Le monument aux morts du cimetière de Baxianqiao

De Histoire de Chine

Cet article est une contribution du Souvenir Français de Chine. → Visitez le site du Souvenir Français

Vous lisez un « article de qualité » labellisé en 2023.


rédigé en chinois par Liu Hua, traduit et complété par David Maurizot

Suite à la publication de l’article décrivant nos recherches en cours concernant l’ancien cimetière de Baxianqiao, la Société d’Histoire a été mise en relation avec M. Liu Hua, un chercheur du Musée d’Histoire de Shanghai. Celui-ci a publié il y a peu un article très complet sur le monument aux morts qui nous y avions évoqué. M. Liu nous a donné l’aimable autorisation de publier la traduction de son article. Avec son accord, nous l’avons complété de quelques informations et illustrations supplémentaires

Mars 1853 : le soulèvement Taiping établit sa capitale à Nankin. Dès juin, un mouvement qui s’en réclame, la « Société des Petits Couteaux », s’empare de la portion chinoise de Shanghai – alors encore protégée par de hauts remparts. Le 6 janvier 1855, après de longues tergiversations, l’armée impériale des Qing et l’armée française – dont la concession menacée jouxte directement la ville fortifiée – se décident à chasser les rebelles. Les Français vont concentrer leur attaque dans le secteur de la Porte nord.

« Le samedi 6 janvier, à six heures du matin, deux canons en position près du consulat ouvrent le feu sur la muraille nord. Pendant ce temps, deux colonnes, composées chacune de quatre pelotons et comptant en tout deux cent quarante hommes, se forment à l’abri du mur, prêtes à l’assaut[1]. »  L’attaque est malheureusement un échec : 13 soldats français sont tués, plus d’une trentaine est blessée.

Sur les 13 soldats décédés, trois étaient officiers. « A la tête d’une compagnie de travailleurs, le lieutenant Durun s’avança avec intrépidité pour faire jeter sur le fossé-canal qui entoure la cité et en longe les remparts, le pont destiné au passage des autres détachements : atteint d’une balle insurgée il tombait dans le temps même que le pont venait d’être jeté. […] Les marins franchirent le fossé et escaladèrent les terres éboulées  […] : les insurgés avaient imaginé de placer un grand canon chargé de mitraille vis-à-vis de la trouée et d’y mettre le feu lorsque les premiers assaillants parurent sur le sommet de l’éboulement ; c’est là que le lieutenant Petit fut tué ainsi que trois de ses hommes[2]. » « L’enseigne Discry, grièvement blessé, succomba quelques jours plus tard[3]. »

Les Français à l’assaut des murailles de Shanghai le 6 janvier 1855[4]

Érection du monument

Le 9 janvier, Benoît Edan, Consul de France à Shanghai, déclare avec émotion : « Le sang français a coulé pour une juste et sainte cause sur les remparts de Changhai… Les victimes généreuses qui ont trouvé la mort des braves en combattant pour sa dignité, et, vous le savez tous, pour la préservation de la colonie étrangère, contre une association de pirates chinois et de déserteurs étrangers, demandent au pays qu’ils honorent, à la religion et à leurs compatriotes qu’ils ont défendus au prix de leur vie, un monument qui consacre leur mémoire et témoigne de notre reconnaissance pour eux. Ce devoir sacré sera accompli par tout ce qu’il y a de Français en Chine[5]. »

La construction du monument est évaluée à 12.000 francs[6]. « M. Edan prit l’initiative d’une souscription française dont les fonds devaient être destinés à élever un monument funèbre à leur mémoire […], en peu de jours, la souscription atteignit un chiffre assez considérable. Le mausolée devait être construit près du consulat et l’on avait l’intention, dès qu’il serait fini et que l’ordre serait rétabli à Changhaï, d’y transporter les restes des victimes pour qu’elles reposassent à l’ombre du pavillon national dont elles avaient défendu les droits à la dignité[7]. »

« La cérémonie […] eut lieu le jeudi 15 mars 1855. Ce jour-là eut lieu le transport des corps des victimes du 6 janvier au mausolée construit près du consulat en leur honneur. En attendant l’achèvement de ce caveau, les cercueils étaient restés déposés à la cathédrale de Tong-ka-dou[8]. » « Dans un silence et un ordre parfait : Le chant des psaumes alternait avec la récitation des prières chinoises. On traversa ainsi le faubourg encore en ruines, on longea les débris de la batterie de la porte de l’est, naguère prise par les marins, on s’arrêta au nord de la ville. un peu avant le Yang-king-pang, où le monument devait s’élever[9]. »

