La Gazette de Changhai : (43) Changhai la juive, Changhai la russe (1)
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Rédigé par Charles Lagrange
Si les conseillers du Komintern arrivent à Changhai en 1921, d’autres Russes y étaient déjà installés depuis bien longtemps. En effet, des Juifs ashkénazes d’Europe de l’Est et de Russie avaient débarqué à l’aube du siècle pour rejoindre leurs coreligionnaires sépharades installés à Changhai depuis la moitié du XIXe. D’autre part, des hommes d’affaire russes avaient suivi le développement du commerce du thé. A partir de 1905, le flot des Russes va s’accélérer avec la défaite de Port Arthur et les pogroms de juifs perpétrés en Russie. D’autres migrations postérieures vont très vite faire des russes la plus importante communauté étrangère de Changhai et sur laquelle nous consacrerons un autre article.
Une communauté religieuse présente à Changhai dès le début
Dès l’ouverture de Changhai comme port de commerce, quelques grandes familles Juives sépharades y avaient émigré, venant principalement de la vallée de l’Euphrate et des Indes. Il s’agissait de riches commerçants dont les activités s’étaient étendues en Extrême-Orient : ils s’appelaient Sassoon, Kadoorie, Abraham, Gubbays, Toegs, Ezra, Nissim, Hardoon, etc..
Leurs activités étaient concentrées sur le commerce de l’opium, du thé, de la soie, de la laine et de coton.
Au fil des années, ces activités s’étendent à la finance, à la banque, aux assurances, mais surtout à la promotion immobilière et la construction.
Le premier fils de la dynastie Sassoon, Elias David, débarque à Changhai en 1844 pour y établir la société David Sassoon & sons.
Silas Aaron Hardoon arrive à Changhai en 1868 pour travailler à la société David Sassoon & sons. Il établit sa propre société et sera à l’origine du développement de la rue commerçante de Nanking road (Nanjing lu).
Ellis Kadoorie arrive à Changhai en 1880 et commence sa carrière chez David S. Sassoon avant de s’enrichir et former sa propre société.
David E. J. Abraham était l’arrière-petit-fils de David Sassoon et fondateur de la Communauté Sépharade de Changhai.
Isaac (Ned) Ezra, arrive à Changhai à la fin du XIXe et son fils Edward Isaac, né en 1883, sera le premier membre du Shanghai Municipal Council à être né en Chine. Sa famille sera propriétaire de l’Hôtel Astor.
À côté des grandes familles, d’autres Juifs sépharades étaient arrivés et s’étaient lancés dans l’import-export, le commerce de détail ou le change.
Cherchant à se loger à bon marché, ils s’installent dans le quartier de Hongkou, au Nord du Soochow Creek (Suzhou river).
Ils y construisent deux synagogues, celle de Beth-El sur Seymour road (Shanxi bei lu) en 1897 et qui sera remplacée par la synagogue Ohel Rachel en 1920, et celle de Shearith Israel sur Dixwell road (Liyang lu) en 1902, ainsi d’ailleurs que des écoles, des hospices, des cimetières.
À l’aube du XXe siècle, il y avait une centaine de familles juives à Changhai.
C’est à cette époque qu’apparaissent les premiers Juifs ashkénazes venant d’Europe de l’Est et de Russie. Ils sont marchands, gérants d’hôtels, traders ou banquiers.
La communauté ashkénaze pratique des rites différents et est en général de souche plus modeste. Ces différences les amènent à créer leur propre communauté. C’est ainsi qu’ils construisent leur synagogue, Ohel Moshe, sur Ward road (Changyang lu), flanquée dès 1903 par une école qui six ans plus tard prodigue l’enseignement à plus de 70 élèves.
En 1924, l’école migrera d’ailleurs dans les locaux de l’ancienne école américaine au 146 North Sichuan road (Sichuan bei lu).
En 1911, ils se construisent également un club, le « Jewish Recreation Club », sur Mulmein north road (Maoming bei lu).
Les russes orthodoxes rejoignent le mouvement
Dès 1860, Changhai était un port de transbordement du « thé rouge » (thé noir) fort apprécié des Russes et qui venait des environs de Hangzhou et partait en direction de la Russie.
