catholiques se préparent déjà à les éloigner de la frontière.

« Sept ans plus tard tandis que le père Brieux se faisait massacrer, son confrère Giraudeau était lui aussi en pleine action, à soutenir un siège en règle, en compagnie d’un autre prêtre, le père Soulié, qui s’en tira lui, mais qui devait être moins chanceux vingt ans plus tard. » En 1873, la seconde ligne des postes missionnaires est détruite. Ce n’est qu’après l’intervention des forces impériales que les missionnaires peuvent retrouver leurs missions. En 1877, elles comptent environ cinq cents chrétiens. En 1884, plus en sûreté, mais éloignés du Tibet, sont créés les postes de Xiao Weixi et de Weixi.

La cause principale du comportement farouche des lamaseries vis-à-vis des missions est plus politique que religieuse. Les missionnaires, que Lhassa associe à l’impérialisme anglais sur les royaumes himalayens, deviennent des cibles privilégiées. « Lorsque les Anglais chassent du Sikkim les troupes tibétaines, en représailles, les autorités de Lhassa donnent ordre aux lamas de la frontière de se débarrasser des missionnaires. En 1887, une deuxième fois les postes de la frontière sont renversés. À cette époque, les missionnaires chrétiens devinrent aux yeux des Tibétains des diables indésirables. À certains endroits, la peur qu’ils éprouvèrent d’eux devint presque pathologique. Cette même année, ils attaquèrent les missions françaises de la frontière sino-tibétaine. Détruisant entièrement les bâtiments, massacrant les convertis et forçant les prêtres à un nouvel exil. Le zèle évangélique des missionnaires ne fut nullement refroidi par un épisode de ce genre, qui coûta la vie à certains d’entre eux. »

Ces jacqueries, révoltes et persécutions sont alors presque une routine dans la vie d’un missionnaire du Tibet. En 1896, le prince d’Orléans en témoigne dans son récit : « Malgré les difficultés qu’ils rencontrent, les tracas qu’ils subissent, les persécutions dont ils sont souvent l’objet, les pères échelonnés le long du Mékong comme des sentinelles attendent toujours avec la même énergie, la même patience, la même foi qu’il leur soit permis d’entrer au Tibet et de travailler à le conquérir dans la religion chrétienne... Quel qu’il soit, le voyageur doit saluer avec respect ces soldats d’une idée, dont la vie est faite de désintéressement, d’abnégation et de persévérance. »

La paix retrouvée, le père Génestier fait une exploration vers la Saluen. À Bahang Lu, les habitants lui cèdent à bas prix un terrain. Il restera dans cette vallée trente-huit années. En fondant sa mission, il pacifie la vallée et rattache ce territoire à l’empire chinois. Pour lui montrer dans quelle estime il le tient, le vice-roi du Yunnan lui donne le titre de mandarin. En 1902, sur le Mékong, le père Dubernard installe une seconde mission à Batong ; à Xiao Weixi le père Tintet achève la construction de la chapelle. Tout va pour le mieux jusqu’en 1904. C’est alors que les Anglais, avec plus de deux mille hommes, entrent en force au Tibet et s’emparent de Lhassa. La Chine, devant le succès britannique, renforce ses positions dans le Tibet oriental, et ce aux dépens des roitelets tibétains et des monastères qui n’entendent pourtant pas se laisser faire. L’anarchie s’installe, le climat s’envenime et les lamas, qui ne peuvent lutter contre les armes modernes anglaises et chinoises, se vengent sur les plus faibles, c’est-à-dire les missionnaires et les convertis. Ainsi, les missionnaires font encore les frais de l’instabilité politique du Tibet : d’après Guibaut, « C’est d’abord le père Mussot, qui est fustigé et fusillé près de Batang. Puis le père Soulié – qui avait été assiégé autrefois avec Giraudeau – est massacré par la populace après quelques jours de captivité. À Yerkalo, plusieurs chrétiens sont tués et les tombes de la mission sont profanées ; le crâne d’un père Courroux devait être restitué plus tard par un enfant, après avoir pas mal roulé, au sens strict du terme. Le père Bourdonnec est criblé de flèches par les Lissou, puis achevé à coup de sabre. Un vieil homme de soixante-cinq ans, le père Dubernard, est décapité par un bourreau inexpérimenté qui s’y reprend à trois fois. » Zhao Erfeng, un Chinois délégué de l’empereur met fin au soulèvement. Il fait tomber les têtes avec un cynisme, une fierté cruelle et une frénésie dignes de Cromwell. Le soulèvement de 1905 se termine donc dans un égorgement général à la lumière de l’incendie.

De 1906 à 1911 le séminaire des MEP envoie dix prêtres en renfort pour soutenir les missions du Tibet. À partir de cette époque et jusqu’en 1952, les missions catholiques vivent dans une paix toute relative avec les lamaseries et autres églises locales, mise à part l’infréquentable mission de Yerkalo, qui jusqu’au départ des missionnaires subit des persécutions passagères. Les missions prospèrent, s’entourent de couvents, d’hospices, d’écoles où l’on enseigne le programme scolaire officiel chinois. Dans le Tibet yunnanais, si la paix règne, la famine et les épidémies déciment souvent les populations. Comme en Europe, 1919 est une année terrible : la peste, puis le typhus, font leur apparition ; des villages entiers sont atteints et de nombreux pères succombent. À ces difficultés, s’ajoutent une topographie et un climat impitoyable.