Dessin représentant la cérémonie[10]


« Le 6 janvier 1857[11], second anniversaire de l’assaut, le monument élevé en souvenir des victimes était terminé. Un service solennel fut célébré à Yang-king-pang. Mgr Danicourt, vicaire apostolique du Kiang-si, officiait : le R.P. Languillat prêcha devant une assistance nombreuse de personnages officiels, puis on se rendit au monument tout proche de la chapelle. Il fut bénit et une dernière prière fut récitée pour ceux dont il couvrait les restes[12]. »

Déplacement du monument au cimetière de Baxianqiao

« En 1864, le conseil municipal de la Concession française ordonne à M. Lagacé, Inspecteur des routes, d’identifier et d’acquérir un terrain en dehors du territoire français. Celui-ci devait mesurer 60 mu afin d’accueillir un nouveau cimetière. La concession internationale ayant alors les mêmes besoins, l’achat se fit finalement conjointement. La partie française mesurait exactement 25.5844 mu, tandis que la partie anglo-saxonne occupait le reste[13]. » Pendant plusieurs décennies, ce cimetière fut désigné sur les cartes comme « nouveau cimetière », avant de prendre par la suite le nom de « cimetière de Pahsienjao » (aujourd’hui en transcription pinyin : Baxianqiao)[14]. Il existe plusieurs hypothèses concernant la date à laquelle le monument y a été déplacé.

Certains pensent que lorsque les murailles de Shanghai ont été abattues en 1912, « le monument et les restes des soldats français ont été déplacés vers le cimetière de Baxianqiao[15]. » Toutefois à partir de 1900, plus aucune sépulture n’était tolérée sur le territoire de la Concession – en dehors des cimetières prévus à cet effet[16].

D’autres, comme le jésuite Joseph de la Servière, pensent que le déplacement a eu lieu peu de temps après l’inauguration du monument : « Lorsque la population chinoise encombra la concession française, ce monument fut transporté au cimetière dont il occupe encore le centre[17]. » Pourtant, « durant les vingt premières années de l’histoire de la concession, la communauté française était trop réduite pour avoir besoin d’un cimetière indépendant[18] » et « la partie française du cimetière de Baxianqiao ne commença à abriter des tombes qu’en 1871[19]. » Ce n’est qu’ « en 1876, qu’un mur d’enceinte de 2,5 m fut élevé autour du cimetière[20]. »

Arthur Millac rapporte que « le monument élevé à la mémoire des officiers et marins tués le 6 janvier resta près du consulat de France jusqu’à ces dernières années ; mais, comme de nouvelles constructions le célaient alors à tous les regards, on se décida à la transporter au centre de la partie française du cimetière municipal de Changhaï. C’est là qu’il se trouve encore[21]. » Le déplacement aurait donc pu avoir lieu quelques années avant 1884, date de publication de son ouvrage[22].

Pour Maybon et Fredet « il resta [sur son terrain originel] vingt ans environ, jusqu’au moment où, le développement des constructions le dérobant à la vue, il fut décidé de le transporter au cimetière de Pahsienjao[23]. » Cela situerait le déplacement du monument en 1876 (si l’on prend comme référence la date mentionnée dans L’Illustration) ou en 1877 (si l’on prend comme référence la date mentionnée dans l’Histoire de la mission du Kiang-nan de Joseph de la Servière).

Sur la base de ces éléments et compte tenu de la construction en 1876 du mur d’enceinte mentionné plus haut, il est fort probable que le monument ait été déplacé à Baxianqiao dans le courant de l’année 1876.

Description du monument

Lorsque le monument a été achevé, L’Illustration a publié une description détaillée du monument « placé […] à 200 mètres environ des murs où l’attaque a été dirigée » :

« Trente-six piliers en granit gris, également espacés, en supportent la plate-forme supérieure, qui est en larges dalles de granit rouge et noir disposées en croix. C’est sur cette plate-forme que repose la pyramide entière. Elle est carrée, à 2 mètres ½ de face et 5 mètres de hauteur. La base est en belles pierres de granit vert, d’un seul morceau sur chaque face, – les divers socles et corniches sont en granit noir. Le soubassement qui porte la pyramide repose sur quatre boulets aux angles, et est en marbre blanc, d’un seul morceau sur chaque face. La pyramide est en granit vert pareil à la base : une boule et une croix en fer doré […] surmontent le tout.

