Une conception chinoise de la Paix future

De Histoire de Chine

Le 19 juin 1921, Le Journal de Pékin publiait en couverture « Une conception chinoise de la Paix future »


Avec cette série nous vous invitons à redécouvrir des articles de presse publiés en Chine il y a cent ans. Il s’agit d’une occasion d’apprécier, sous la plume de journalistes français, l’atmosphère et l’actualité politique d’époque. Aujourd’hui, nous vous proposons la lecture de la Une du Journal de Pékin, en date du 19 juin 1921. L’article fut rédigé par l’écrivain et journaliste français Edmond Haraucourt, président de la Société des gens de lettres, à l’occasion de la visite en France de ZHU Qiqian, pour la remise au Président de la République chinoise XU Shichang par l’université de Paris d’un diplôme de Docteur honoris causa[1].

Créé en 1910, Le Journal de Pékin était dirigé depuis 1918 par le journaliste et éditeur français Albert Nachbaur. Poète, chansonnier mais aussi animateur de la vie locale, Nachbaur était un personnage central de la communauté française de Pékin. Fondateur et maire de la commune libre de Pi Yun Sze, il était l’un des ambassadeurs de la culture française en Chine. Publié quotidiennement en langue française, Le Journal de Pékin apportait à la communauté francophone et à l’élite pékinoise des nouvelles de France, de Chine, et du monde.

La une du 19 juin 1921[2]

Une conception chinoise de la Paix future

« Le président de la République chinoise, Shu-Che Tchang[3], à qui l’université de Paris vient de décerner[4] solennellement le diplôme de Docteur Honoris causâ, est en effet un poète, un philosophe, en même temps qu’un homme d’Etat ; il partage sa vie entre la méditation et l’action ; il a composé des recueil de poésie pure, des ouvrages de critique historique, des traités de sociologie, dont le nombre étonnerait Voltaire, avec lequel il a peut-être quelques ressemblances spirituelles : comme l’ermite de Ferney, qui sans doute n’aurait pas manqué, lui aussi, de se mêler à l’action gouvernementale si son époque l’eût permis, son Excellence Shu Che Tchang se préoccupe du sort de l’humanité future, marche en quête d’idées neuves et ne redoutent point le paradoxe ; mais, à la différence de Voltaire, il répudie le scepticisme, et ses facultés d’analyse ne le détournent point de la foi ni de l’espérance. Traditionaliste […] il croit à la nécessité vitale de ne jamais rompre la chaîne qui rattache les peuples à leur passé, et, malgré les inquiétudes que lui cause la pathologie mentale de l’humanité, il croit à l’avenir meilleur. Tout au moins peut-on dire que les passages de ses écrits, lus en Sorbonne[5], dégagent cette impression d’ensemble. Un d’entre eux, notamment, m’a frappé, et je veux essayer de le résumer ici, car l’idée qu’il présente est assez neuve pour nous autres.

Deux civilisations, dit-il, se partagent le monde, l’une est très vieille et l’autre plus jeune, celle de l’Orient, née en Chine il y a cinq mille ans[6], et celle de l’Occident, dont la France est le centre depuis mille ans. Or, elles reposent l’une et l’autre sur des conceptions diamétralement opposées ; l’une est de caractère scientifique, l’autre est de caractère moral ; la visée des Occidentaux est de poursuivre le progrès du mieux-être matériel, à l’aide de conquêtes faites sur la matière ; la visée des Orientaux est de tendre au perfectionnement moral de la créature humaine, et de lui procurer, non pas les jouissances multiples, mais le maximum de sérénité : en d’autres termes, l’idée européenne est réaliste et tend à accroître les commodités de l’existence, à satisfaire au mieux les appétits de l’animal humain ; l’idée chinoise, au contraire, est spiritualiste et tend à développer chez l’individu les ressources de la conscience, et cette conscience améliorée trouvera en elle-même, et non dans les méprisables contingences, les éléments d’une félicité intérieure, qui remplace tout, tient lieu de tout, vaut mieux que tout.

Ces prémisses étant posées, les déductions vont suivre, et elles ne seront point banales. Engagé dans la voie des conquêtes scientifiques, l’homme occidental est devenu insatiable ; il exploite la planète, et, sur la planète, tous ses règnes, minéral, végétal, animal ; également, il exploite l’homme, c’est-à-dire les autres hommes. (Voyez poindre ici le reproche que l’Asie fait à l’Europe, et qui n’est pas immérité.) Ce mode d’agir développe l’égoïsme, ou plus exactement, des égoïsmes parallèles, adverses, innombrables ; d’où, conflits inévitables : nos progrès scientifiques font de l’Europe une juxtaposition d’usines aux ambitions rivales ; elles imposent à notre monde, logiquement, fatalement, un régime d’intérêts en lutte. La rivalité des intérêts nationaux nous voue à l’inéluctable nécessité de mésentente et des chocs ; la guerre récente fut une conséquence normale de cette civilisation même : or, la cause initiale qui vient de produire ce désastreux effet, persiste tout entière et ne peut que s’amplifier ; la guerre qui vient de se finir sera suivie d’autres. La civilisation scientifique de l’Europe ne tend et ne peut tendre qu’à l’accroissement des appétits et, consécutivement, à la bataille des intérêts ; somme toute, l’humanité, mettant à profit les découvertes de la science, aboutira par elles, à la possibilité et à l’effort de détruire l’humanité.

