Raymond Bonnet de Malherbe (1849-1928) : duel, théâtre et soie dans le Shanghai des concessions
Rédigé par Christophe Bouquet

Quand Raymond Bonnet de Malherbe quitte la France en juillet 1877 pour s’embarquer à destination de Shanghai, il n’a que 27 ans, mais déjà une solide expérience commerciale, une culture soignée, et une ambition claire : réussir sa vie.
Son enfance se déroule à Pau, où son père, médecin inspecteur des eaux minérales, occupe un poste prestigieux, mais les difficultés financières liées à un train de vie trop élevé plongent la famille dans une spirale de troubles. À l’âge adulte, ses premiers pas dans le monde du négoce sont marqués par des rencontres décisives. Inspiré par le Baron Eugène de Meritens[1], il décide de se lancer dans le commerce de la soie, un secteur alors en plein essor. Après des études à Londres[1] pour perfectionner son anglais et une immersion dans le monde du négoce londonien, il rejoint la société Arles Dufour[1] à Lyon, avant d'entamer une tournée internationale. Il obtient alors une place chez Jardine, Matheson & Co.[2], société partenaire d’Arles Dufour[3], à la tête du commerce des soies en Extrême-Orient. Il s’établit finalement à Shanghai et va alors plonger dans les intrigues commerciales et sociales du Shanghai des concessions.
Shanghai, scène d’un cosmopolitisme marchand et mondain

À son arrivée, Raymond découvre une ville en pleine mutation. Shanghai, divisée en concessions étrangères, est un carrefour où se croisent intérêts commerciaux, diplomatie impériale, vie mondaine et affrontements culturels. La communauté française, bien que minoritaire face aux Britanniques et Américains, y est active. Elle gravite autour du consul, des médecins militaires, de quelques commerçants et de personnalités francophiles.
La vie à Shanghai s’organise. En décembre 1877, Raymond est nommé secrétaire de la Société Théâtrale créée à l’initiative du Dr Galle[1]. Les apprentis comédiens jouent deux premières pièces : Furnished Apartment, une comédie vaudeville de 1855, et une pièce de Labiche : Edgard et sa bonne.
La femme du consul anglais à Shanghai, Harriet Helena Mary Davenport, réunit chez elle une fois par semaine une petite société moitié anglaise et française où on y lit Molière. Cette activité a l’avantage de réunir les membres jusqu’ici trop dispersés de la petite colonie et de leur faire passer ensemble quelques soirées agréables.
Lors de la représentation d’une pièce au Lyceum Theatre[4][5], Raymond et d’autres spectateurs se mettent à siffler le jeu d’un acteur jugé mauvais. Un journaliste britannique âgé de 24 ans, Frederic Essex, écrit le 15 août dans le Cathay Post un article intitulé « Applaud you may, but hiss you mustn't » pour dénoncer cette attitude qu’il juge inconvenante. Monsieur Essex refusant de présenter ses excuses, Raymond, offensé, lui demande réparation par un duel. Messieurs Cowen et Dunga, témoins de monsieur Essex, et le comte D'Arnoux et Monsieur de Pommeyrac, témoins de Malherbe, n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les choix des armes, chacun invoquant son bon droit selon la règle de leur pays. Un nouvel article publié par Essex qui relate la scène burlesque de ce duel avorté finit par piquer au vif Raymond. Il décide de se faire justice en allant s’expliquer directement avec Monsieur Essex. Il surgit dans le bureau du journaliste et lui assène un coup de cravache dans la figure, le blessant légèrement. Raymond sera condamné par le tribunal consulaire de Shanghai à verser une amende de 16 francs à Essex.

Ce n'est qu'en 1892 que l'idée de créer une société analogue à l’Amateur Dramatic Club, qui chaque hiver donnait deux ou trois représentations, fait son chemin. Raymond entreprend de la mettre à exécution, et la Société dramatique française (SDF) est née[6]. On commence à répéter et à jouer à l'Hôtel de la Municipalité. Face au succès des premières représentations, la taille du comité des fêtes de la concession devient rapidement inadaptée. Le comité de la SDF obtient alors de la concession internationale la possibilité de se produire au Lyceum Theatre. Ce théâtre d’amateurs français, gloire du vieux Shanghai et ambassadeur de la culture française, donnera des représentations jusqu’en 1936.
Un homme de soie entre deux mondes