« Sur le côté de la pyramide faisant face à la ville, sont sculptées les armes de France.

« Les faces, en marbre blanc, portent les inscriptions suivantes : celle du sud, la principales, rend hommage au courage de nos frères d’armes en ces termes : “A la mémoire des officiers, sous-officiers, marins et soldats de la Jeanne-d’Arc et du Colbert, morts à l’assaut de Sang-haï, le 6 janvier 1855.”

« Sur les trois autres côtés ont été reproduits [d]es textes chinois […][24]. »

Dessin du monument en son emplacement originel[25]

Le déplacement du monument ne l’a, semble-t-il, pas altéré : la description ci-dessus correspond aux photographies dont nous disposons lorsqu’il était au cimetière de Baxianqiao.

L’inscription en latin sur la face sud en marbre blanc se lisait ainsi[26] :

AD MEMORIAM GALLORUM

QUI VENDICANDO JUSTITIAE ET HUMANITATIS JURA

CONTRA PIRATAS CIVITATE CHANG-HAI POTITOS

PRO PATRIAE DECORE VIA DIE JANUARII MDCCCLV CECIDERE

HOC MONUMENTUM COMMILITONES CONCIVES ET AMICI

EREXERUNT[27]

Empreinte de l’inscription en latin[28]

« […] Sur le premier soubassement sont sculptés, sur chaque face, au sud l’écusson de la marine, à l’est celui de la Jeanne d’Arc, à l’ouest celui du Colbert, au nord celui de l’infanterie de marine ; et de chaque côté de ces écussons une rainure détache, sur la même pierre, des pilastres sculptés où sont gravés les noms, l’âge et le grade des braves renfermés dans ce sépulcre, au nombre de treize : un lieutenant de vaisseau, deux enseignes de vaisseau, un second maître, trois quartiers maîtres, cinq matelots, un soldat[29]. »

Les noms et grades apparaissaient ainsi[30] :

  • Pour la Jeanne-d’Arc :
    • Durun, lieutenant de vaisseau
    • Discry, enseigne de vaisseau
    • Petit, enseigne de vaisseau
    • Le Jantel, second maître
    • Consolin, matelot
  • Pour le Colbert :
    • Dominici, quartier-maître
    • Jego, quartier-maître
    • Troallic, soldat d’infanterie
    • Bécharre, matelot
    • Buffet, matelot
    • Evin, matelot
    • Legaffe, matelot
    • Massie, matelot

Une fois déplacée au cimetière de Baxianqiao, les « textes chinois sur les trois autres côtés » avaient, quant à eux, disparu – ont-ils jamais existé[31] ?

Le monument après son déménagement au cimetière de Baxianqiao[32]

Un lieu de commémorations

Au fil du temps, le monument va devenir un haut lieu des cérémonies commémoratives françaises. Nous avons, ci-dessous, documenté cinq d’entre elles : des cérémonies dédiées à l’Armistice de 1918 organisées en 1922, 1927, 1932 et 1939 et la cérémonie du 14 juillet 1941[33].

Le Shun Pao décrit ainsi la cérémonie du 11 novembre 1922 : « Vers dix heures du matin, le Consul Général de France et tous ses adjoints, accompagnés de quatre officiers supérieurs, de vingt-quatre agents de la Garde municipale, d’une compagnie de l’orchestre militaire annamite, de deux cent quarante soldats annamites, d’une vingtaine de prêtres français et de quarante scouts en uniforme ont emprunté la rue Vouillemont jusqu’au cimetière de Pahsienjao pour rendre les honneurs aux soldats tombés au combat.[…] Le Capitaine Fiori, chef de la Garde municipale, avait également ordonné que l’avenue Joffre, la rue de Montigny et la rue Kraetzar soient pavoisées aux couleurs françaises. Puis, durant l’après-midi, les pompiers ont fait des démonstrations au Parc Koukaza et ont ensuite défilé dans les rues de la Concession. Cette journée de célébrations s’est clôturée, dans ce même parc, par un bal dansant et un grand banquet[34]. »