Le père André pesait un bon quintal. Cela ne l’empêcha pas de tracer des centaines de kilomètres de pistes muletières

À partir de 1931, l’œuvre apostolique des MEP est soutenue par des pères suisses de la communauté du Grand-Saint-Bernard. Ces rudes gaillards, spécialistes du ski, de l’escalade et du secours en montagne ne sont pas dépaysés en découvrant ces régions. Dès 1933, le Père André de Bahang Lu, avec l’aide des pères suisses, construit sur le col du Sila, à plus de quatre mille mètres d’altitude, des routes et des ponts afin de favoriser les échanges humains entre les vallées du Mékong et de la Saluen. « Prouver aux Tibétains que la ligne droite n’est pas toujours le plus court chemin d’un point à un autre », écrit le père Goré. Puis débute la construction d’un hospice sur le col du Latsa, afin d’accueillir les caravanes en transit entre les deux vallées. Les travaux sont ralentis par des conflits, des grèves puis par une rupture de contrat. Malgré ces vents contraires, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les missions récoltent enfin les fruits de tant d’années d’apostolat. Les premiers prêtres tibétains sont ordonnés, les élèves sont nombreux dans les écoles, les ordres venus de Lhassa sont respectés, la Longue Marche et les luttes internes en Chine n’ont pas fait trop de dégâts... On compte presque cinq mille convertis dans la totalité des missions des Marches tibétaines.

Cette Mission du Tibet était, selon la formule de père Dubernard une « Mission impossible ». Que peut bien faire une poignée de pères face à un gigantesque monastère habité par une nation de moines ? Le père Goré reste plus optimiste : « Dans l’état actuel, le peuple est à la lamaserie ce que l’agneau est au loup qui le dévore. Qu’on lui accorde enfin la liberté religieuse sacrée entre toutes, et le peuple tibétain, naturellement religieux, se convertira au christianisme. Et les lamaseries ? Mais les lamaseries sont loin d’être unies dans la haine du christianisme, pas plus qu’elles ne sont unies dans une foi et une doctrine communes. Bon nombre d’entre elles, les rouges surtout, vivent en bonne intelligence avec la Mission, et quelques-uns de leurs membres ont même brisé leur écuelle pour devenir chrétien. Quant aux lamaseries turbulentes, un mot de l’autorité suffirait pour les maintenir dans l’ordre. Au cours des invasions et des troubles de ces vingt-cinq ans, les ordres venus de Lhassa ont été respectés, les missionnaires et leurs chrétiens n’ont pas été spécialement inquiétés. »

Cette note est à peine écrite que l’indésirable mission de Yerkalo compte deux nouveaux martyrs, le père Nussbaum et, en 1949, le père Tornay, tués à coup de fusil et de sabre. Gagné par le même réalisme que Monseigneur Pérocheau, le père Tornay écrit peu avant sa mort : « Au pays des mille dieux, il n’y a pas de place pour la religion catholique. Gagnée par le scepticisme ou la haine, elle ne peut, comme le lamaïsme, revendiquer des origines asiatiques. »

Monsieur Chappelet, Suisse, lors d’un passage sur un pont en tyrolienne

L’élans de la propagation de la foi catholique au Tibet est coupés net par les communistes. Avec la proclamation de la république populaire en octobre 1949, les missionnaires croient un moment que cette « Chine nouvelle » apportera plus de stabilité, d’ordre et de paix dans le pays. Mais en 1951, Pékin donne l’ordre à tous les missionnaires étrangers de quitter la Chine. Les populations chrétiennes, mais aussi non chrétiennes, font tout ce qui est en leur pouvoir pour convaincre les soldats de Mao et les commissaires politiques : « Nos missionnaires n’ont aucun lien avec les gouvernements occidentaux et ne sont, en aucune façon, leurs agents ou leurs espions. Regardez, c’est eux qui ont construit nos ponts, nos routes, nos écoles et nos hôpitaux... » En vain… Les derniers missionnaires à quitter les marches tibétaines sont le père André, Monsieur Robert Chappelet et le père Emery. Les pères suisses et français rejoignent Hong Kong dans des conditions précaires. Entre 1951 et 1952, plus de cinquante-cinq milles prêtres et religieuses étrangers vivent ce même exode, et quittent à jamais la Chine.

En regardant fumer les restes de l’église Yerkalo, le père Goré s’interrogeait : « Je me demande avec anxiété si nos postes avancés de la frontière sino-tibétaine deviendront la plate-forme d’où s’élanceront les missionnaires de demain à l’évangélisation de l’Asie Centrale, ou bien si, quelques tertres écroulés témoigneront seuls, dans cinquante ans, que le message évangélique a été porté aux extrémités de la Chine, aux portes du Tibet ! »

À suivre en lisant Lieux de mémoire : Eglises et tombes de la mission catholique du Thibet.