Poussière d'archives : La Concession de Shamian à Canton

De Histoire de Chine

rédigé par Patrick Nicolas & Fabien Pacory

Pour ce nouvel article de notre toute nouvelle rubrique « poussière d’archives », la Société d’Histoire met Canton à l'honneur et vous propose cette fascinante description de la Concession franco-anglaise de Shamian (alors orthographiée Shameen). Datant de 1887 et extraite du témoignage d’un officier de la marine française, le lieutenant-colonel Bouinais Albert (publié en 1892 sous le titre « De Hanoï à Pékin, notes sur la Chine »), Celui-ci s'exprime avec les mots et les préjugés de son époque. Il arrive en Chine dans le cadre de négociations avec les autorités chinoises. Il débarque à Canton en provenance de Hong Kong après avoir embauché un guide cantonais prénommé Atchi.

« Précédé d’Atchi (Dieu le bénisse), nous débarquons, nous frayant difficilement passage à travers la cohue dont le steamer est entouré : passagers chinois qui se rendent à terre avec leurs bagages, coolies demi-nus courant en tous sens pour offrir leur aide intéressée, etc. Nous contournons le quai dallé de briques rouges et le guide nous montre à notre gauche, l’îlot de Shamieen qui sert de résidence aux étrangers. Un pont défendu par une grille y donne accès.

Carte de Canton du révérend Vrooman en 1860, « l’îlot » de Shamian est situé au sud-ouest et signalé en jaune

L’histoire de cet îlot mérite d’être racontée en peu de mots. Lorsque les troupes franco-anglaises prirent et occupèrent Canton en 1857, les négociants européens qui s’étaient retirés sur Hong-Kong pour attendre l’issue des événements, revinrent en foule pour reprendre leurs opérations. Les factoreries n’étaient plus qu’un vaste monceau de ruines [...]. Après maintes délibérations, il fut enfin décidé qu’on aménagerait de longs bancs de sable qui gisaient non loin des factoreries, sur la rive gauche et sur lesquels les Chinois avaient construits deux ou trois petits forts. On appelait ces bancs Shameen, surface de sable. Dans ce but, on commença par circonscrire les bancs en question par une solide muraille de grosses pierres granitiques, puis on remplit l’intérieur des débris des forts chinois, de terre rapportée, de sable et de boue. On forma ainsi une île factice, de forme ovoïde, entourée d’un côté par la rivière des Perles, de l’autre, par un canal de cent pieds de large, destiné à la séparer du faubourg chinois. Ces travaux durèrent environ deux ans ; ils coûtèrent plus de trois cents mille piastres, somme qui fût payée au moyen de l’indemnité de guerre versée à la France et à l’Angleterre par le gouvernement chinois. L’île fût par suite partagée en deux parties : eu égard à l’importance de ses intérêts, l’Angleterre en eût les deux-tiers, nous en reçûmes le tiers restant. Cependant, les gouvernements français et anglais ne se déclarèrent pas propriétaires de ces deux concessions crées à leurs frais ; par des contrats officiels faits entre les consuls et le Vice-Roi, ils n’en furent reconnus que concessionnaires ; il résulte de là que les terrains sont affermés à la France et l’Angleterre à perpétuité.

Plan de la concession en 1883[1]

Le gouvernement anglais, toujours pratique, chercha immédiatement le moyen de rentrer dans les fonds qu’il avait déboursés, et il le trouva. Il décida de mettre en vente, en adjudication publique et ouverte à toutes les nationalités, les terrains qui formaient sa part. Il avait d’abord eu la pensée de ne vendre qu’a des sujets anglais, mais il avait vite renoncé à cette idée trop exclusive ; elle aurait pu, en effet, écarter des acquéreurs sérieux non anglais. Les terrains furent partagés en un certain nombre de lots, et mis en vente le 3 septembre 1861. On ne manqua pas de surenchères ; à cette époque, sous la l’impression des récents événements, on se figurait que Canton allait prendre une grande importance au point de vue commercial et que les lots pourraient être revendus avant peu avec de très gros bénéfices, l’emplacement réservé aux étrangers étant limité. Il y eu donc une forte compétition et concurrence ; on s’arracha littéralement les lots de la concession anglaise. Ils furent tous vendus le même jour à des prix très élevés, et l’Angleterre, outre qu’elle récupéra les fonds déboursés, empocha un certain bénéfice.

