Le chemin de fer du Yunnan (4)

De Histoire de Chine

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rédigé par Michel Nivelle

Lors de l’élaboration de son plan concernant le Chemin de fer du Yunnan, Paul Doumer avait laissé entrevoir des perspectives de trafic extrêmement prometteuses au consortium, insistant sur les richesses naturelles du pays sans montrer que l’intérêt stratégique de la liaison en constituait à ses yeux la principale raison d’être.

Pour ce qui concernait l’étain, l’optimisme du Gouvernement Général était réellement fondé. Le minerai extrait au Yunnan était traité sur place puis transformé sous forme de saumons, et il devait représenter la majorité du tonnage exporté par le Yunnan. Le prix de revient du charbon chinois, en revanche, rendu à Hanoï était bien supérieur à celui des charbons japonais et même australiens, ce qui coupa court à toute velléité d’exportation. L’extraction des autres minerais tel le cuivre avait été abandonné depuis longtemps. En substance, le Yunnan n’offrait qu’un modeste éventail des produits à l’exportation. Seul l’opium était susceptible de procurer un certain trafic.

La “Micheline” vue au déversoir du PK 410. Le décadrage permet d’apprécier le bon niveau d’entretien de la voie.

Exprimée en tonnes kilométriques, la densité du trafic marchandises restait très en-deçà des valeurs usuelles en Métropole, alors que cette activité représentait l’essentiel des recettes et des profits des compagnies ferroviaires. Le trafic était de plus très irrégulier, puisqu’il fléchissait pendant la mousson d’été, au cours de laquelle de multiples éboulements et inondations entravaient la circulation. En dépit de tous les handicaps, et abstraction faite des déficits des exercices 1932 à 1935, la ligne du Yunnan parvint à présenter des résultats financiers positifs jusqu’à ce que la guerre provoque le tronçonnement de son réseau.

La porte monumentale du Faubourg du Sud a Yunnan-Fou, symbole de la vocation touristique de la ville.

Au début de l’exploitation, la Compagnie des Chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan s’équipa d’un matériel en tous points conformes aux critères en usage à cette époque sur les lignes coloniales de grandes longueurs. La fréquence des trains était élevée dans les régions à forte densité, et se clairsemait au fur et à mesure que l’on progressait vers l’intérieur des terres. Le voyageur parti de Hanoi atteignait Lao-Kay après une première journée de voyage, agrémentée d’un arrêt-buffet de 2 heures à Yen-Bay. Le lendemain, il atteignait Kai-Yuen et ne parvenait à Yunnanfou qu’au terme du troisième jour. L’étape de Kai-Yuen était diversement appréciée des voyageurs européens : faute d’hôtel, il n’existait de choix qu’entre les caravansérails chinois de propreté plutôt douteuse et… l’hospitalité des cheminots français. Guy Lacam dans son livre, « Un banquier au Yunnan dans les années 1930 » nous donne d’ailleurs une description d’un caravansérail :

« Nous cherchons un hotel pour y passer la nuit. Epreuve difficile lorsqu’on ignore la signification des caractéres qui pendent ou s’étalent de toutes parts. Voici ce qui doit être un caravansérail. Une large porte ogivale ; une cour ou l’on voit chevaux, bœufs, dindons, canards, se mêlant et se disputant des restes d’aliments et des ordures les plus diverses dont Prévert n’aurait su faire l’inventaire. A droite un bâtiment de bois à trois étages…, à gauche des remises ou des écuries. Des murs blanchis à la chaux, en briques sur la façade, en planches grossières sur le couloir ; une fenêtre munie d’une feuille de papier translucide… Une table avec le minimum de faïence d’eau pour la toilette et une chaise percée trop rustique… Un bas-flanc de largeur raisonnable recouvert d’un sommier de lattes de bambou… Pour oreillers deux cubes de bois au contact adouçi par un revêtement de drap blanc amovible. Les punaises qui pullulaient dans les couvertures… la chandelle éteinte c’était une ruée, un déchaînement de ces insectes affamés, au surplus malodorants. Je les sens courir sur mon corps, dessous et dessus, voire sur mon visage. »

Au cours d’une d’halte sans doute imprévue.

