Les Centraliens de Chine et l’Enseignement

De Histoire de Chine

rédigé par Philippe Fourneraut, ECP 1988, ancien Président des Centraliens de Chine[1]

Au début du XXe siècle, le modèle de l’enseignement chinois change et de nombreux Centraliens et Supélec se retrouvent professeurs dans les universités et grandes écoles de l’Empire du Milieu.

Nombreux sont les Centraliens qui ont pratiqué l’enseignement soit à plein temps, soit en sus de leur métier. Les Centraliens de Chine n’ont pas fait exception, comme nous allons le voir, mais auparavant regardons l’état de l’enseignement en Chine au début du XXe siècle.

Des Classiques confucéens aux techniques modernes

Pendant des siècles, le système mandarinal reposait sur l’enseignement des « Classiques » confucéens 四書五經, base des examens impériaux. À la fin de la dynastie des Qing, sous la pression conjointe des grandes révoltes et des canonnières étrangères, une succession de réformes visant à assimiler les techniques modernes conduisent à la création d’écoles et universités modernes et à l’abolition des examens mandarinaux 科舉 en 1905. La Chine suit en cela l’exemple japonais de l’ère Meiji 明治時代[2].

Ces réformes visent à acquérir les techniques occidentales tout en gardant (ou pas) les bases de la culture chinoise. Ainsi, avant leur abolition, les examens mandarinaux incluent de nouvelles matières comme le commerce international (introduit en 1888). Mais contrairement au Japon qui s’engage résolument dans les réformes, il faut attendre la défaite de la révolte des Boxeurs 義和團運動 pour que la cour se rallie aux réformes.

Pour citer Marianne Bastid-Bruguières[3], jusque-là « on s’est borné à étudier les langues et la fabrication des machines, ce n’est que la surface de la technique occidentale, non pas le principe du savoir occidental… Il faut confronter les systèmes chinois et étrangers et déterminer ce qu’il y a lieu d’abolir, de maintenir ou de modifier parmi la législation antérieure sur les institutions de l’État, le système des fonctionnaires, l’économie, les écoles, les examens, l’armée, les finances.[4]»

Les écoles sont à l’origine – comme dans l’ancien système – établies par des initiatives privées, qu’elles soient de la part des notables locaux ou de la part des missionnaires ou administrations étrangères. Au niveau de l’enseignement supérieur, l’université de Pékin fut établie au moment des « Cent Jours » 百日维新, brève période de 1898 pendant laquelle l’empereur Guangxu 光緒帝entreprit des réformes avant que le clan conservateur, sous la houlette de l’impératrice douairière Cixi 慈禧太后, l’écartât par un coup d’État.

Précurseur : les écoles de l’arsenal de Fuzhou

Si les missionnaires tant protestants que catholiques établirent très tôt des écoles primaires ou des centres d’apprentissage au sein de leurs missions, on peut considérer que la première institution d’enseignement supérieur moderne de Chine fut établie au sein de l’arsenal de Mawei 馬尾造船廠, à Fuzhou.

Cet établissement avait été contracté en 1866 à Prosper Giquel et Paul d’Aiguebelle, officiers de « l’Armée Toujours Triomphante » 常捷軍, un corps de soldats chinois formés et encadrés par des officiers et sous-officiers français sous le commandement de Zuo Zongtang 左宗棠.

Sous le patronage de ce dernier, alors vice-roi des provinces du Zhejiang et du Fujian 閩浙總督, ces officiers de marine sont chargés de l’établissement d’un arsenal maritime devant produire une flotte moderne pour le compte de l’Empire chinois. Ils recrutent du personnel spécialisé en France et y passent des contrats pour les pièces très techniques.

En parallèle avec la construction de l’arsenal lui-même[5], Prosper Giquel, devenu seul responsable du projet, établit à partir de 1867 quatre écoles où l’enseignement se fait en français pour les trois premières et en anglais pour la dernière :

  • École de construction navale, destinée à former les contremaîtres et techniciens voire, après formation complémentaire, les ingénieurs des ateliers de constructions des machineries ou navires ;
  • École et bureau de dessin, consacrée à la formation des dessinateurs industriels établissant les plans de construction et de fabrication ;
  • École des apprentis, formant les ouvriers capables de lire et exécuter les plans ;
  • École navale qui, avec le navire école, est le berceau du corps des officiers de marine de guerre de la Chine.

