Quand Xujiahui était un village français...

De Histoire de Chine

Par David Maurizot

Attention : Promenade publiée en octobre 2017. Certains des éléments décrits ci-dessous ont pu évoluer.

Aujourd’hui à Xujiahui non loin des immenses galeries marchandes, temples modernes dédiés au dieu consommation, subsistent les traces d’un village catholique qui fut dirigé pendant une centaine d’années par des jésuites français. Partons à sa recherche.

La bibliothèque de Xujiahui

À 500m au sud de la grosse boule de verre de Metro-City, à l’angle des rues Caoxi Bei Lu et Nandan Lu, au niveau de la sortie n°1 de la station de métro Xujiahui, commence notre balade. En regardant vers l’ouest, on aperçoit : un vieux bâtiment dont les fenêtres sont munis de volets et qui semble perdu dans le temps au milieu des tours de béton, à ses côtés une tour d’une quinzaine d’étage coiffée d’un observatoire astronomique. Étonnant. De l’autre côté de la rue un petit parc inconnu des touristes va nous livrer un premier indice. Allons voir de plus près.

Aux origines de Xujiahui : un mandarin catholique

En prenant Nandan Lu, direction ouest, vous trouverez au bout de 200m sur votre droite, une petit parc dont l’entrée est marquée par une arche chinoise traditionnelle (dite pailou ou paifang). Il s’agit du Parc Guangqi. Passez le pailou, prenez l’allée bordée par des sculptures d’animaux : vous arrivez au pied d’une grande croix chrétienne en pierre. La base de celle-ci est ornée d’inscriptions en chinois, mais aussi… en latin. Une croix… ? du latin… ? mais où sommes-nous donc ? Et quel est cet étonnant monticule recouvert d’herbes que l’on aperçoit maintenant ?

Il s’agit du tumulus funéraire d’un certain Paul Xu. Paul Xu, né à Shanghai en 1562 de nom chinois Xu Guangqi, fut un mandarin de rang de ministre qui a servi la cour des Ming à Pékin. C’est là-bas qu’il rencontre un drôle d’étranger, un nez long occidental, paré de la robe du lettré chinois et parlant mandarin. Matteo Ricci, tel est son nom, est en fait un missionnaire jésuite qui a réussi à se faire accepter dans la Cité Interdite grâce à ses connaissances en astronomie et en mathématiques. Son savoir impressionne et est mis au service de l’Empereur. Mais le stratagème du jésuite va encore plus loin : ses connaissances scientifiques ne sont qu’un appât. Son but est de convertir à son savoir religieux la cour, l’Empereur même… puis la Chine entière à sa suite ! Il ne fut pas loin de réussir… mais ceci est une autre histoire…

Mateo Ricci

Ricci et Xu se lient d’une profonde amitié. Le dialogue interculturel entre ces deux grands esprits enfantera d’une traduction des classiques chinois en latin et, dans l’autre sens, de la traduction de certains grands traités scientifiques occidentaux en chinois. Pour la première fois la Chine et l’Occident se parlent et s’enrichissent l’un l’autre. Sous l’influence de Matteo Ricci, Xu Guangqi reçoit le baptême et prend alors le prénom de Paul : c’est la première grande conversion d’un Chinois au catholicisme.

À sa mort, le corps du mandarin est rapatrié dans son village natal à quelques kilomètres de Shanghai, et repose sous le tumulus funéraire que nous contemplons. Autour de sa tombe s’ajoutera ensuite celle de ses descendants. Ceux-ci formeront dans cette localité un petit village catholique et donneront ainsi leur nom à ce qui deviendra ensuite un quartier de Shanghai : Xu Jia pour « la famille Xu » ( jia signifie « famille ») et hui qui est le terme qui désigne « l’endroit où plusieurs cours d’eaux se rejoignent », car à l’époque deux canaux s’y rencontraient (au niveau du grand carrefour routier – les routes actuelles ont été construites par-dessus ces cours d’eau). Paul Xu n’est plus, mais son nom reste lié à ce quartier de Shanghai.

Un village sous le patronage de Saint Ignace

La cathédrale de Xijiahui

Revenez sur vos pas, vers la station de métro, et prenez ensuite à gauche, direction nord, quand vous atteignez Caoxi Bei Lu. Après 200m de marche, vous allez apercevoir, sur votre gauche, la cathédrale de Xujiahui. Après le tombeau du catholique Paul Xu, vous n’êtes maintenant qu’à demi surpris de voir une église catholique. Contournez les travaux et dirigez-vous vers le portail de l’église : celle-ci est malheureusement en cours de restauration mais elle peut toutefois encore nous raconter son histoire.