La plupart des négociants n’avaient pas acquis des lots que par spéculation, dans le dessein de les revendre plus tard avec profit. A l’origine, ils n’élevèrent dans leurs lots que des paillottes ou des bungalows, leurs maisons ou magasins de Honam leur paraissant suffisants pour attendre quelques années. Beaucoup même restèrent longtemps inoccupés. Cependant, le commerce de Canton ne prit pas l’extension à laquelle on s’attendait ; bien plus, l’ouverture des nouveaux ports, décidée par les traités franco-anglais de 1860, et le voisinage de Hong-Kong lui portèrent un coup sérieux. Les illusions qu’on s’était faites s’évanouirent, la spéculation compris qu’elle s’était trompée, et les acquéreurs prirent le parti de bâtir eux-mêmes sur leurs lots et d’y transporter leurs établissements de Honam. En deux ou trois ans, la concession anglaise fût couverte de belles et élégantes maisons d’habitations, avec magasins et dépendances, et le gouvernement y fit élever sur les six lots qu’il s’était réservé, un magnifique édifice consulaire, comprenant maisons séparées pour le consul, le vice-consul et l’interprète, et divers bureaux pour ces fonctionnaires.

Le gouvernement français ne suivit pas l’exemple de son co-concessionnaire anglais ; il persista dans l’idée exclusive de ne vouloir que des acquéreurs français, et il émit de plus la prétention de faire payer à ces derniers une quote-part des frais nécessités pour la création de la concession française ; personne ne se présenta dans ces conditions. D’ailleurs, on ne se décida pas à opérer à une vente aux enchères. Plus tard, le gouvernement essaya de revenir sur sa décision mais il était trop tard. Une tentative de vente eut lieu vers 1873 ; elle n’eut aucun succès, la mise à prix des lots étant la même que celle qui avait été adoptée douze ans auparavant par les anglais. La décroissance des affaires, leur limitation à un petit nombre de produits d’exportation et d’importation ne permettaient plus de tirer parti, à des conditions aussi avantageuses, de notre territoire.

Notre concession est donc restée dans l’état où elle était il y a vingt-sept ans : c’est un vaste terrain en friche, à l’aspect désolé, couvert de détritus et d’immondices, où paissent des troupeaux de vaches et de buffles qui nous regardent passer l’œil voilé et morne. Il n’y existe qu’une seule construction, à l’air minable et chétif, où réside un anglais possesseur de flottille de chaloupes à vapeur qu’il loue à des chinois. Malgré soi, un sentiment de tristesse vous saisit quand vous voyez la place que tient la France dans ce pays lointain, le peu qu’elle a fait pour maintenir son ancienne influence, les édifices consulaires délabrés ou en ruines où habitent ses représentants officiels, et quand vous comparez sa situation effacée avec celle de son allié d’autrefois, de sa voisine et de sa rivale, l’Angleterre.

{Depuis que ces lignes ont été écrites, la situation n’est plus la même : elle a changé à notre avantage. Grâce à ses efforts persévérants et à ses relations personnelles avec les résidents de Canton et de Hong-Kong, notre sympathique consul, M. Huart, qui joint à de nombreuses qualités celle d’être un habile administrateur, a réussi à trouver des acquéreurs pour les lots de la concession. Tous les terrains ont été vendus en 1889 à des négociants français et anglais. La concession a été appropriée rapidement, une organisation municipale a été créée de toutes pièces, une police veille au maintien du bon ordre et de la sécurité, etc. Par une clause adroitement introduite par M. Huart dans les contrats d’affermage, les acquéreurs sont tenus de bâtir dans le délai de deux ans. Nous aurons bientôt, sous la protection du pavillon tricolore, un quartier qui fera honneur à la France, et qui rivalisera avec celui qu’occupent les anglais. C’est un nouveau succès à mettre à l’actif de notre agent, qui est considéré depuis longtemps, d’ailleurs, comme l’un des fonctionnaires les plus sérieux du service consulaire français}

C’est sous l’emprise de cette impression que nous traversons, sous la conduite d’Atchi, ce qu’on appelle la concession française de Shameen. On y débouche après y avoir franchi le pont de l’Est qui relie l’île au faubourg. Depuis l’émeute de 1884, qui a eu pour origine un accident fortuit (un coup de révolver tiré par un anglais aviné et blessant un enfant) et pour résultat le pillage et l’incendie d’une dizaine de maisons de Shameen par une populace désordonnée, surexcitée par les événements qui se déroulaient alors au Tonkin, le Vice-Roi de Canton entretient sur les concessions une garde d’environ deux cents soldats : ces prétendus guerriers résident surtout sur notre territoire. [...]

