« Le cimetière des pères jésuites de Shanghai (disparu) » : différence entre les versions

De Histoire de Chine
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== Première mission jésuite ==
== Première mission jésuite ==
Bien loin de la caricature du missionnaire imperméable à la culture locale et venu avec arrogance imposer sa propre vision du Ciel, le jésuite Matteo Ricci réalise au XVII<sup>e</sup> siècle ses premières conversions à la cour impériale de Pékin par le biais d’une audacieuse inculturation. L’un des convertis est le mandarin Xu Guangqi qui se fera baptiser en 1603 : originaire de Shanghai, il va soutenir l’installation de missionnaires jésuites dans sa région natale (alors désignée par le terme Kiang-nan<ref>En pinyin Jiangnan (江南), aujourd’hui elle regrouperait les provinces du Jiangsu et de l’Anhui, ainsi que la Municipalité de Shanghai.</ref>).
Bien loin de la caricature du missionnaire imperméable à la culture locale et venu avec arrogance imposer sa propre vision du Ciel, le jésuite Matteo Ricci réalise au XVII<sup>e</sup> siècle ses premières conversions à la cour impériale de Pékin par le biais d’une audacieuse inculturation. L’un des convertis est le mandarin Xu Guangqi qui se fera baptiser en 1603 : originaire de Shanghai, il va soutenir l’installation de missionnaires jésuites dans sa région natale (alors désignée par le terme Kiang-nan<ref>En pinyin Jiangnan (江南), aujourd’hui elle regrouperait des régions situées au sud du bas-Yang-Tsé : le sud de la province du Jiangsu, le sud-est de l’Anhui, le nord du Jiangxi, le nord du Zhejiang, ainsi que la ville de Shanghai.</ref>).


En 1663 on y comptait ainsi plus de 40000 Chrétiens<ref>Joseph de la Servière, ''Histoire de la mission du Kiang-Nan'', Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 2.</ref>. Mais en 1724, suite à la « querelle des rites », l’Empereur abolit son édit de tolérance et interdit le christianisme en Chine. Dans le Kiang-nan, les jésuites sont expulsés ou exécutés en place publique, les Chrétiens chinois persécutés. La mission tombe « ''dans un abandon à peu près complet''<ref>Joseph de la Servière, ''Histoire de la mission du Kiang-Nan'', Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 2.</ref> ».
En 1663 on y comptait ainsi plus de 40000 Chrétiens<ref>Joseph de la Servière, ''Histoire de la mission du Kiang-Nan'', Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 2.</ref>. Mais en 1724, suite à la « querelle des rites », l’Empereur abolit son édit de tolérance et interdit le christianisme en Chine. Dans le Kiang-nan, les jésuites sont expulsés ou exécutés en place publique, les Chrétiens chinois persécutés. La mission tombe « ''dans un abandon à peu près complet''<ref>Joseph de la Servière, ''Histoire de la mission du Kiang-Nan'', Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 2.</ref> ».

Version du 26 mai 2023 à 02:14

rédigé par David Maurizot

Shanghai et sa région sont parsemés de nombreuses églises, parfois plus que centenaires. Perdues dans l’immensité urbaine, elles sont les vestiges d’un passé aujourd’hui oublié. Ici-bas, les semeurs de la foi chrétienne ont souvent été jésuites, souvent Français… Au cours des âges, leur dernière demeure en terre chinoise fut un paisible petit cimetière situé à quelques pas de l’ancienne porte méridionale de la vieille ville. Qu’en reste-t-il ?

Première mission jésuite

Bien loin de la caricature du missionnaire imperméable à la culture locale et venu avec arrogance imposer sa propre vision du Ciel, le jésuite Matteo Ricci réalise au XVIIe siècle ses premières conversions à la cour impériale de Pékin par le biais d’une audacieuse inculturation. L’un des convertis est le mandarin Xu Guangqi qui se fera baptiser en 1603 : originaire de Shanghai, il va soutenir l’installation de missionnaires jésuites dans sa région natale (alors désignée par le terme Kiang-nan[1]).