Raymond souffre de l'éloignement d'avec les siens. Il attend avec impatience l'arrivée des malles pour avoir les dernières nouvelles de France.
En juin 1878, il évoque son souhait de voir son père le rejoindre à Shanghai[1] : « Je t’avais promis une longue lettre mais je m’aperçois que je ne pourrais tenir ma promesse qu’à la condition de revenir sur le sujet qui absorbe toutes mes pensées, dont je t’ai entretenu il y a quinze jours, et je n’ose pas te parler à nouveau de projets dont la réalisation peut paraître encore chimérique. Si j’ai éprouvé tant de plaisir à les former c’est que je voudrais bien t’avoir auprès de moi pour t’entourer d’une affection dont je me reproche de ne t’avoir donnée que bien peu de preuves ». Le 2 octobre 1885, son père embarque à Marseille à bord du Cargo Le Pei Ho pour rejoindre son fils à Shanghai.
En octobre 1882, Raymond quitte Jardine et devient inspecteur de soie de la société de négoce suisse Bovet et frères[7] installée à Shanghai.
Raymond nourrit depuis longtemps un intérêt particulier pour les chevaux qui s'est transformé en passion dévorante après avoir assisté au Derby d'Epsom au cours de son voyage en Angleterre[1]. Il passe une grande partie de son temps au Shanghai Race Club[8] et participera à plusieurs courses comme celles du Shanghai Paper Hunt Club. Il gagna certaines d'entre elles avec son cheval Farewell[9]. Il se blessera d’ailleurs sérieusement au-dessus du genou le matin du dimanche 17 janvier 1886.
En 1891, son père évoque dans une lettre l'enthousiasme de son fils pour les chevaux : « Quant à Raymond, sa grande passion est toujours pour le cheval et il s'y livre avec frénésie. Il est particulièrement heureux dans ce moment parce qu'il a acheté à un prix très doux deux chevaux qui étaient à peu près invendables à cause de leur réputation de mauvais caractère. Il les a dressés en huit jours et ils sont aujourd'hui excellents. Tu comprends s'il en est fier ».
Il va entreprendre un premier voyage au Canada pour acheter des chevaux qu'il enverra en Chine par bateau en 1895.
Un itinéraire singulier dans l’histoire des Français de Shanghai

En janvier 1886, il est élu au Conseil municipal de la concession britannique. Raymond sera également assesseur au tribunal consulaire de France à Shanghai, comme lors de la séance du 29 juillet 1886 qui instruira la plainte déposée par Tcha-a-Thueu contre Guirand[10], commandant de l’Ava. Plainte destinée à examiner les circonstances de l’assassinat du frère du plaignant, le coolie A-Eur, qui s’est noyé dans le Tipao alors que des marchandises étaient débarquées de l’Ava.
En 1888, Raymond devient membre du Shanghai Volunteer Corps[11] en tant que lieutenant des cavaliers légers. Le Corps des volontaires de Shanghai était une force multinationale de défense, essentiellement composée de volontaires, contrôlée par le Conseil municipal de Shanghai qui dirigeait la Concession internationale. Polyvalent et très investi dans la vie locale de Shanghai, il rejoint également le comité du Shanghai Public Band[12], émergence du futur Orchestre symphonique de Shanghai.