Ce commerce était virtuellement organisé par l’Etat russe : une camarilla de « rois du thé » appointés par le gouvernement régnait sur le commerce du thé ainsi que son transport sur les navires de la « Volunteer fleet », (connue sous le nom de Dobroflot (Доброфлот).
La Dobroflot a été fondée à la suite de la Guerre russo-turque (1877-1878), dans le but de fournir à la Russie une flotte de navires marchands que l’on pouvait rapidement armer.
Au moment où ses trois premiers navires ont été achetés à la Hamburg American Line en juin 1878, la guerre était déjà terminée et les navires sont alors utilisés d'abord comme transports de troupes pour rapatrier les soldats russes de Turquie, puis comme navires marchands en temps de paix.
Tout au long de son existence, Dobroflot a fourni des services inestimables à la fois au gouvernement et au développement économique de la Russie, en particulier de l'Extrême-Orient russe, Dobroflot ayant établi la première liaison maritime régulière entre Vladivostok et la Russie européenne.
Ces quelques familles installées à Changhai s’appellent Litvinov, Mochanov et Gubkin et habitent des villas cossues du quartier de Hongkou.
Bien plus tard, la veuve Litvinov sera d’ailleurs à l’origine de la construction d’une des deux églises orthodoxes de Changhai.
Dès 1880, le premier consul de Russie, J.E Reding, arrive à Changhai.
En 1900, Changhai compte 47 Russes. En plus des commerçants et du personnel du consulat, il y a quelques cadres de la Banque russo-chinoise.
La banque avait été créée en 1895 à Saint Petersbourg afin d'assurer un prêt à la Chine. Le capital était divisé entre les Russes (37,5%) et des intérêts français dominés par la Banque de Paris et des Pays Bas (62,5%). Le comité de directeurs est alors basé à Paris et le comité exécutif à Saint Petersbourg.
En 1898, elle obtient la construction et l'exploitation pendant 80 ans du chemin de fer de l’Est Chinois de Tchita à Vladivostok. Le 12 mars 1898, une première succursale est ouverte à Changhai.
En 1905 arrivent les premiers Russes chassés par les pogroms perpétrés en Russie. Ces immigrants choisissent l’Extrême-Orient pour son climat politique relativement calme et les opportunités d’affaires qui semblent s’y développer.
Ensuite, viennent une partie des rescapés de la guerre russo-japonaise : 30.000 juifs avaient été conscrits dans l’armée russe et les blessés sont acheminés vers Changhai par l’entraide juive. Ces blessés bénéficient également de la clémence des Japonais dont l’effort de guerre avait été financé en partie par la banque Kuhn, Loeb & Co de New-York et dont les partenaires sont tous Juifs.
Cette banque d’investissement avait été fondée en 1867 par Abraham Kuhn et Solomon Loeb.
Elle devient rapidement une des banques les plus influentes dans l’économie des Etats-Unis dès la fin du XIXe siècle avec par exemple sa participation au développement des compagnies de chemins de fer, comme la Western Union et Westinghouse, devenant par là-même le principal concurrent de la célèbre J.P Morgan & Co.
(Il est à noter que pendant la Seconde Guerre Mondiale, lorsque le consul de l’Allemagne nazie interviendra auprès du commandant des troupes japonaises à Changhai pour envoyer tous les juifs pourrir sur l’ile de Chongming, c’est la même raison qui incitera celui-ci à refuser et décider de simplement les regrouper dans le « ghetto de Hongkou ».)
En 1917, les troubles secouent la Russie et les perturbations occasionnés dans le transport ferroviaire est une bénédiction pour les commerçants russes qui approvisionnent Vladivostok à partir de Changhai en équipement et en produits de première nécessité.
Dès cette époque, le nombre de Russes résidents à Changhai se monte à environ 800.
À partir de cette année-là, le flot des réfugiés deviendra continu...
En effet, la guerre civile en Russie a fait rage jusqu’en 1923, amenant son lot de réfugiés de tous bords. Mais c’est ce que nous verrons dans un prochain article….