Cet ensemble d’écoles formera non seulement les cadres nécessaires au fonctionnement de l’arsenal, les officiers de la flotte impériale, mais également quelques-uns des cadres brillants de l’Empire ainsi que des talents littéraires comme Tcheng Ki-tong (Chen Jitong 陳季同).

Eugène Deschamps (ECP 1871) y fut professeur et directeur à l’École impériale chinoise des constructions navales entre 1878 et 1882. Outre Deschamps on notera le professeur de mathématiques, Léon Médard, qui devint directeur des écoles francophones, et par la suite le beau-père de Joseph Charignon (ECP 1894)[6].

L’Université l’Aurore

L'Aurore[7]

L’université L’Aurore震旦大學 fut le lieu privilégié de l’activité d’éducation des Centraliens de Chine. Fondée en 1902 par les jésuites, elle comprend deux enseignants de cet ordre sortis de l’École Centrale.

Le R.P. Georges Guérault (ECP 1893), ingénieur mécanicien, fait une courte carrière aux Chemins de fer d’Orléans avant de rejoindre l’ordre des jésuites. Il rejoint Shanghai en 1907 et dès 1908 il est professeur de mathématiques à la faculté des sciences jusqu’en 1944 et procurateur (économe) de l’université jusqu’en 1951. Il est expulsé par le régime communiste en 1952 et ne survit que quelques mois du côté de Nantes.

Louis de Jenlis

Le R.P. Louis Bosquillon de Jenlis (ECP 1898 + ESE 1900) est lui aussi ingénieur mécanicien. À sa sortie de Centrale et après son service militaire, il entre à l’École supérieure d’électricité dont il est diplômé en 1900. Il entre alors à la Compagnie des chemins de fer du Nord. Mais au bout de quatre ans, sa vocation l’appelle et il rejoint la Compagnie de Jésus. Les jésuites l’envoient à Shanghai en 1911 où il enseigne à L’Aurore comme professeur de mathématiques, de physique industrielle puis spécialiste de la résistance des matériaux et du béton armé. Il est également ingénieur-architecte de plusieurs bâtiments de l’université et de l’hôpital qui y est attaché.

Paul Mailly (ECP 1894 Mécanicien + S 1896) est professeur d’électricité industrielle et d’électrochimie à partir de 1919  puis professeur de mines, chemins de fer et métallurgie à la faculté des Sciences de l’ingénieur jusqu’à son décès en 1936. Il avait été directeur d’une société chimique italienne, avant de diriger l’usine de poudres de Saint-Fons (Rhône) pendant la Grande Guerre. En 1919 il rejoignit Shanghai où il fut directeur de sociétés d’import-export. Notable de la Concession française, il est élu au conseil municipal pour 1921 et 1922.

Félix Fiquet (ECP 1895 Métallurgiste) enseigne en 1912 les travaux publics[8]. Avant de rejoindre Shanghai en 1909, il avait fait une carrière dans la chimie à Marseille l’Estaque, dans le Nord chez Amylo, puis aux distilleries Colette et à l’Institut Pasteur de Lille ; il est ensuite ingénieur aux Distilleries de l’Indochine, à Saigon en 1902 puis à Hanoi en 1903. À Shanghai, il est engagé par son condisciple Fernand Caissial (ECP 1895) qui a ouvert une société d’ingénierie et engagé plusieurs Centraliens. Après la guerre, il restera en France et rejoindra la société Amylo.

Pierre Chollot (ECP 1914 Constructeur) y est également professeur de travaux publics en 1936. Né le 8 octobre 1888 à Port-Arthur, son père ingénieur y était pour la construction des installations portuaires avant de migrer vers Shanghai. Pierre effectue un an de service militaire avant son entrée à l’école. Malheureusement la guerre éclate, il est mobilisé comme lieutenant d’artillerie et il n’obtiendra son diplôme qu’en 1919. Il est alors associé de Charles Piketty & fils jusqu’à son retour à Shanghai en 1924. Il y exerce au sein de la FonCim de René Fano comme ingénieur et architecte. Il quitte la ville en 1947 alors que la Chine est en pleine guerre civile. Il décède à Paris en 1972.

