Lulu le Chinois

De Histoire de Chine

rédigé par Augustin Vouilloux

« Je suis né en 1914 à Chongqing, au bout du monde, aux confins de l’univers. Pour y arriver il fallait à partir de Shanghai remonter le Fleuve Bleu en jonques sur 2500 kilomètres et surtout passer les gorges calamiteuses ou sombraient des centaines de bâtiments, gorges terribles, gorges de la mort, qu’avaient affrontées mes parents sur une précaire embarcation. Au bout d’un mois de voyage, ils avaient aboutit à une ville médiévale perchée sur un roc, accroché à la montagne qui s’avançait dans les fougues du Yangzi et de son affluent, le Jialing. »

A gauche, Monsieur le Consul, père de Lucien Bodard. Photographie prise durant l'hiver 1912-1913 à Chongqing sur le toit de la caserne de la Marine française par l'enseigne de vaisseau Jean Constantin (à droite)[1].

Ainsi Lucien Bodard se présente-t-il au début de son livre Les grandes murailles. La traversée du fleuve Yangtsé, il l’aura faite dans le ventre de sa bien aimée mère, Anne-Marie. Cette native d’Ancenis en Loire-Atlantique, sur laquelle le père de Lucien a jeté son dévolu à la sortie d’une gare, ne pardonnera jamais à son mari ce terrible périple. Mère aimante mais distante, l’épouse fait la fierté de son consul de mari dans les ors de la représentation diplomatique. Mais celle-ci se montrera toujours critique, voire méprisante à l’égard de son époux. Néanmoins, prenant goût à son rôle de femme de diplomate et à l’étrangeté de la chine, elle ne laissa personne indifférent dans son sillage. Albert Bodard est présenté par son fils comme un consul sympathique, ambitieux, fantasque, obsédé par sa propre image et sa carrière. Dans sa trilogie Yunnanaise sur son enfance (Monsieur le consul, Le fils du consul, Anne-Marie), « Lulu le chinois », surnom qui fut attribué à Bodard par ses camarades lorsqu’il rentra à 11 ans dans un collège en France, raconte tout cela avec verve, humour, et bienveillance teintée d’ironie. Anne-Marie recevra le prix Goncourt.

Monsieur le Consul, en haut au centre, parmi d'autres notables français de Chongqing en 1912. Anne-Marie, la mère de Lucien, apparaît en bas à droite.[2]

De son vécu pendant son tendre âge dans la Chine des seigneurs de la guerre, Bodard tirera une particularité qui lui sera bien utile dans son futur métier de grand reporter : « l’horreur ne me surprend pas, j’y suis habitué et même je la pressens. » Les grandes murailles. Quand à 5 ans on assiste à des exécutions publiques comme d’autres enfants vont aux spectacles de Guignol, que des têtes sanguinolentes pendent aux abords de la cité et que la vue des cadavres fait partie du quotidien, on est plus à même d’appréhender les horreurs de la guerre d’Indochine. Non pas que notre reporter soit insensible, mais il a simplement intégré dès son plus jeune âge l’horreur comme faisant partie de l’expérience humaine.

Cette enfance hors-norme de fils de diplomate dans les confins de la Chine au début du XXe siècle, lui donnera une acuité indéniable sur le pays : « Affronter la Chine, essayer d’y accrocher une vérité, c’est naviguer dans le brouillard, se perdre dans les embarras, dans les éternelles chinoiseries qui exigent patience et même rouerie de qui prétend les supporter » Les grandes murailles.

Tout comme le désormais célèbre consul Auguste Francois (« Je suis un spectateur de l’existence chinoise dans ce qu’elle a de plus parfait. Je tâche d’y pénétrer un peu et de recueillir quelques idées. Je crois qu’il n’y a pas d’empire ayant duré aussi longtemps et demeurant si peu connu. Je ne vois aucune publication que me satisfasse pour présenter ce pays sous son véritable jour. » Le Mandarin Blanc), notre grand reporter se méfie des prétendus expert de la Chine. Bodard est retourné dans l’empire céleste en 1949, 1956 et 1984 dans le cadre de son métier de journaliste. A rebours d'un certain conformisme intellectuel, lors de son voyage de 1956 ou la campagne des Cent-fleurs commence, il n’affiche aucun enthousiasme pour le communisme et le maoïsme. Il deviendra la bête noire de Simone de Beauvoir et de Sartre. Bien avant Simon Leys.

