Les canonnières françaises du Yang-Tsé (3) : la flotille du Yang-Tsé (1901-1940)

De Histoire de Chine

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Rédigé par Michel Nivelle, d’après Hervé Barbier

Le 2 août 1917, l’entrée en guerre de la Chine permet aux canonnières étrangères de réapparaître dans ses eaux territoriales, et plus particulièrement sur le Yang-Tsé. Le dictateur Yuan Shikai est mort en juin 1916. Son successeur, Li Yuanhong est dans l’incapacité de contrôler les militaires. Des chefs de bandes font la loi, et se disputent les provinces. C’est le début de l’ère des Seigneurs de la guerre, anciens gouverneurs ou officiers loyalistes, qui vont entretenir un climat de guerre en Chine pendant 10 ans. C’est donc dans un climat politique totalement changé que les canonnières vont assurer désormais leur mission sur le Yang-Tsé.

La caserne de Chongqing, au premier plan le Doudart de Lagrée (1909)

Le 17 décembre 1917, le ministre de la Marine française décide le réarmement de la canonnière Doudart de Lagrée. Il en avise le Commandant de la Marine à Saïgon : « Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères me transmet le désir du consul de France à Tchongking de voir le Doudart de Lagrée remonter le Haut-Fleuve où sa présence serait des plus utiles au point de vue politique… »

Contrairement aux Anglais et aux Américains qui disposent de véritables flottilles sur le Yang-Tsé, la France ne possède qu’une unité pour assurer la protection de ses nationaux et de ses intérêts économiques. En 1921,la Royal Navy aligne neuf canonnières, même l’Italie qui n’a que peu d’intérêts sur le fleuve dispose de deux canonnières. A Paris consciente de l’enjeu que représente la présence d’une véritable flottille sur le fleuve, les autorités décident enfin en 1922 de doter la Division Navale d’Extrême-Orient (D.N.E.O.) de deux unités supplémentaires avec la mise en service du Balny et de La Grandière. D’autres solutions sont même envisagées comme la mise en service d’hydroglisseurs et d’hydravions venant seconder l’action des canonnières mais faute de crédits suffisants, le projet tourne court, et le ministre de la Marine y oppose une fin de non-recevoir.

En avril 1921, le Doudart de Lagrée descend à Shanghai afin d’effectuer son carénage annuel. En remontant au mois de juin, et après avoir effectué la tournée des lacs Poyang et Dongting, 43 miles en amont de Yichang, près du terrible rapide de Xintan, la canonnière s’échoue sur une crête rocheuse. L’échouage est dû à une erreur d’appréciation du pilote chinois. Le 27 août, la remontée des eaux permet la remise en fonction d’une chaudière mais l’étanchéité insuffisante de la coque entraine l’envahissement de la chaufferie, la violence du courant brise les aussières, le Doudart de Lagrée est à la dérive. Le 30 novembre, la canonnière est remorquée jusqu’à Hankou pour y effectuer des réparations provisoires, puis jusqu’à Shanghai pour être entièrement démontée, et recevoir une coque neuve.

La première des conséquences de cet échouage est que le pavillon français reste absent du Haut-Fleuve pendant de nombreux mois, et cet absence est préjudiciable à l’influence française dans la vallée du Yang-Tsé. Ce n’est qu’en 1922 que la Marine française bénéficie d’une meilleure représentation sur le fleuve avec l’entrée en service de deux nouvelles unités : le Balny et le La Grandière, et en 1930, l’entrée en service du Francis Garnier vient compléter le dispositif français.

La décision de construire une seconde canonnière, réplique améliorée du Doudart de Lagrée fut prise le 7 février 1921. Le coût de construction est évalué à environ 685.000 francs, et le nom de Balny est donné en souvenir de l’enseigne de vaisseau Adrien Balny d’Avricourt qui s’était illustré en 1873 lors de la prise de la citadelle de Hanoï. La canonnière déplace 201 tonnes pour une longueur de 54 mètres et 7 mètres de large. Son tirant d’eau est d’un mètre. Une puissance de 900 CV est développée par deux machines alternatives chauffées au charbon. Sa propulsion est assurée par deux hélices sous voûtes donnant jusqu’à 14 nœuds. L’armement se compose d’un canon de 75 mm, de deux canons de 37 mm et de quatre mitrailleuses.