Oreste Bersani (ECP 1913), né en Tunisie en 1890, entre à la Compagnie française de tramway le 1er juin 1918. En 1925 on le trouve comme professeur à la faculté de droit.

Parmi les fonctionnaires de la Municipalité française, on compte Marcel Verdier (ECP 1921C Métallurgiste), directeur général des services de la Municipalité française. Sa vie pleine de dangers et d’excentricités mérite une biographie, notons juste qu’il partit en 1946 de Shanghai sur son bateau à voiles et s’établit à Madagascar. Il y serait décédé en 1974. Indépendamment de ses fonctions municipales, Verdier est professeur de chimie à la faculté des sciences de L’Aurore en 1924 et 1925.

Enfin, on trouve également le Supélec Jean Favret (ESE 1914), sous-directeur de la compagnie et enseignant la partie courant alternatif des cours d’électrotechnique entre 1935 et 1945 ; et son collègue Jean Mariotti (ESE 1921) qui enseigne l’électrotechnique et la traction électrique en 1935-1936. Il est ingénieur à la Compagnie des tramways en charge des voitures et des ateliers jusqu’en 1946.

L’Institut technique franco-chinois

Institut Technique Franco-Chinois

Si l’université L’Aurore forme les élites francophones sous la houlette des jésuites, il existe un établissement laïc : l’Institut franco-chinois d’industrie et de commerce 上海中法工學院.

« [L’Institut] voué à l’enseignement technique […] est créé en 1920 dans les locaux d’une école professionnelle allemande établie sur la concession et annexée au domaine français à la suite du traité de Versailles. Le but de l’institution est de “former des techniciens, contremaîtres, chefs d’atelier, conducteurs de travaux versés dans la pratique des arts mécaniques, des industries électriques, de la construction des chemins de fer, et aussi des employés de commerce” […].[9] »

Porte de l'université Franco-Chinoise

Il y a deux sections, la technique dont l’enseignement dure cinq ans, et la commerciale limitée à trois ans. Ouvert en 1921, l’institut est dirigé par Charles Maybon, ancien élève de l’École Centrale qu’il quitta en 2e année[10] pour partir en Indochine où il fait une carrière dans l’enseignement. Il prend ensuite la direction de l’École municipale franco-chinoise de Shanghai en 1911. Il part de Shanghai en 1923 et retourne en Indochine.

Maybon est plus connu pour son Histoire de la Concession française de Changhai écrite avec Jean Fredet et publiée en 1929, ainsi que pour ses travaux pour l’EFEO.

Cet institut est à direction conjointe et doit être financé par les deux pays. Un comité de supervision comprend trois membres français et trois chinois. Dans les années 1930 on retrouve Gualbert Géo 趙志遊 (ECP 1919)[11], président de l’Association amicale sino-française 中法聯誼會, représentant le Gouvernement chinois aux côtés de Pierre Chollot, représentant le Gouvernement français. Marcel Verdier y est professeur et s’occupe aussi de travaux pratique en 1925.

Autres institutions

Hautes Études Industrielles & Commerciales

En dehors de Shanghai, il est deux institutions françaises notables en Chine. À Tianjin 天津 est fondée par les jésuites l’école des Hautes Études industrielles et commerciales 天津工商學院en 1923. Son modèle est l’Institut catholique d’arts et métiers, fondé à Lille par des jésuites en 1898 pour répondre aux besoins des industriels du Nord.

En 1930 on y compte deux professeurs centraliens[12] : Robert David (ECP 1921A Constructeur) est professeur de travaux publics ; Henri Metz (ECP 1902) est professeur de chemins de fer.

Robert David a commencé aux services hydrauliques du Tonkin avant d’être muté à la Municipalité de Hanoi comme ingénieur en chef, puis détaché à celle de Tientsin. Il commencera une seconde vie au Québec après la guerre.

Henri Metz est arrivé en Chine pour œuvrer sur la construction de la ligne de chemin de fer Long-Hai après avoir travaillé pour la Société des Batignolles au Chili, en Grèce et dans l’Empire ottoman. En 1927 il est employé comme ingénieur de la Municipalité française de Tientsin.