Rappelons brièvement cette anecdote. Quand Beauvoir se rend en Chine en 1954 et rentre dans un tripot, elle s’écrit : « Quoi ? Deux bars où se soûlent encore quelques russes blancs et où deux ou trois femmes font un peu de racolage. Je manque d’enthousiasme ». Peut-être préfère-t-elle les délices du café de Flore comme le fait remarquer sarcastiquement Nicolas Idier (Shanghai, Bouquins, Robert Lafont). Quant à Bodard, revoyant un Shanghai qu’il a connu enfant environ 30 ans plus tôt, il a une phrase très évocatrice : « J’ai rarement éprouvé un sentiment de tristesse comme dans cette immense cité. C’est celui que donne la vue d’un chef d’oeuvre gâché. Rien n’est plus déprimant que le décor grandiose d’un capitalisme mort… Maintenant dans tout l’Extrême-orient, il existe une race spéciale d’homme qui trainent dans les bars: les anciens de Shanghai. Ils ne peuvent oublier, ils sont saturés de souvenirs. La plupart avaient de telles fortunes! Et maintenant il faut, à Hong Kong et à Singapour, qu’on leur paie leurs verres. » La Chine de la douceur (p. 82).

Bodard avant tout sait voir. Il dit avec humilité avoir ce don. Durant l’occupation, il quitte la France : « … Alors j’ai fui ce monde des pourritures et des courages complexes pour retrouver la pureté de la guerre à Alger et Londres. Guerre que j’ai faite bien modestement à l’arrière, car j’ai en moi comme une incapacité d’agir. Mais, j’avais le don de voir et c’est ce qui a fait de moi, ensuite, un journaliste. » Les plaisirs de l’hexagone, p. 9.

Finalement, fatigué par ses aventures et théâtres d’opérations aux quatre coins du monde, Bodard décide de poser ses valises en France à la fin des années 60. Il publiera Les plaisirs de l’hexagone dans lequel il fait le constat d’une France changé par les débuts de la société de consommation de masse, à cheval entre l’ancien et le nouveau monde. Récit hallucinant, agrégat de plusieurs reportage allant de la conquête spatiale aux méfaits de l’héroïne à Marseille, en passant par Fernand Raynaud, le sport-business et l’astrologie.

« Car malgré tout les progrès, la sociologie, l’idéologie, l’économie, la planification et le marketing, les êtres humains se débattent plus qu’autrefois. Plus que jamais, il y a l’absence de foi. Le déclin de la résignation. La fin du terroir. L’angoisse de l’argent. Les êtres veulent exister et n’y parviennent pas. Alors étrangement ils s’adonnent aux nouveaux consolateurs qui ont modernisé la superstition. C’est l’ère des devins, des diseurs de bonne aventure, des astrologues, des mages, des guérisseurs, des prophètes, des sages, des gourous, des messies. L’ersatz de l’imagination, l’ersatz de l’aventure, le pauvre rêve, la minable croyance. »

Les plaisirs de l’hexagone, p. 265.

Confrère de Joseph Kessel, avec qui il a collaboré au journal France-Soir sous la direction de Pierre Lazareff ; contemporain d’Albert Londres, malgré qu’on ait aucun écho d’une éventuelle rencontre entre eux ; Bodard, avec Londres et Kessel, appartient à la Sainte Trinité du témoignage journalistique français au XXe siècle. Tous trois, à la croisée des chemins, ne se sont pas souciés des étiquettes et de la segmentation éditoriale : Littérature, reportage, poésie, histoire, sociologie, folklore… incataloguables ! On se souvient d’eux et ils sont toujours là, pour notre salubrité mentale.

Lucien Bodard dans un extrait du documentaire « le train céleste » de Malek Sahraoui
1993


  1. © Descendants de Jean Constantin (archive familiale)
  2. © Descendants de Jean Constantin (archive familiale)