Cinq ans plus tard, voici la description du 11 novembre 1927, toujours selon le Shun Pao : « La journée de commémorations a débuté comme les années passées par une cérémonie au monument aux morts du Bund présidée par le doyen des consuls M. Cunningham : un dépôt de gerbes a eu lieu à partir de 8h30. Les honneurs ont été rendus par des militaires, des diplomates, des représentants de la communauté d’affaires et des associations d’anciens combattants de chaque pays. Ensuite, une messe a été célébrée en l’église catholique Saint-Joseph à 9h et une autre à 10h30 à la Holy Trinity Church de Hankow Road. A 11h, une cérémonie a eu lieu au monument aux morts français du cimetière de Pahsienjao. A 11h30 l’association de la Royal Air Force a célébré la paix à l’étage du bâtiment de la HSBC. A 14h, les soldats français ont défilé dans la rue du Père Froc, puis à partir de 20h une grande réception a eu lieu au Cercle Sportif Français, qui s’est clôturée par un grand bal[35]. »

Le 11 novembre 1932, la journée commence avec un levé de drapeau dans la cour du consulat. Sous les yeux vigilants du Consul Meyrier, du régiment mixe d’infanterie coloniale, de la garde du consulat, des officiers et du personnel du consulat présents, le pavillon tricolore est hissé en haut de son mat au son de la marseillaise jouée par l’orchestre militaire. Une messe a ensuite lieu à l’église Saint-Joseph puis la rituelle commémoration à Baxianqiao est organisée : « Les troupes forment un vaste carré autour du monument. Dès l’entrée un détachement des Volontaires de la Concession française […] suivis par un détachement de la “Marne”, plus loin et sur la face est du carré l’Infanterie coloniale ; sur la face ouest la police française et la Garde. Dans la petite allée qui mène au monument se sont groupés de nombreux officiers et des membres de la colonie française. Immédiatement au pied du monument sont groupées les fillettes du collège municipal sous la direction de M. Grobois et de leurs professeurs. Elles ont leurs petits bras chargés de fleurs et forment une guirlande vivante au milieu des tombes. » Le Consul Meyrier y prononce un discours où, avec émotion, il rappelle « l’armée immense de nos morts ; aux quinze cent mille Français qui, de toutes les villes et les campagnes de France, et de tous les points du monde, répondant à l’appel du drapeau, sont venus sur les champs de bataille, donner à la Patrie, leurs vies en holocauste. » Il mentionne, par ailleurs, que c’est « par eux [que] la France est restée libre, grande et puissante. Ils ont [ainsi] droit à notre reconnaissance. […] Ils ont droit aussi de rester toujours par le souvenir présent parmi nous. » Après cette allocution a lieu l’appel des morts français de Shanghai et, « à chaque nom, un ancien combattant répond “Mort au Champ d’Honneur !”. » Le consul dépose alors une couronne au pied du monument. « Pendant que la foule s’écoule, les fillettes viennent déposer sur le socle du monument leurs gerbes odorantes et la pierre disparaît bientôt sous la masse des fleurs[36]. »

Le 11 novembre 1939, « alors que la guerre est déclarée en Europe et que la situation internationale est extrêmement tendue, c’est avec une pensée particulière que ce jour est célébré.[…] Dans la Concession française, le Consul Baudez a présidé les commémorations, en participant d’abord à une messe à Saint-Joseph. A ses côtés : plusieurs centaines de personnes dont des officiers de l’armée française à Shanghai, les représentants du Conseil municipal français et des élèves et scouts français. Vers dix heures, tous les assistants se dirigèrent vers le cimetière de Pahsienjao pour y déposer des gerbes. […] Le service d’ordre organisé par la police avait totalement dégagé la rue du Consulat, la rue Marco Polo et le début de l’avenue Joffre où les piétons avaient été contenus sur les trottoirs, la chaussée étant laissée libre pour les autos et les tramways seulement. […] Dans la concession internationale, une cérémonie fut également organisée au pied du monument aux morts du Bund et une messe célébrée à la Holy Trinity Church britannique[37]. »