L’édifice actuel a été érigé sous la direction de missionnaires jésuites français entre 1906 et 1910. Ses deux tours culminent à plus de 50m de hauteur et étaient, à l’époque de leurs constructions, les structures les plus élevées de Shanghai. Sa capacité de 2.500 personnes en faisait également la plus grande église d’Extrême-Orient. Bref, on ne pouvait pas faire plus grandiose !

Comment les successeurs de Matteo Ricci se sont-ils retrouvés à Xujiahui, à deux pas du tombeau de Paul Xu ? Il nous faut aller au-delà de 1910, remonter encore plus dans le temps : jusqu’en 1842. Après 3 ans de conflit militaire, le Royaume-Uni vient de soumettre la Chine. Les Anglais forcent l’Empire des Qing à ouvrir au commerce étranger quatre nouveaux ports (en plus de celui de Canton). Shanghai est de ceux-là.

Le Consul britannique est à peine débarqué sur la rive boueuse du Huangpu qui ne s’appelle pas encore le Bund, que déjà deux missionnaires jésuites français ont élu domicile à Xujiahui : il s’agit des Pères Gotteland et Estève. Ils ont senti un vent favorable souffler pour les missions étrangères, qui étaient auparavant interdites par le gouvernement chinois, et saisissent donc l’occasion pour se réimplanter en Chine.

Les descendants de la famille Xu leur ont offert hospitalité, mais surtout des terrains autour d’une petite chapelle. Ils font donc de Xujiahui leur base. Très vite, en 1851, ils y élèvent une première église qu’ils dédient au fondateur de leur ordre : Saint Ignace. Notre cathédrale actuelle en est la seconde version. Celle-ci va devenir le centre de l’intense activité développée par les missionnaires de la Compagnie dans la région. Un vrai village va se constituer autour d’elle.

Ceux qui scrutaient le ciel

Continuez sur votre chemin (direction sud), vous allez arriver devant un portail gardé qui s’ouvre sur un vieux bâtiment coiffé d’instruments météorologiques. Le garde ne vous laissera pas rentrer et vous indiquera que celui-ci est devenu un musée qui se visite uniquement sur rendez-vous les samedis. Comment prendre rendez-vous ? Rien de plus simple : adressez-vous au petit kiosque à deux pas du portail, il s’agit en réalité d’un office du tourisme géré par le district. Mais de quoi s’agit-il au fait ? De l’observatoire météorologique des jésuites.

L'observatoire météorologique

En effet, dans la ligne de la méthode inventée par Matteo Ricci, Henri Le Lec – encore un jésuite français ! – décide d’établir un observatoire à Xujiahui en 1865. Cette petite institution scientifique deviendra une vingtaine d’années plus tard, sous la direction de l’infatigable père Stanislas Chevalier, nous l’avons vu, une référence dans toute la région. Ne soyez donc plus étonné d’avoir aperçu, un peu plus tôt, un observatoire astronomique au sommet d’un immeuble moderne en face du Parc Guangqi. Xujiahui est le lieu de naissance de l’astronomie moderne chinoise et ce musée, plus le télescope qui n’a qu’une vocation didactique, en sont les legs. L’observatoire a été « nationalisé » au début des années 1950 et son administration n’a jamais quitté le quartier.

La bibliothèque de tous les savoirs

Revenez maintenant sur vos pas et reprenez la direction de Caoxi Bei Lu. Ne la rejoignez toutefois pas : engagez-vous sur votre gauche (direction nord) dans la petite route au niveau de la banque HSBC. Vous allez ensuite passer sous une passerelle, puis prenez immédiatement le chemin à droite, quand vous apercevez un vieil immeuble de quatre étages dont les fenêtres sont fermés par des volets. Vous voilà au pied d’un joyau ignoré, qui était le centre de la vie culturelle de ce village jésuite : la bibliothèque. Dirigez-vous vers sa porte. Avant de monter les quelques marches d’escalier, portez votre regard vers le bas, à gauche : il s’agit de la « première pierre » du bâtiment. La date y est gravée en français !

La bibliotheque Zi-ka-wei

À leur installation à Xujiahui les jésuites français ne perdent pas un instant. Une première version de la bibliothèque actuelle est construite en 1847 : les religieux y stockent tout ce qui peut les aider à mieux comprendre la Chine. Des descriptions des us et coutumes des Chinois rédigés par leur prédécesseurs, mais aussi les Classiques en langue chinoise. L’âme des Chinois ne doit en aucun cas leur être impénétrable. La bibliothèque devient également un lieu où sont conservés les publications spécialisées, les journaux, etc. Dans les années 1930, à son apogée, elle abritait plus de 80.000 volumes en langues européennes, et 120.000 en chinois. Une référence dans tout l’Extrême-Orient.

