Le 28 janvier 1924 Alexandra David-Néel pénètre à Lhassa

De Histoire de Chine

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rédigé par Béatrice (Roman-Amat) Joannis

Chanteuse lyrique, orientaliste, exploratrice, aventurière, anarchiste, féministe, écrivain, « jétsunema » (« dame-lama »)… Aucun substantif n’est suffisant pour définir Alexandra David-Néel, première occidentale à pénétrer à Lhassa, au coeur du Tibet interdit, le 28 janvier 1924. Elle a 55 ans.

Fugueuse dans l’âme

Née à Paris, dans un milieu bourgeois, et dotée d’un goût très précoce pour les fugues, elle étudie les philosophies orientales, fréquente des sociétés secrètes, notamment franc-maçonnes, et les milieux anarchistes, avant de débuter une carrière de cantatrice. En 1890, quand elle touche l’héritage providentiel d’une tante, elle profite de cette manne pour parcourir l’Inde de part en part pendant un an. Ce n’est pourtant qu’à l’âge de 43 ans, des années plus tard, qu’elle embarque pour le plus long voyage en Asie de son existence. Partie en disant à son mari qu’elle reviendrait dans 18 mois, elle ne remettra les pieds en Europe que 14 ans plus tard.

Pendant toutes ces années, elle arpente l’Inde, le monde chinois et le Tibet et s’immerge sans relâche dans les philosophies bouddhistes et hindouistes. De 1914 à 1916, elle vit en ermite dans une caverne, avec un « maître » qui l’initie aux enseignements les plus secrets du bouddhisme tibétain. L’épisode de son entrée dans Lhassa, ville sainte interdite aux Occidentaux, reste cependant la plus célèbre de ses aventures, racontée dans le livre : Voyage d’une Parisienne à Lhassa.

Quatre mois d’aventures rocambolesques

En 1923, lorsqu’Alexandra David-Néel entreprend un voyage vers Lhassa, elle n’en est pas à sa première tentative. Elle a déjà essayé quatre fois de pénétrer dans la zone fermée aux étrangers « aux yeux blancs » (les Occidentaux) du « Pays des Neiges ». Au-delà de sa fascination pour le Tibet, elle souhaite ainsi « attirer l’attention sur le phénomène, singulier à notre époque, de territoires devenant interdits ».

En effet, le Tibet n’a pas toujours été fermé aux Occidentaux. Des Jésuites et des Capucins s’installèrent à Lhassa au XVIIIe siècle et, en ce début du XXe siècle, Anglais et Chinois souhaitent tous deux faire entrer le Tibet dans leur zone d’influence. Solidement implantés en Inde, les Anglais entrent à Lhassa en 1904 et imposent au Tibet un traité qui ouvre le pays à leur commerce. La Chine réussit toutefois à faire reconnaître sa suzeraineté sur le Tibet. En 1911, les Tibétains profitent du soulèvement républicain qui renverse la dynastie mandchoue pour chasser de Lhassa la garnison chinoise, ce qui rend le Tibet indépendant de facto. Il interdit alors une partie de son territoire, dont la capitale, aux Occidentaux.

Dotée d’un esprit de contradiction certain, Alexandra David-Néel n’a de cesse d’y pénétrer. Arrivant du désert de Gobi en seule compagnie de son fils adoptif, le lama Yongden, elle se déguise en mendiante tibétaine. Pour cela, elle mêle des crins de yack à ses cheveux, se poudre avec un mélange de cendres et de cacao pour noircir sa peau et se cantonne à un humble mutisme, alors qu’elle parle couramment tibétain. Son déguisement ne manque pas de lui donner des sueurs froides quand ses doigts teints en noir déteignent dans la soupe ou le thé au beurre que lui offrent des paysans et qu’elle mélange avec ses doigts, en vraie mendiante.

Les deux voyageurs mendient leur nourriture, l’obtenant souvent en échange de prophéties que le savant lama révèle aux paysans et pèlerins croisés en route. L’accoutrement de l’exploratrice lui permet d’observer de tout près les moeurs des Tibétains. Dans les zones où elle craint d’être reconnue par les autorités tibétaines, elle voyage de nuit et dort le jour, cachée dans des fourrés.

Ne reculant devant aucun danger, Alexandra David-Néel choisit de traverser le pays des Popas, une peuplade farouche dont « beaucoup prétendaient (qu’ils) étaient cannibales » : « La route suivant les vallées se trouvaient indiquée sur plusieurs cartes ; au contraire, l’autre voie était complètement inexplorée. Évidemment, je devais choisir cette dernière », écrit-elle. Le pays Popa est justement en train de se soulever contre l’autorité de Lhassa, après avoir lapidé son émissaire venu lever des impôts. Les Popas s’avèrent finalement des mangeurs de tsampa (préparation à base de farine d’orge), comme les autres Tibétains, mais aussi de fieffés voleurs. Plus d’une fois, les deux voyageurs manquent de se faire tuer au coin d’un chemin.

Bloqués par la neige dans des solitudes glacées, ils sont contraints de manger le cuir de leurs bottes dans une soupe pour ne pas mourir de faim.

« La mystérieuse Rome du monde lamaïste »

Après avoir traversé plusieurs rivières accrochés à un câble et passés des cols à plus de 5000 mètres d’altitude, les prétendus chemineaux tibétains arrivent enfin à Lhassa. Ils ont alors quitté le Yunnan depuis quatre mois. Alexandra David-Néel écrit à son mari qu’elle arrive à Lhassa « réduite à l’état de squelette ». Elle peut néanmoins crier « Lha gyalo ! » (les dieux ont triomphé !) en contemplant le Potala, palais-forteresse du Dalaï-lama.

Comme prévu, elle parvient à Lhassa à temps pour se mêler aux festivités du Nouvel An tibétain, qui ressemble plus à un carnaval chamaniste qu’à de grandes manifestations de spiritualité.

L’exploratrice est toutefois habituée à la place centrale des démons dans les superstitions du bas peuple tibétain. Certes interdite aux Occidentaux, la ville qu’elle découvre n’est pas coupée du reste du monde : les soldats tibétains y défilent armés de fusils anglais et toutes sortes de babioles chinoises, indiennes et occidentales sont visibles sur les marchés, où sont installés des commerçants népalais et indiens. Yongden et sa « mère » mendiante y passent deux mois, avant de reprendre la route en direction de la Chine.

Débarrassée de son déguisement, Alexandra David-Néel se rend ensuite à Bombay, où elle accorde de nombreuses interviews sur son périple, puis embarque pour l’Europe. En mai 1924, elle est accueillie au Havre comme une vraie héroïne nationale et fait la une des journaux. Quatre ans plus tard, elle s’établit à Digne, près d’autres montagnes mais bien loin de ses chères Himalaya, des yacks et des démons tibétains.

Sources

www.herodote.net