La Gazette de Changhai : (38) La rue Molière, havre de paix dans un monde en guerre

De Histoire de Chine

Cet article fait partie de la collection de La Gazette de Changhai. → Voir la collection

rédigé par Charles Lagrange

La Chine s’enfonce dans le chaos d’un régime grossièrement copié sur le précédent mais dont il manque le ciment et qui voit s’effriter le pouvoir de Pékin face aux particularismes régionaux. En Europe, la Grande Guerre éclate et les Japonais se précipitent dans la brèche en essayant de mettre la main sur les intérêts allemands. Désavouée par les occidentaux, la tentative de Yuan Shikai de se faire couronner échoue et celui-ci meurt peu après. Dans ce climat déliquescent, le docteur Sun Yat-sen vient s’installer à Changhai afin d’éclairer le monde politique et intellectuel par ses écrits et ses interventions.      

La Grande Guerre éclate

Troupes allemandes à Qingdao

Lorsque éclate la guerre de 14-18, les étrangers de Chine se trouvent tétanisés.

Les Allemands, actifs dans le pays depuis des décennies et qui tissaient avec leurs confrères européens des relations de bonne entente, se trouvent du jour au lendemain ostracisés par ceux qui, la veille encore, étaient leurs amis.

Un Allemand faisait partie du Shanghai Municipal Council et des médecins allemands présidaient le conseil de surveillance de l’Hôpital Général.

L’épave du croiseur allemand Emden

Tous sont évincés, les clubs ferment leurs portes à leurs membres allemands et une certaine tension règne envers tous les Teutons résidant en Chine.

Les Japonais flairant l’aubaine, déclarent la guerre à l’Allemagne et le 13 octobre 1914, leur marine attaque le port de Jiaozhou, dans l’enclave allemande de Qingdao.

La garnison allemande se compose de 1400 soldats du troisième bataillon de marine et 3400 marins de la marine de guerre elle est commandée par le gouverneur militaire de Qingdao, le capitaine de vaisseau Alfred Meyer. Les Japonais sont dix fois plus nombreux. Il est donc assuré que le combat des Allemands allait être un combat pour l'honneur avant la défaite.

Action de la compagnie Han Yeh Ping

Les Japonais défont la garnison en quelques jours, et celle-ci se rend le 7 novembre, mais le croiseur allemand « Emden » parvient à s’échapper et donne d’ailleurs pendant plusieurs mois du fil à retordre à la Royal Navy avant d’être finalement capturé à l’île de Coco, dans l’océan Indien.

Le 18 janvier 1915, les « 21 Demandes » sont présentées par les Japonais à Yuan Shikai qui gouverne la Chine du Nord. Elles visent pratiquement à transformer la Chine en un protectorat japonais. Elles établissent plus particulièrement la mainmise des Japonais sur la Mandchourie et l’extension de leurs activités dans le Shandong, sphère d’influence allemande.

Les demandes sont articulées en 5 groupes :

Le premier groupe consolide les récentes acquisitions du Japon dans la province du Shandong en étendant le contrôle japonais sur les voies ferrées, les côtes et les grandes villes de la province ;

Le deuxième groupe concerne le chemin de fer de Mandchourie du Sud, déjà contrôlé par le Japon, et étend le bail jusqu'au XXIe siècle. De même, le Japon entend contrôler de sud de la Mandchourie et l’est de la Mongolie Intérieure, et ce par l’intermédiaire de conseillers japonais auprès des gouvernements locaux et la priorité aux investissements japonais.

Signature de l’accord de Lansing Ishii

Le troisième groupe accorde au Japon le contrôle de la compagnie minière et sidérurgique Han Yeh Ping, réunissant les activités de l’aciérie de Hanyang (Hankou) et de la mine de Pingxiang dans le Jiangxi.

Le quatrième groupe interdit à la Chine d’accorder davantage de concessions côtières à des puissances étrangères autres que le Japon.

Le cinquième groupe contient une série de demandes diverses, incluant la nomination de conseillers japonais auprès du gouvernement central chinois, un contrôle japonais sur les forces de police chinoises, et le droit de prêcher en Chine accordé aux missionnaires bouddhistes japonais, etc.