Le 17 novembre 1921, Landry, ministre de la Marine envoie des instructions à l’arsenal de Brest en vue de la construction d’une canonnière de 43 tonnes pour servir d’annexe au Doudart de Lagrée et au Balny. Ce petit bâtiment est baptisé La Grandière, du nom de l’amiral, premier gouverneur de Cochinchine. Contrairement aux canonnières précédentes, le système de propulsion adopté est celui d’un moteur à essence de 220 CV entrainant une seule hélice. La vitesse maximale atteinte est de l’ordre de 12 nœuds. L’armement est réduit à un canon de 37 mm et deux mitrailleuses Hotchkiss de 8 mm. La conception de cette canonnière n’est pas une réussite. Les défauts sont multiples comme par exemple le choix du moteur à essence, consommation élevée et approvisionnement difficile, ou encore le placement de la soute à bâbord qui fait que le bâtiment donne de la bande de ce côté lorsque le plein de carburant est effectué.

Le La Grandière

Comme précédemment pour le Doudart de Lagrée, les deux canonnières sont fabriquées en France puis démontées pour être expédiées en caisse à Shanghai. Le Balny et le La  Grandière sont admis au service en mars 1922. Si les débuts du Balny répondent aux attentes de la Marine, il n’en va pas de même pour le La Grandière. Le faible tonnage de la canonnière ne permet pas d’assurer une navigation sans risques. D’après le commandant du Balny, l’annexe ne peut rendre aucun service pendant les mois d’été où les eaux sont très hautes et le courant très violent.

En 1924, les canonnières françaises ont du mal à supporter la comparaison avec celles des autres puissances dans un pays où la « face » joue un rôle important. La mise en service d’une nouvelle unité pour renforcer la station navale française est jugée indispensable. Les crédits nécessaires à la construction de cette nouvelle canonnière sont inscrits au budget de 1925. Elle reçoit le nom de Francis Garnier, en mémoire du lieutenant de vaisseau Garnier, chef de l’expédition du Haut-Mékong qu’il a conduite jusqu’à la vallée du Yang-Tsé. Le Francis Garnier déplace 639 tonnes. Il mesure 62,50 mètres de long et 10,30 mètres de large. Son tirant d’eau est de 2,20 mètres. Ses machines alternatives développent une puissance de 3 200 CV, et permettent d’atteindre une vitesse de 15 nœuds. Son armement se compose de deux pièces de 100 mm, de deux de 37 mm, d’une de 75 mm anti-aérien et de quatre mitrailleuses. Les transmissions sont assurées par quatre émetteurs et quatre récepteurs radio.

En juin 1930, le Francis Garnier fait son apparition sur le Moyen-Fleuve, et la Marine française aligne une flottille de quatre canonnières sur le Yang-Tsé. Dans l’esprit de l’état-major de la Division Navale d’Extrême Orient, cette flottille contribue par sa présence, à maintenir les intérêts français (économiques, politiques et moraux) et à les protéger contre toute menace. En cas de troubles, ils doivent garder libre les communications françaises sur le fleuve, et ses affluents. Le dispositif étant complété par la caserne Odent à Wangjiatuo qui est occupée en permanence par un détachement de marins. Au total les effectifs de la flottille ne dépassera jamais les 255 hommes en charge de la protection des intérêts français sur plus de 2.650km de fleuve.

Les canonnières françaises ne dépendent que de l’amiral commandant en chef la Division Navale d’Extrême Orient, et qui lui-même dépend du ministre de la Marine. Cependant, dans les villes abritant une Concession française, le consul peut exercer un droit de réquisition, et seul il a qualité pour parler au nom du gouvernement français tant aux autorités chinoises qu’aux consuls étrangers. Hourst l’a oublié en 1902.

Le ravitaillement en denrées alimentaires, en eau,en matériel et en combustible ne rencontre pas de difficultés particulières. Un compradore chinois en contrat avec la Marine est utilisé pour le transport du matériel et du personnel des canonnières sur le Haut-Fleuve, et notamment pour la liaison entre Yichang et Chongqing.

Les commandants des canonnières sont recrutés parmi des officiers expérimentés, nommés par décret ministériel, et les volontaires ne manquent pas. Ils sont secondés par un état-major restreint composé d’enseignes de vaisseau frais émoulus de l’École Navale. Contrairement aux officiers, les matelots sont loin d’être triés sur le volet. Les fonctions à bord des canonnières nécessitent des facultés d’assimilation rapide plutôt qu’une spécialisation très poussée. Chaque canonnière dispose aussi d’un équipage chinois pour les fonctions de pilote, interprète, boys, cuisiniers, chauffeurs, sampaniers. Devant présenter toutes garanties de moralité nécessaires pour être en mesure d’embarquer à bord, les candidats font l’objet d’une véritable enquête de police.

Le climat particulier du Sichuan pose le problème de la situation sanitaire. Les maladies parasitaires ne sont pas rares, et l’année 1924 établit un record avec 739 jours d’invalidité recensés parmi les effectifs de la flottille. Dans les concessions étrangères, la prostitution est difficilement contrôlable, et l’état-major doit donc faire face aux maladies vénériennes, et met en place une campagne d’information sur les moyens prophylactiques les plus efficaces.