En 1663 on y comptait ainsi plus de 40000 Chrétiens[2]. Mais en 1724, suite à la « querelle des rites », l’Empereur abolit son édit de tolérance et interdit le christianisme en Chine. Dans le Kiang-nan, les jésuites sont expulsés ou exécutés en place publique, les Chrétiens chinois persécutés. La mission tombe « dans un abandon à peu près complet[3] ».

Le cimetière de l’église du Saint-Sépulcre

Croquis de l’autel de l’église du Saint-Sépulcre tel qu’il fut redécouvert par les jésuites au XIXe siècle[4]

Certains de ces jésuites avaient eu l’autorisation d’être enterrés en terre de Chine – un rare privilège pour des étrangers. À Shanghai, l’emplacement du cimetière des missionnaires étrangers se fit naturellement sur un terrain appartenant à la famille Xu. Il se situait à l’extérieur des murailles de la ville à quelques encablures de la porte sud, sur les rives d’un canal nommé Lujiabang. Une petite église, dédiée au Saint-Sépulcre de Jérusalem, y trônait en son centre. C’est, par exemple, en ce lieu que Francesco Brancati, qui avec l’aide du fils unique de Paul Xu avait été la cheville ouvrière de l’évangélisation de Shanghai au XVIIe siècle, y avait été enterré. Décédé en 1671, sa pierre tombale était encore visible en 1846[5].

Car en effet, après l’interdiction et malgré les persécutions, une famille chrétienne de Shanghai avait fidèlement gardé ce cimetière pendant plus d’une centaine d’années – moyennant une redevance au collège des lettrés qui se l’était approprié[6]… Après d’âpres négociations, alors que la chapelle et les murs d’enceinte étaient en ruine, les jésuites réussirent à se le faire restituer en novembre 1847[7].

Seconde mission jésuite

Le cimetière des pères jésuites avec sa chapelle dans les années 1910[8]. On aperçoit à gauche le bout de l’autel de l’église de la première mission.

Effectivement, « à la fin 1838 ou au début de 1839[9] », Louis de Bési, envoyé pontifical, arrive au Kiang-nan. Il est suivit par trois jésuites français[10] qui débarquent à Shanghai en 1842 dans un tout autre contexte. A partir de cette date, les missions chrétiennes vont en effet disposer du soutien des puissances occidentales (dont la France en particulier) par le biais de traités qui ont été imposés par la force au gouvernement chinois.

Mgr de Bési prend donc la lointaine succession de Francesco Brancati. Les clefs de l’antique nécropole de la Compagnie lui sont restituées. Immédiatement, il en rétablit l’objet premier : le cimetière est remis en service. En 1846, les premiers missionnaires de la « seconde mission jésuite » y sont enterrés à leur tour. Ce sont deux Français, les pères Estève et Sinoquet, qui viendront tout d’abord reposer « auprès des corps des premiers apôtres du Kiang-nan »[11]. Tout naturellement, le lieu va alors prendre le nom de « cimetière des pères jésuites », cependant les membres de la Compagnie le désigneront de son ancien nom, « Sen-Mou-Dang[12] », qui est la transcription chinoise pour « église du Saint-Sépulcre ».

Un jésuite français, le père Bornand, sur les marches de la chapelle dans les années 1910[13]. Au-dessus de la porte, autour du chrisme, on lit en latin : « Beati mortui in Domino morientes », soit en français « Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur »

Dévasté en 1855 à l’occasion des combats qui secouèrent Shanghai dans le cadre du mouvement Taiping, on le restaura ensuite et on y reconstruisit une petite chapelle. Achevée en 1867, elle fut dédicacée à Notre-Dame de la Miséricorde. Puis dans les décennies qui suivirent, avec le rôle central que jouait Shanghai pour les jésuites, il fut rapidement saturé. On y comptait, probablement, plus 200 tombes[14] – en majorité des prêtres français. Ainsi, à partir de 1932, ceux-ci furent-ils désormais inhumés au cimetière de Xiyan à l’ouest de la ville, à l’ombre de la chapelle de style néo-byzantin Notre-Dame-de-l’Assomption[15] qui venait d’y être achevée (en anglais, on parlait de « Catholic Country Church »)[16].