En 1941, la France a été vaincue en Europe et son prestige grandement dégradée : « A l’appel du Maréchal Pétain, les Français de Shanghai ont solennellement célébré leur fête nationale. A 8h30, l’Ambassadeur Cosme, le Consul de Margerie et d’autres officiels ont déposé des gerbes au monument du cimetière de Pahsienjao. Des soldats et des scouts formaient la garde d’honneur. A 9h30, l’Ambassadeur a présidé la cérémonie du levé de drapeau. Comme les années précédentes, les troupes françaises de Shanghai ont défilé dans la Concession et, au cours de la soirée, une parade de lampions tricolores a eu lieu sur le Quai de France et l’Avenue Joffre[38]. » La presse anglophone, tel le North China Herald, donne plus de détails sur la cérémonie de Baxianqiao : « En souvenir du 152ème anniversaire de la Prise de la Bastille, une commémoration a été organisée au cimetière de Pahsienjao. Au pied du monument : les drapeaux tricolores et une haie d’honneur de 200 personnes, composée de la Garde et de militaires. L’Ambassadeur Cosme, puis le Consul de Margerie et enfin le Président de l’Association des anciens combattants français, M. Plessis, ont déposé chacun une gerbe de fleurs au pied du monument. C’est le Président Plessis qui a égrené la liste des Français de Shanghai morts au combat[39]. »

Photographie d’une des cérémonies organisées au monument aux morts de Baxianqiao[40]

Evidemment, les cérémonies organisées à Baxianqiao ne se limitent pas à ces cinq exemples. Nous avons identifié dans la presse, entre 1927 et 1939, d’autres mentions. Il s’agit, sans aucun doute, d’un lieu public important, central dans les activités mémorielles françaises. Certains documents, en 1938, le mentionnent d’ailleurs comme étant le plus important monument mémoriel de l’armée française[41]. C’est probablement pourquoi, en octobre 1938, le Conseil municipal de la Concession finance sa rénovation. La dalle de pierre est entièrement refaite en béton armé, les couleurs d’origine rétablies et les inscriptions repeintes en noir[42].

Silence et disparition

Le 14 juillet 1941, nous l’avons vu plus haut, malgré la défaite française en Europe au printemps 1940, les autorités de la Concession française organisèrent tôt dans la matinée une cérémonie au monument aux morts de Baxianqiao. Puis, le silence se fit…

Le 22 juillet 1943, sous une forte pression japonaise, une délégation française du gouvernement de Vichy conduite par Robert de Boisséson, assisté de Roland de Margerie, Consul Général à Shanghai, et de Georges Cattand, après de courtes et intenses négociations, signe les « Détails relatifs à la rétrocession de la Concession française de Shanghai » avec Xia Qifeng, représentant les autorités collaborationnistes chinoises du gouvernement de Wang Jingwei. Le 30 juillet au matin, la cérémonie officielle de rétrocession se tient dans la salle du Conseil municipal[43]. A partir du 1er août, « le Shanghai Municipal Council de la Concession internationale devient le Bureau du Premier District de la Ville spéciale de Shanghai » et « le territoire de la Concession française fusionne avec cette nouvelle entité[44]. » Cependant, comme pour d’autres rares bâtiments et terrains, l’entretien et la gestion du cimetière de Baxianqiao demeurent sous responsabilité française[45].

Après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le gouvernement nationaliste chinois et le Gouvernement provisoire de la République française du Général de Gaulle négocient un nouvel accord – jugeant celui de 1943 illégitime – qu’ils signent le 24 novembre 1945. Celui-ci met officiellement fin à la Concession française de Shanghai, aux privilèges d’extraterritorialités français en Chine, etc[46]. Cette fois-ci, la gestion du cimetière de Baxianqiao est intégralement transférée aux autorités chinoises : les enterrements, la supervision du personnel et son entretien sont délégués à la Section funérailles du Bureau municipal de la santé. La chapelle du cimetière est attribuée à l’Eglise évangélique chinoise[47].

La fin du cimetière est quant à elle actée le 12 décembre 1956, lors de la 27ème réunion du Conseil municipal : décision est prise de le désaffecter et de le transformer en parc[48]. Dans cette optique, le cimetière de Ji’an, à l’ouest de la ville, est agrandi de 50 mu afin de recevoir les restes de Baxianqiao. Selon le projet du Bureau de gestion des jardins de la Commission populaire municipale de Shanghai, « toutes les tombes sans propriétaire enregistré n’auront pas le droit à un nouvel emplacement, […] les cercueils en mauvais état seront réduits et les restes versés dans une urne qui sera ensuite enterrée, […] à l’exception des tombes particulièrement volumineuses, les pierres tombales ne seront pas déplacées. » L’objectif était de finaliser la translation du cimetière avant le Nouvel An chinois 1958[49]. Toutefois, dans les archives que nous avons consultées, il est nulle part fait mention du monument aux morts français, pourtant une « tombe particulièrement volumineuse ».