Maison incendiée en 1883[2]

L’île de Shameen, que nous fait parcourir Atchi, a environ un kilomètre de long sur trois cents mètres de large ; elle est coupée au centre par une belle allée de banyans dont le feuillage touffu repose la vue, tempère les rayons tropicaux du soleil, et fournit en abondance l’oxygène aux poitrines oppressées des étrangers. Il est vrai qu’en outre il doit attirer et nourrir les moustiques ; mais ceux-ci ne viendraient-ils pas néanmoins, sans eux, torturer le « barbare » assez imprudent ou assez courageux pour venir habiter Shameen ?

Il faut, en effet, être armé d’un courage et d’une patience à toute épreuve pour résider dans ce port : les concessions forment une espèce de prison ; le quai ou bund, unique promenade, en est le préau. Peu ou point de distractions, quelques excursions ou pique-niques en chaloupes à vapeur dans les arroyos des alentours, des dîners ou réunions dans lesquelles on rencontre toujours les mêmes personnes et où se débitent les mêmes plaisanteries, voilà la vie monotone qu’on mène à Shameen ; la seule perspective est un voyage à Hong-Kong et à Macao, que d’aucuns effectuent sous prétexte d’affaires, d’autres pour changer d’air ! Il y a des négociants qui vivent ainsi pendant des vingtaines d’années ! Mais ils vont de temps à autre en Europe, direz-vous. Si peu souvent, peut-être une fois tous les cinq ou six ans ! Tous les soirs, quand il fait beau, la colonie se retrouve sur le quai macadamisé qu’elle arpente pendant une heure ou deux.

Le jeu de lawn-tennis est un des rares amusements de l’endroit ; les Anglais ne pourraient pas se passer de cet exercice violent, ils ont entraîné à leur suite les Allemands et plusieurs amateurs.

Communauté étrangère de la concession sur le terrain de tennis[3]

Le quai est ombragé, comme l’allée centrale, de beaux banyans, : c’est là que l’on trouve le lawn-tennis club et le jardin public, jardin où personne ne va et qui semble réservé aux enfants et aux amahs ou nourrices. Le long du quai, derrière ces jardins, se trouve une splendide rangée de maisons d’habitations appartenant à MM. Schelan et Cie, Brôkelmann, Arnold Karlberg, Jardine et Matheson, et les divers consulats, anglais, américain, danois, allemand ; quant au consulat de France, il n’est pas là où il devrait être : il est installé dans l’allée centrale, et notre représentant occupe une petite maison d’aspect assez misérable.

Arnold Karlberg & Co. bâtiment dans les années 1900[4]

Nous sortons de la concession par un autre pont jeté sur la partie nord-est du canal : il ne manquerait qu’un pont-levis pensions-nous en le franchissant, et l’on aurait l’image d’une prison d’Etat ! … »


Quelques erreurs de la part de l’auteur sont à noter :

  • La taille de la concession française : 1/5ème et non 1/3
  • La date du pillage et incendie de la concession (ainsi que le motif déclencheur) : 1883 au lieu de 1884
  • Les lots de la concession anglaise n’ont pas été tous vendus lors de la première vente aux enchères

A propos du lieutenant-colonel Bouinais Albert :

« Lieutenant-colonel, il participe en 1887, à des négociations en compagnie du gouverneur Ernest Constans avec les autorités chinoises puis accompagne une délégation française à Pékin. Malade, il rentre en France en 1891 et meurt à Arcachon en 1895. » (Extrait de Wikipédia)

Lieutenant-colonel Bouinais Albert
  1. Source : MAEE
  2. Source : BNF
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  4. Source : Collection Getty