Le père Bornand posant devant la stèle funéraire de son ami le père Bizeul[17]. Français, décédé à Shanghai le 31 mars 1912.
Aperçu d’une allée du cimetière et de ses tombes[18]
Carte de 1933 imprimée à Tou-Sè-Wè et situant tous les lieux catholiques de Shanghai[19]. Le « Cimetière des Pères » est bien visible au sud de la vieille ville.


Dans cette vue aérienne de 1948[20], on aperçoit clairement la chapelle Notre-Dame au centre d’allées parallèles formant le cimetière


La rue de l'église de la mission catholique

Après la prise de pouvoir des communistes et l’expulsion des missionnaires étrangers au début des années 1950, le cimetière tombera peu à peu en ruine. En mai 1961, la chapelle est détruite pour faire place à une école[21]. Comme pour le cimetière de Baxianqiao, les sépultures auraient alors été translatées dans un nouveau cimetière situé en banlieue : le cimetière du Pont n°5 à Minhang[22]. À cette occasion les pierres tombales ont probablement été réutilisées ou tout simplement abandonnées. Aujourd’hui, il n’en reste que quatre, non loin de là, entassées à l’ombre d’un pavillon du jardin Yu… dont celle du Père Brancati.

Les quatre stèles du Jardin Yu[23]. Seule la face de la première est visible, portant le nom du Père Brancati. Quels noms cachent les trois autres ?


Quant à l’antique rue qui menait au cimetière, forte de son empreinte jésuite pluriséculaire, elle avait pris le nom de « rue de l'église de la mission catholique[24] ». Elle fut rebaptisée par le nouveau pouvoir, non sans malice, « rue de la Montagne du Pilier céleste[25] » (un pic montagneux situé dans l’Anhui ; la prononciation en chinois reste proche et le concept de « ciel » demeure).

Malgré « les affres du temps », une vieille pierre cadastrale appartenant aux jésuites y était encore visible il y a quelques années. Encastrée dans le mur d’enceinte, on pouvait y déchiffrer en son sommet un « IHS » et dessous en chinois « limite du territoire de la Compagnie de Jésus[26] ». Peut-être s’agissait-il d’une des pierres qui avait été apposées lors de la restitution de 1846 pour délimiter l’emprise du cimetière ?

Dans tous les cas, elle en a été retirée depuis peu, pour être « conservée ». On pouvait encore l’apercevoir dans un musée[27] situé non loin de là, il y a quelques années. Mais aujourd’hui, à la suite d’un renouvellement du contenu du musée, elle est invisible du grand public – probablement rangée dans un placard.


Que reste-t-il donc du cimetière des pères jésuites de Shanghai ? Plus grand-chose… mais pour répondre entièrement à cette question, peut-être faudrait-il s’inspirer de la citation complète qui était inscrite sur le fronton de sa petite chapelle ? Beati mortui in Domino morientes de inceps. Dicit enim spiritus, ut requescant a laboribus suis et opera illorum sequuntur ipsos[28].

Photographies de la pierre cadastrale telle qu’elle apparaissait il y a quelques années[29]
Le même lieu en avril 2023, la pierre a disparu[30]

Remerciements à Benoît Vermander, Silvia Zhang et Ignace Yang pour leurs contributions et relectures.

Références

  • DE LA SERVIERE, Joseph. 1914. Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1. Shanghai : Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè.
  • YE Nong 葉農, SHAO Jian 邵建. 2020. « 人过留痕:法国耶稣会档案馆藏上海耶稣会修士墓墓碑拓片 » (Renguo liu hen: Faguo yesu hui dang'an guancang shanghai yesu hui xiushi mu mubei tapian, Traces As Left: Rubblings of Tombstones of Shanghai Jesuit Brothers in the French Jesuit Archives), Ji nan da xue ao men yan jiu yuan; Ao men ji jin hui; Shang hai she ke yuan li shi yan jiu su (西南大学澳门研究所;澳门基金会;上海社科院历史研究所).
  • COMPAGNIE DE JESUS. Relations de Chine : Kiang-Nan, bulletin trimestriel.