Le 19 février 1958, premier jour de l’année chinoise, Ke Qingshi, Premier Secrétaire du Comité municipal du Parti se rendit au Musée d’Histoire de Shanghai alors en construction et inspecta les salles d’exposition en cours de préparation. La partie dédiée au soulèvement de la Société des Petits Couteaux comportait 12 pièces, dont deux mentionnant la France : la première, une reproduction d’une gravure en bronze montrant l’armée française à l’assaut des murailles de la ville chinoise, la seconde, intitulée « empreinte réalisée sur le monument funéraire érigé pour les soldats français abattus par les insurgés[50]. » Il nous a, en effet, été dit que le personnel du musée avait fait des empreintes des « plaques en fonte[51] du monument et que ces éléments avaient été versés aux archives[52]. » Toutefois le Premier Secrétaire Ke jugea avec sévérité le travail du personnel du musée en déclarant que « la lutte contre nos ennemis n’est pas assez mise en valeur[53]. » En mai 1959, le Département de la propagande du Comité municipal du Parti annula donc les expositions prévues et les éléments préparées furent dispersés. Malgré nos recherches, une seule empreinte, comportant les mentions « Discry, Enseigne de Vaisseau » a pu être localisée.

Photographie d’une partie de l’empreinte « Discry, Enseigne de Vaisseau »

À la suite de la publication de cet article, trois nouvelles empreintes ont été retrouvées [à la date du 22 août 2022]. Toutefois, l’auteur de ces lignes n’a pas encore eu l’opportunité de les voir.

Article original publié en chinois en 2021 dans le bulletin n°4 de « Etudes sur la Concession française de Shanghai » sous la direction de Pr. Zhang Jie de l’Université Normale de Shanghai que nous remercions chaleureusement.