Au rez-de-chaussée, dans le couloir de l’entrée, vous pourrez admirer une photo panoramique du quartier dans les années 30. La première porte sur votre droite donne sur une grande salle. Certains ouvrages rares y sont parfois dévoilés au grès des expositions – celles-ci changent tous les six mois environ. Vous pourrez également y contempler des anciennes photos du quartier au temps des jésuites. Muni d’une carte de bibliothèque vous pouvez aussi monter au premier étage et accéder à une salle de lecture : sont disponibles en libre consultation, entre autres, les journaux de l’époque : Le Journal de Shanghai, la publication dédiée à la communauté française du Shanghai d’alors !

Du côté de chez les sœurs

Sortez de la bibliothéque, prenez à gauche, direction Caoxi Bei Lu. Quand vous atteignez la route, tournez encore une fois à gauche (direction nord) et descendez dans la première bouche de métro que vous apercevez (sortie n°8). Une fois sous terre dirigez-vous ensuite vers la sortie n°9 (juste en face) et ressortez à l’air libre. Vous n’avez fait que traverser la route par un passage souterrain mais vous venez d’accéder en réalité à un autre monde : celui des religieuses. Les deux sexes étaient à l’époque divisés par un petit canal qui se traversait alors par un pont.

L'orphelinat

Sous l’impulsion des prêtres jésuites, des sœurs françaises s’installent en 1870 à Xujiahui et fondent un premier orphelinat auquel sera rapidement attaché un pensionnat et une école de jeunes filles. La spéculation immobilière moderne a malheureusement fait des ravages de ce côté-ci de la rue et il ne reste de l’œuvre des sœurs qu’un bâtiment du pensionnat et un autre de leur école. L’école d’alors demeure encore aujourd’hui… une école. Il est donc difficile d’y pénétrer. Le portail d’entrée se situe sur Tianyaoqiao Lu, une rue parallèle à Caoxi Bei Lu. Le pensionnat est lui aussi conservé, mais beaucoup plus facile d’accès : étant aujourd’hui transformé en restaurant.

Prenons maintenant un peu d’altitude. Juste à côté de la sortie du métro (n°9) se trouve une grande tour avec à sa base un centre commercial dédié aux produits électroniques : une véritable ruche. Pénétrez-y sans gêne et trouvez le chemin des ascenseurs. Montez-y (après une longue attente et une certaine promiscuité) et choisissez d’accéder à l’étage le plus élevé. Le bâtiment est totalement libre d’accès et personne ne se souciera de vous – la tour entière étant en réalité peuplée de magasins d’électronique. Dirigez-vous maintenant au bout du couloir qui donne vers Caoxi Bei Lu. De la fenêtre vous pourrez alors admirer une vue d’ensemble du parcours que vous venez d’accomplir. Sont à vos pieds, de gauche à droite : la tombe de Paul Xu perdu dans un océan de verdure, l’observatoire, la cathédrale et la bibliothèque. Juste en bas, de votre côté de Caoxi Bei Lu, vous pouvez aussi apercevoir le toit du pensionnat des jeunes filles.

Le musée de Tushanwan

Une photo de l'orphelinat au musée Tushanwan

Ressortez maintenant de votre tour d’observation et descendez (vers le sud) Caoxi Bei Lu. Nous allons faire 600m à pied, avec les bâtiments historiques que nous venons de voir sur votre droite. Traversez Nandan Lu (la rue du Parc Guangqi) et quand vous atteignez un second grand carrefour traversez alors Caoxi Bei Lu (à droite donc) et engagez-vous dans Puhuitang Lu. Après à peine 100m, sur votre droite, vous accédez enfin au terme de notre promenade : le musée de Tushanwan.

Etabli au sein des restes d’un orphelinat de la mission jésuite, le musée a été ouvert en 2010 au moment de l’Expo. L’orphelinat a éduqué plusieurs générations d’artistes à la sculpture, aux travaux du bois, de la gravure, du vitrail, etc. Le fameux Tchang des Aventures de Tintin (Tome : Le Lotus Bleu) est en réalité un Chinois bien réel, nommé Zhang Chongren, qui a inspiré Hergé, et qui avait été formé dans l’un de ces ateliers ! L’histoire de leur amitié n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Paul Xu et Matteo Ricci. Le musée regorge d’informations semblables à celle-ci et est une véritable petite mine d’or. Vous y trouverez une maquette du quartier tel qu’il était, des explications historiques bien évidemment, mais aussi des photos, des portraits des jésuites, etc. Tout ce qui n’est plus dans les rues est là. La "Mission catholique de Chang-Haï" dans toute sa splendeur. Le village reprend vie, tel qui fut pendant cette centaine d’année où des jésuites français l’ont dirigé.

À noter : notre visite n’a pas été exhaustive. D’autres "petites perles léguées par le passé" subsistent. À vous maintenant de les dénicher !