Notes

  1. En pinyin Jiangnan (江南), aujourd’hui elle regrouperait des régions situées au sud du bas-Yang-Tsé : le sud de la province du Jiangsu, le sud-est de l’Anhui, le nord du Jiangxi, le nord du Zhejiang, ainsi que la ville de Shanghai.
  2. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 2.
  3. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 2.
  4. Source : Alamy stock photo.
  5. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 83.
  6. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 83.
  7. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 87.
  8. Kai Xinlang启心郎, « 旧事:上海的天主教墓地概览 » (Jiushi: Shanghai de tianzhujiao mudi gailan, Vieilles histoires : Un aperçu des anciens cimetières catholiques de Shanghai), Si yuan bianyi guan (思原编译馆), 19 mars 2018.
  9. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 17.
  10. Les PP Gotteland, Estève et Brueyre.
  11. Joseph de la Servière, Histoire de la mission du Kiang-Nan, Tome 1, Imprimerie de l’Orphelinat de T’ou-sé-wè, 1914, page 176. Le père Pamphile Sinoquet était décédé plus tôt en 1845 et d’abord enterré dans un autre lieu. Son corps sera transféré au cimetière des pères jésuites de Shanghai en même temps que le Père Estève y sera inhumé.
  12. Aujourd’hui en pinyin : Sheng Mu Tang (圣墓堂).
  13. Relations de Chine, janvier 1918, page 70.
  14. Relations de Chine, juillet 1929, page 498.
  15. En chinois Xi Yan Tang (息焉堂). Aujourd’hui située derrière le zoo de Shanghai, au 1 Kele Lu (可乐路1号), la chapelle a été restaurée et rendue au culte en 2008. Son cimetière a été dévasté durant la Révolution culturelle et a aujourd’hui disparu.
  16. Kai Xinlang启心郎, « 旧事:上海的天主教墓地概览 » (Jiushi: Shanghai de tianzhujiao mudi gailan, Vieilles histoires : Un aperçu des anciens cimetières catholiques de Shanghai), Si yuan bianyi guan (思原编译馆), 19 mars 2018.
  17. Kai Xinlang启心郎, « 旧事:上海的天主教墓地概览 » (Jiushi: Shanghai de tianzhujiao mudi gailan, Vieilles histoires : Un aperçu des anciens cimetières catholiques de Shanghai), Si yuan bianyi guan (思原编译馆), 19 mars 2018.
  18. Relations de Chine, avril 1903, page 70.
  19. Consultable sur virtualshanghai.net.
  20. Consultable sur shanghai-map.net.
  21. Kai Xinlang启心郎, « 旧事:上海的天主教墓地概览 » (Jiushi: Shanghai de tianzhujiao mudi gailan, Vieilles histoires : Un aperçu des anciens cimetières catholiques de Shanghai), Si yuan bianyi guan (思原编译馆), 19 mars 2018.
  22. Ce cimetière, wu hao qiao xi an gongmu 五号桥息安公墓, a semble-t-il également reçu les sépultures d’autres cimetières chrétiens de Shanghai. Toutefois, en 1966 avec déclenchement de la Révolution culturelle, ces tombes ont entièrement « disparu ».
  23. Kai Xinlang启心郎, « 旧事:上海的天主教墓地概览 » (Jiushi: Shanghai de tianzhujiao mudi gailan, Vieilles histoires : Un aperçu des anciens cimetières catholiques de Shanghai), Si yuan bianyi guan (思原编译馆), 19 mars 2018.
  24. Tianzhutang jie 天主堂街.
  25. Tianzhushan lu 天柱山路.
  26. Yesu hui jie耶稣会界.
  27. Au Sanshan huiguan三山会馆, situé au 1551 Zhongshan Nan Lu (中山南路1551号).
  28. La Bible, Apocalypse 14:13.
  29. Photographie du haut prise en 2019, photo du bas (gros plan sur la pierre) prise en 2012.
  30. © David Maurizot.