Tout ceci m’a toujours semblé d’une logique incontestable, et il me plaît d’entendre au Fils du Ciel déclarer « incontestable » ce que je tiens pour tel. Mais cet exposé de notre situation a pour pendant un exposé similaire de la civilisation chinoise, et ma défiance hésitera dans les beaux espoirs que le poète président propose à nos entendements.

En substance, les voici : -Ah ! que le monde humain eût été plus heureux, s’il avait adopté la conception chinoise du rôle que l’individu doit tenir sur la terre ! Même avant Confucius, qui formula le dogme dont s’inspirent nos prophètes et aussi les vôtres, nous tendions à améliorer, non pas les conditions de l’existence, mais les vertus morales qui permettent de tout subir, de tout endurer, et qui, par la seule notion du respect que l’homme doit à l’homme, introduisent, dans les rapports de chacun avec chacun et des peuples avec les peuples, une condescendance, une aménité, une politesse que seules rendent possibles ces rapports rendus nécessaires : rapports indispensables puisque vous avez par vos inventions rapetissé le globe, rapports irréalisables puisque la diversité de vos égoïsmes vous met en guerre perpétuelle, alors qu’il faudrait vivre en paix universelle !

Et il poursuit : « Vivre en paix ? Vous ne le pourrez que si vous adoptez la leçon de notre morale indulgente et fraternelle, par qui l’homme chaque fois qu’il parle des devoirs, les assume pour lui-même, et, chaque fois qu’il parle des droits, les reconnaît à autrui ! Notre politesse chinoise n’est rien autre que cela. Venez à l’école chez nous, gens d’Europe, et instruisez-vous des préceptes à la faveur desquels nous vivons en santé depuis cinquante siècles, et sans lesquels vous vous condamnerez vous-mêmes à périr avant peu de siècles ».

Si je transforme en apostrophe dirigée vers nous les considérations que l’auteur chinois présente sous forme de thèse, c’est afin de les abréger et de nous les rendre plus accessibles. A la vérité, le président de la République Chinoise ne nous adresse aucune exhortation ; il réfléchit il raisonne, et il conclut, dans une étude qui ne nous, était point destinée. Il constate que la prospérité est chez nous et manque chez lui ; nous la devons à notre science, qu’il admire et redoute ; il voudrait que ses compatriotes en eussent le bénéfice sans les inconvénients. Il trouverait bon que l’Europe pût enrichir l’Asie de ses conquêtes techniques, à la condition que l’Asie, en échange, pût inculquer à l’Europe la haute sagesse de sa philosophie. Mettons en commun ce que nous avons de meilleur : l’Occident apprendra aux Orientaux à exploiter eux-mêmes les produits de leur sol natal ; l’Orient enseignera aux Occidentaux la recette d’une aménité qui permettra au monde de vivre dans la paix au lieu de tendre vers la guerre.

C’est beau, idéalement beau. Une Société des Nations, qui se fonderait sur de tels principes, sauverait le monde, peut-être. Shu Che Tchang la croit réalisable, parce qu’il a mis, à la base de son système, la perfectibilité des hommes. Mais l’humanité n’est pas Une ; […] aucune politesse extérieure n’empêchera que nous demeurions, au tréfonds de nous, tels que nos aïeux nous ont faits : nos âmes sont les produits accumulés des urgences que la vie impose depuis l’aube du Quaternaire ; les religions fixent ces caractères, au mieux, mais elles ne les créent point et elles ne savent qu’en atténuer la rigueur. La morale de Confucius et celle de l’Evangile nous ont prodigués des conseils identiques ; s’il est vrai qu’ils furent entendus et suivis, sur une face du monde, mieux que sur l’autre face, […]. Par la promiscuité, la Chine gagnera un peu de nos besoins et perdra un peu de ses rites, sans qu’on puisse prévoir une modification subite de nos longues hérédités ; et le vieil homme restera, en Orient comme en Occident homini lupus ».

Note : texte original[7], plusieurs passages ont été réduits.

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Paris_(1896-1970)#Docteurs_honoris_causa
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Paris_(1896-1970)#Docteurs_honoris_causa
  3. En mandarin : XU Shichang (徐世昌)
  4. L’ancien ministre de l’Intérieur, ZHU Qian (Chu Chu Chien), fut envoyé à Paris à la place du président XU et reçu le diplôme en son nom. https://prabook.com/web/chi-chien.chu/1344699
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Paris_(1896-1970)#Docteurs_honoris_causa « L'université de Paris confère pour la première fois en 1918 un doctorat honoris causa au président américain Wilson, […] D'autres savants étrangers suivent les années suivantes, pour un total d'environ quatre cents de 1919 à 1968[…] Les cérémonies avaient lieu dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, à l'occasion de la séance solennelle de rentrée de l'Université »
  6. Intéressant de noter ici la référence aux cinq mille ans d’histoire, dès 1921. A ce sujet, voir également : https://www.economist.com/china/2016/08/20/the-return-of-the-xia
  7. Le Journal de Pékin, archives en ligne, gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France