  1. Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, Plon, 1929, p. 126.
  2. Arthur Millac, Les Français à Changhaï en 1853-1855, Episodes du siège de Changhaï par les Impériaux, Ernest Leroux, 1884, pp. 37-38.
  3. Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, Plon, 1929, p. 127.
  4. Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, Plon, 1929, p. 126.
  5. Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, Plon, 1929, p. 129.
  6. Comité préparatoire de l’Institut de recherches historiques de Shanghai de l’Académie chinoise des sciences, Compilation de documents historiques sur le soulèvement de la Société des Petits Couteaux à Shanghai, Editions populaires de Shanghai, 1958, p. 914.
  7. Arthur Millac, Les Français à Changhaï en 1853-1855, Episodes du siège de Changhaï par les Impériaux, Ernest Leroux, 1884, p. 43.
  8. Arthur Millac, Les Français à Changhaï en 1853-1855, Episodes du siège de Changhaï par les Impériaux, Ernest Leroux, 1884, p. 50.
  9. Joseph de la Servière, S. J., Histoire de la mission du Kiang-nan. Jésuites de la province de France (Paris) 1840-1899, Vol. IJusqu’à l’établissement de Vicaire apostolique jésuite (1840-1856), Imprimerie de l’Orphelinat de Tóu-sè-wè, 1915, p. 291.
  10. Reproduit par J.H. Haan dans The Sino-Western Miscellany, The French Concession, 1993, p. 125.
  11. Toutefois, L’Illustration du 5 juillet 1856 décrit déjà le monument, cf. Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, Plon, 1929, p. 136. La date précise de l’achévement du monument reste à confirmer par le biais de sources occidentales et chinoises.
  12. Joseph de la Servière, S. J., Histoire de la mission du Kiang-nan. Jésuites de la province de France (Paris) 1840-1899, Vol. IJusqu’à l’établissement de Vicaire apostolique jésuite (1840-1856), S. J., Imprimerie de l’Orphelinat de Tóu-sè-wè, 1915, p. 291.
  13. Mou Zhenyu, Recherches sur le processus spatial d’urbanisation dans la Concession française de Shanghai (1849-1930), Thèse de doctorat, Centre de recherches d’histoire-géographie de l’Université de Fudan, 2010, p.45.
  14. Christian Henriot, Recherches sur les cimetières des concessions de Shanghai (1844-1949), Journal de l’Université océanique de Chine, Editions des sciences sociales, n°5, 2008, p. 28.
  15. Xue Liyong, Histoire des noms de lieux à Shanghai, Editions de l’Université de Tongji, 1994, p.116. L’auteur affirme également que le monument a été déplacé au cimetière de Baxianqiao vers 1900 en raison de la densité de population dans l’ouvrage suivant : Xue Liyong, Vieilles photos mal légendées, Editions de la librairie de Shanghai, 2013, p. 139.
  16. Christian Henriot, Recherches sur les cimetières des concessions de Shanghai (1844-1949), Journal de l’Université océanique de Chine, Editions des sciences sociales, n°5, 2008, p. 28.
  17. Joseph de la Servière, S. J., Histoire de la mission du Kiang-nan. Jésuites de la province de France (Paris) 1840-1899, Vol. IJusqu’à l’établissement de Vicaire apostolique jésuite (1840-1856), Imprimerie de l’Orphelinat de Tóu-sè-wè, 1915, p. 292.
  18. Christian Henriot, Recherches sur les cimetières des concessions de Shanghai (1844-1949), Journal de l’Université océanique de Chine, Editions des sciences sociales, n°5, 2008, p. 25.
  19. Selon la Liste des principaux cimetières municipaux des concessions étrangères de Shanghai compilée à partir des rapports annuels du Shanghai Municipal Council de la concession internationale de Shanghai et des rapports annuels du Conseil municipal de la Concession française de Shanghai, voir Wang Yun, Histoire des jardins dans la Shanghai moderne, éditions de l’Université Jiao-tong de Shanghai, 2015, p. 144.
  20. Archives municipales de Shanghai, Documents du Conseil municipal de la Concession française de Shanghai, dossier n°U38-4-3285.
  21. Arthur Millac, Les Français à Changhaï en 1853-1855, Episodes du siège de Changhaï par les Impériaux, Ernest Leroux, 1884, pp. 52-53.
  22. Arthur Millac, Les Français à Changhaï en 1853-1855, Episodes du siège de Changhaï par les Impériaux, Ernest Leroux, 1884, couverture.
  23. Histoire de la Concession française de Changhai, Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Plon, 1929, p. 129.
  24. Pour une description plus détaillée se reporter à Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, Plon, 1929.
  25. Reproduit par J.H. Haan dans The Sino-Western Miscellany, The French Concession, 1993, p. 125.
  26. La traduction est la suivante : « En mémoire des Français qui se sont battus pour la justice et l’humanité contre les pirates qui occupaient la cité de Shanghai et qui sont morts au combat pour la gloire de la patrie le 6 janvier 1855, leurs frères d’armes, compatriotes et amis ont érigé ce monument »
  27. Cette inscription a été restituée par l’auteur à partir d’images d’empreintes qu’il a pu collecter. Elle est légèrement différente de celle rapportée par Sélection d’inscriptions à Shanghai, 1980. Elle se base principalement sur Vieilles photos mal légendées, p. 139.