Néanmoins, convaincue de l’attrait que pourrait exercer la fraicheur des hautes étendues du Yunnan sur les Européens minés par le climat débilitant des plaines indochinoises, la Compagnie tenta de développer le tourisme mais les temps de parcours restaient excessifs, tandis que la sécurité demeurait précaire et que le confort laissait à désirer. On comprend dans ces conditions qu’elle ait fait figure de précurseur en mettant en service sa première « Micheline » dès janvier 1935. L’automotrice assurait la correspondance de Lao-Kay. Désormais en quittant Hanoï à 20h30, le touriste atteignait Lao-Kay le lendemain à 5h45 pour en repartir à 6h05. La Micheline entrait en gare de Yunnanfou le même jour à 18h42. Sur le parcours chinois, la Micheline assurait un service hebdomadaire, mais son taux d’occupation végéta autour de 40%, d’une capacité qui n’excédait pas 15 places. La Compagnie persévéra cependant : en 1937, elle construisit un hôtel à Yunnanfou, l’hôtel du Lac, établissement ultramoderne, préservant des « chinoiseries » les clients désireux d’obtenir un gîte et un couvert « bien de chez nous ».

Embarquement pour Haïphong de la “Micheline” ZZAB-1 de la CIY, première représentante de la traction moderne sur rails d’Indochine.

En fait, face à la faiblesse des voyageurs touristiques, les populations locales assurèrent l’essentiel du trafic, mais leurs déplacements portaient généralement sur de courtes sections : on comprend que, dans la traversée de la vallée inhabitée du Namti, les trains n’aient jamais emmené qu’une poignée de voyageurs. De plus comme tant d’autres réseaux coloniaux, on se souciait fort peu du confort offert à la clientèle indigène des 3e et 4e classes, et il est vrai que la saleté repoussante de cette fraction du parc était essentiellement imputable aux comportements des Chinois, dont les notions d’hygiène à l’époque étaient plus que simplistes. Finalement, la clientèle européenne de la Compagnie était infime ne représentant que 1.6% d’un total de 4 millions de billets émis en 1925. La ligne était caractérisée par une prédominance des voyageurs sur les marchandises, et il fut de ce fait rapidement sensible à la concurrence des nouveaux modes de transport, et notamment les autocars chinois.

Au Yunnan, cependant où il n’existait que très peu de routes carrossables, le Rail conserva son monopole de fait jusqu’à la construction d’un aérodrome à Yunnanfou. La ligne connut donc une existence calme, voire routinière, au rythme somnolent de la Colonie. Il convient toutefois de souligner que l’entretien de la voie resta l’un des problèmes cruciaux de la Compagnie. Les éboulements y étaient incessants, et les remblais même renforcés étaient minés par les eaux. Certaines crues du fleuve Rouge dévastèrent des pans entiers de la plate-forme. Les trains continuaient à desservir, au ralenti, les voies submergées. La Compagnie fut donc contrainte d’appliquer des mesures draconiennes. Toute circulation nocturne fut interdite en Chine. La Compagnie craignait aussi bien les déraillements provoqués par les fréquents éboulements et les tremblements de terre, que les attaques des pirates. Elle multiplia aussi le nombre des équipes de surveillance. Ces quelques 2000 hommes étaient chargés de resserrer les boulons de crapauds ou d’éclisses. À la tombée du jour, chaque équipe, craignant bandits et fauves, s’empressait de regagner une gare pour s’y barricader.

En 1937, à la veille du conflit sino-japonais, aucun développement nouveau ne pouvait être entrevu, tout au moins dans la mesure où nul ne désirait engager des investissements massifs.

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