La Chine rejette les prétentions japonaises et le Japon présente une liste plus restreinte de 13 demandes, le tout assortie d’un ultimatum.

Yuan Shikai, accepte finalement la proposition et deux traités sont conclus le 25.

Docteur Sun Yat-sen au Japon

C’était sans compter sur la vigilance des puissances occidentales et notamment des Etats-Unis qui dès le 11 mai par la voix du secrétaire d’état Bryan, désavoue toute modification imposée par des traités antérieurs. Les Etats-Unis négocieront un accord avec la Japon afin d’en réduire les prétentions et signeront pour ce faire l’accord de Lansing Ishii du 2 novembre 1917.

Soon Ching Ling

Le docteur Sun Yat-sen quant à lui, qui s’était réfugié à Tokyo, se trouve pris entre deux feux et est contraint de se monter conciliant avec ses bienfaiteurs et notamment le mouvement extrémiste du Dragon Noir qui prône la Grande Asie sous domination nippone et compte bien utiliser le bon docteur comme vecteur de domination en Chine.

À Pékin, Yuan Shikai mêne une campagne de restauration de la monarchie. En décembre 1916, une assemblée constituante qui lui est toute acquise, lui demande officiellement de le faire.

En protestation, les provinces du sud font sécession, menées par un quarteron de généraux hostiles à Yuan Shikai, mais c’est l’intervention des Occidentaux qui met fin à l’initiative et après 83 jours, il renonce. Il ne survit que deux mois et demi à cet échec et meurt d’une crise cardiaque en Juin 1916.

Dès l’été 1916, le docteur Sun Yat-sen revient en Chine et s’installe à Changhai au 29 rue Molière (Xiangshan lu), dans une maison bourgeoise donnée par un de ses disciples de la première heure. Il y arrive avec sa secrétaire Rosamund Song (Soong Ching Ling), jeune femme de bonne famille shanghaienne de 20 ans sa cadette et qu’il avait épousé au Japon trois ans auparavant.

Un pacifiste avant l’heure

Intérieur de la maison de Sun Yat-sen au 29, rue Molière

C’est donc de cette demeure cossue que Sun Yat-sen assiste impuissant au déchirement de la Chine et des puissances occidentales dont il avait fait son modèle pendant toutes ses années d’errance.

Il se fait le chantre de la paix, ne comprenant pas pourquoi tant d’énergie était gaspillée dans cette guerre.

Il est viscéralement attaché à la neutralité de la Chine. Il édite une brochure intitulée « Question de vie et mort pour la Chine » dans laquelle il affirme que « lutter contre l’Allemagne pour des raisons morales est d’une grande bêtise face à l’iniquité de l’Angleterre, ses méfaits dans les colonies et son support du trafic de l’opium vers la Chine ».

Maréchal Duan Qirui

Il envoie même un télégramme à Lloyd Georges afin de l’exhorter à ne pas exiger que la Chine s’engage au côté des alliés.

Ce prêche dans le désert, il le partage avec les grandes figures socialistes d’Europe et son militantisme le rapproche d’ailleurs du combat des forces ouvrières européennes.

Mais les écrits du docteur trouvent sourde oreille à Pékin et en août 1917, le Maréchal Duan Qirui qui dirige l’armée « Anfu » et contrôle tout le nord de la Chine, déclare officiellement la guerre à l’Allemagne.

Du côté de la politique intérieure, le docteur Sun n’est pas prêt de se faire écouter non plus car la Chine se trouve effectivement sous le contrôle d’armées locales : Zhang Zuolin en Mandchourie, Feng Yuxiang dans la région du Yang-Tsé, et le général Cai E dans le sud, tous potentats locaux dont nous reparlerons.

Face à tant de folie, le docteur reste donc l’autorité morale du pays, ses écrits et ses interventions font la joie des intellectuels Changhaiens.

« L’action est facile mais la connaissance est difficile » disait-il à souhait… une esquisse philosophique qui ne résistera cependant pas bien longtemps à son désir de voir son pays sortir du chaos.

Mais c’est ce que nous verrons dans un prochain article. Pour l’heure, nous regarderons comment Changhai vécut ces années de guerre, loin du front mais coupé de la Métropole…