  28. Reproduit par J.H. Haan dans The Sino-Western Miscellany, The French Concession, 1993, p. 125.
  29. La France en Chine, Monument élevé à la mémoire des marins et soldats tués à l’attaque de Shang-haï, L’Illustration, 5 juillet 1856, pp. 15-16. Les grades énumérés par L’Illustration ne correspondent toutefois pas tout à fait avec la liste établie ci-après.
  30. Cette liste a été établie d’après les sources suivantes : Joseph de la Servière, S. J., Histoire de la mission du Kiang-nan. Jésuites de la province de France (Paris) 1840-1899, Vol. IJusqu’à l’établissement de Vicaire apostolique jésuite (1840-1856), Imprimerie de l’Orphelinat de Tóu-sè-wè, 1915, p. 288 ; Comité préparatoire de l’Institut de recherches historiques de Shanghai de l’Académie chinoise des sciences, Compilation de documents historiques sur le soulèvement de la Société des Petits Couteaux à Shanghai, Editions populaires de Shanghai, 1958 et Sélection d’inscriptions à Shanghai, 1980.
  31. Maybon et Fredet dans leur Histoire de la Concession française de Changhai publié en 1929 n’en ont retrouvé aucune trace.
  32. Reproduit par J.H. Haan dans The Sino-Western Miscellany, The French Concession, 1993, p. 125.
  33. Les tombes de militaires français ne se limitaient toutefois pas au cimetière de Baxianqiao mais il semblerait que celui-ci concentrait toutefois l’essentiel de l’activité mémorielle française et le monument a ainsi été conservé. Il est par exemple fait mention dans le Shun Pao du 24 août 1920 de tombes « délabrées et à l’abandon » de soldats français à Wusong : « Xu Yuan, envoyé spécial du Jiangsu à Shanghai, a reçu une lettre du Consul Général de France à Shanghai lui expliquant que le commandant en chef de la marine française allait procéder au déplacement des restes de 89 officiers et marins français morts au combat en 1864 et enterrés à Wusong vers le cimetière français de Shanghai. » En dehors de Shanghai et à la même époque, le Shun Pao du 22 juin 1909 mentionne la tombe d’un officier français enterré à Hangzhou.
  34. Les commémorations de l’Armistice, Shun Pao 12 novembre 1922.
  35. Aujourd’hui, commémorations de l’Armistice européen, Shun Pao, 11 novembre 1927.
  36. Le Onze Novembre à Shanghai, Le Journal de Shanghai, 12 novembre 1932.
  37. Hier : Les commémorations de l’Armistice en Europe, Shun Pao, 12 novembre 1939.
  38. La fête nationale française à Shanghai organisée hier, Shun Pao, 15 juillet 1945.
  39. Les Français observent avec discrétion le 14 Juillet, North China Herald, 16 juillet 1941.
  40. Reproduit par J.H. Haan dans The Sino-Western Miscellany, The French Concession, 1993, p. 125.
  41. “The most important memorial in the French portion of Pahsienjao is that erected to the French officers and men who lost their lives”, Oriental Affairs, Volume 9, Issue 6 (1938), page 314.
  42. Archives municipales de Shanghai.
  43. Compilé sous la direction de Hu Ruirong par le comité des chroniques du district de Luwan de la municipalité de Shanghai, Chroniques du district de Luwan, 1998, p. 1052.
  44. Compilation de documents historiques relatifs à l’invasion japonaise à Shanghai, édité par les Archives municipales de Shanghai, 2015 , page 535.
  45. Par exemple, au cours de l’année 1944, des matériaux de construction s’amoncèlent au pied du mur du cimetière : le Consulat de France envoie une demande formelle au Bureau du Premier District pour que ceux-ci soient alors déplacés. Voir, lettre du 13 mai 1944, Lettre du Consulat Général de France à Shanghai au Bureau du Premier District de la Municipalité de Shanghai relative à la réparation du mur d’enceinte du cimetière de Pahsienjao, Archives municipales de Shanghai,  dossier n°R22-1-175-1.
  46. Chroniques du district de Luwan, 1998, p. 1052.
  47. Archives municipales de Shanghai, Documents du Bureauu municipal de la santé relatifs au cimetière de Baxianqiao (194609 à 194812), dossier n°Q400-1-3919.
  48. Archives municipales de Shanghai, Annonce du Comité des constructions de la Municipalité de Shanghai relative à la transformation du cimetière de Baxianqiao en parc (19561231), dossier n°B326-5-120-15.
  49. Archives municipales de Shanghai, Lettre du Bureau de gestion des jardins de la Commission populaire municipale de Shanghai sur le projet de translation du cimetière de Baxianqiao (19570824), dossier n°B326-5-120-36.
  50. Archives municipales de Shanghai, page 35, dossier n°B172-4-532. Dans l’Exposition sur l’histoire du développement urbain moderne de Shanghai inaugurée en 1991 au Musée d’histoire de Shanghai, l’empreinte avait été exposée et intitulée : « Pierre tombale de Baxianqiao pour les soldats français tués ».
  51. D’après les divers estampes, photographies et les reproductions de L’Illustration, les plaques semblent plutôt être en marbre.
  52. Xue Liyong, Vieilles photos mal légendées, Editions de la Librairie de Shanghai, 2013, p. 139.
  53. Archives municipales de Shanghai, Compte rendu concernant la première inspection des expositions du Musée d’histoire de Shanghai (19580221), dossier n° B172-4-955-11.