Pour la seconde, en 1920, à Pékin est fondée une université franco-chinoise à la demande de Cai Yuan-pei 蔡元培, le père de l’enseignement moderne en République de Chine. Mais jusqu’ici pas trace de Centralien dans le corps enseignant.

Cours Histoire de J. Charignon (1922)

En revanche, Joseph Charignon (ECP 1894), qui a pris sa retraite du ministère des Communications de Chine après la Grande Guerre pour raisons médicales et se consacre à la recherche historique sur Marco Polo, est chargé en 1922 d’un cours d’histoire de France. Il rédige alors son cours qui est imprimé sur du papier épais où on peut lire en haut des pages 北京大學法國史, c’est-à-dire « Université de Pékin – Histoire de France ». Charignon enseignait donc en français à la prestigieuse université de Pékin.

Enfin[13], nous devons mentionner l’Université des Communications[14] de Shanghai (connue désormais comme « Jiaotong University »). Joonvin T. Chwang (S 1922) 莊智焕 (Zhuang Zhihuan) y devient professeur en 1932.


L’auteur souhaite dédier l’article à Jean-Louis Bordes (ECP 58), ancien secrétaire général de Centrale Histoire, qui a su le motiver à entreprendre des recherches sur les Centraliens de Chine. Il remercie Fabienne Jolly qui, par son précieux travail dans les archives de l’école, contribue à donner du corps à ses articles.

Bibliographie

  1. Quelques aspects de la réforme de l’enseignement en Chine au début du XXe siècle d’après les écrits de Zhang Jian, par Marianne Bastid ; Jean Chesnaux (rapp.), Paris, EPHE, 1968.
  2. Il était une fois... Prosper Giquel, par David Maurizot et Philippe Fourneraut.
  3. Joseph Charignon, par Philippe Fourneraut, publié dans le revue Centraliens n° 657.
  4. Les Français de Shanghai 1849-1949, par Guy Brossollet, éditions Belin, 1999.
  5. Gualbert Géo, par Philippe Fourneraut, publié dans la revue Centraliens n° 673 [lien].
  6. Les Hautes Études industrielles et commerciales de Tianjin, 1923-1951 : un exemple de l’action éducative des jésuites en Chine, mémoire d’histoire de Corinne Dehoux-Dutilleux, université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 2018.
  7. Robert David, par Jean-Jack Patard (ECP 70) et Philippe Fourneraut, publié dans la revue CentraleSupélec Alumni no 08.
  8. Henri Metz, par Philippe Fourneraut, publié dans la revue CentraleSupélec Alumni no 11 [lien].

Notes et références

  1. Cet article a été initialement publié dans la revue CentraleSupélec alumni no002, janvier/février 2021.
  2. Ère Meiji : 1868-1912.
  3. Voir bibliographie [1].
  4. Citation de Xue Fucheng 薛福成en 1879.
  5. Cf. article sur Amédée Sébillot (ECP 1857) à venir dans ces colonnes et bibliographie [2].
  6. Voir bibliographie [3].
  7. Virtual Shanghai DR
  8. Les dates indiquées ne reflètent que les années documentées par l’auteur ; ces professeurs ont pu exercer avant ou après les dates indiquées, ainsi Fiquet enseignait peut-être en 1911 ou 1913.
  9. G. Brossollet, voir bibliographie [4], p. 222.
  10. Entré en 1893, il quitte Centrale en 1895. Il passe une licence de lettres à Lyon en 1898.
  11. Voir bibliographie [5].
  12. Il y a aussi un diplômé de l’École Centrale lyonnaise : Y. T. Téou, ingénieur civil, professeur de mécanique, béton armé et métré.
  13. Nous ne mentionnons pas ici Yu Daowen qui fut un expert d’armement léger et enseigna dans plusieurs universités, juste avant et surtout après la prise du pouvoir par les communistes. Voir l’article sur les Centraliens chinois dans le n°668 de la revue Centraliens.
  14. Aujourd’hui, dans le cadre des échanges dit 4 + 4, de nombreux étudiants sont double-diplômés de Jiaotong et d’une École Centrale.