C'est à la fin de l'année 1888, à la mort de son prédécesseur James Bonabeau[1][6], qu'il occupera la fonction de secrétaire du Conseil municipal de la concession française. Cette organisation s’occupe des intérêts de la communauté et a la charge de la gestion du budget, de la police et de l’administration.
Raymond s'intéresse à l'art chinois. Il consacre une partie de ses économies à l'achat de cuivres, bronzes et porcelaines. Il finira par réunir une collection qu'Alfred Raquez encense dans ses notes de voyage Au pays des pagodes datant de 1898[13] : « Quelle joie pour un bibelotier que de pouvoir admirer pendant des heures une des collections les plus belles que l’on puisse rencontrer ! Je veux parler du musée de M. de Malherbe ». Une partie de la collection est envoyée en France et sera vendue en 1880 au cours d'une vente aux enchères exceptionnelle à l'Hôtel Drouot[14].
Ce commerce d'art entre la Chine et la France se terminera mal. En 1900, Raymond cherche à vendre les deux plus beaux spécimens de sa collection, des vases de l'époque Kangxi, à un collectionneur fanatique, le sénateur Clark. La paire de vases d'une rare beauté estimée à 200 000 francs est saisie sur le ponton de la Compagnie Générale Atlantique par les douanes des États-Unis pour avoir été introduite en fraude[15].
Après le décès de son père le 27 septembre 1893, Raymond décide de s'échapper un temps de la bouillonnante Shanghai pour le Japon. Il est subjugué par la beauté du pays et en particulier par ses temples. Il va proposer au Figaro Illustré d'écrire un article très remarqué sur les temples de Nikko qui paraîtra en 1894[16].
Raymond prendra part en juillet 1898 aux troubles liés à l’affaire de la Pagode de Ningbo[17]. Commencées en 1875, les tensions liées à des questions de territoire sont régulières entre les autorités chinoises et européennes, celles-ci revendiquant des terrains déjà occupés par des habitations, des tombeaux et des constructions diverses. Ces tensions dégénèrent lorsque la municipalité française décide de forcer la main aux gens de Ningbo et de détruire leur cimetière. Pour faire face à la révolte qui s’en suit, le consul fait donner la troupe, provoquant la mort de 17 Chinois. Il utilise alors cet incident pour négocier une extension permettant d’assainir les lieux qui étaient devenus une déchetterie à ciel ouvert tout en laissant la propriété du terrain à la guilde.
Raymond a fini par se lasser de la chaleur intense mais aussi des tensions régulières qui règnent à Shanghai. Séduit par les grands espaces canadiens qu'il a parcourus au cours de son premier déplacement en 1895, il décide de quitter la Chine et de se rendre au Canada à Millarville pour y élever des chevaux en fin 1898[18].
En janvier 1900, Raymond Bonnet de Malherbe devient propriétaire du Creek Horse Ranch, qu'il développe avec passion, y élevant des purs-sangs et formant un groupe d'officiers européens, les « Frenchmen of Millarville ». Ce ranch deviendra plus tard le Millarville Racing and Agricultural Society. Après un retour en France, Raymond revient au Canada en 1901 pour s'occuper de ses affaires. Il fait face à un incendie en 1902 qui endommage une partie de sa propriété, mais continue son travail. En 1908, il rentre définitivement en France, après avoir confié son ranch à un tiers pour 35 ans. Le terrain sera ultérieurement cédé au Millarville Race Club en 1940.
Raymond se marie en 1915 avec Julie Arnaud, une femme de 30 ans sa cadette. Le couple vit à Paris où ils enseignent le français, et Raymond se lance dans la traduction de documents. Après sa mort en 1928, il lègue ses terres canadiennes à sa femme. Celles-ci se situent aujourd'hui dans le quartier d'Aspen Wood à Calgary. Raymond est enterré au cimetière de Bagneux, bien que la concession ait aujourd'hui disparu.
Notes et références
- ↑ 1,0 1,1 1,2 1,3 1,4 1,5 et 1,6 Source : BNF Cote : NAF 23687 : Correspondance et papiers divers des familles de Chénier, La Tour de Saint-Igest et Bonnet de Malherbe.
- ↑ consulter la Hong List
- ↑ consulter la Hong List
- ↑ Source : Central Somerset Gazette, 09/06/1886, P3
- ↑ Localiser grâce à la Hong List
- ↑ 6,0 et 6,1 Source : Le journal de Shangaï : Organe des intérêts français en Extrême Orient, 03/10/1936 : 55 ans d’Extrême Orient, P4
- ↑ Consulter Bovet, brothers and Company sur la Hong List
- ↑ Le Shanghai Race Club sur la Hong List
- ↑ Source : Le Courrier de l'Extrême-Orient. Revue politique, commerciale et littéraire, 07/05/1886, P172
- ↑ Source : Le Courrier de l'Extrême-Orient. Revue politique, commerciale et littéraire, 30/07/1886 P305
- ↑ Source : The chronicle and directory for China, Corea, Japan, the Philippines, Cochin China, Annam, Tonquin, Siam, Borneo, Straits Settlements, Malay States, etc. for the year 1885 P386
- ↑ Source : The Chronicle and Directory for China, Corea, Japan, The Philippines etc. for the Year 1889, Internet Archive P457
- ↑ Source : Au pays des pagodes : notes de voyage... / A. Raquez ; avec préface par le général Tcheng Ki-Tong... | Gallica P213
- ↑ Source : Catalogue des porcelaines anciennes de la Chine..., émaux cloisonnés... composant la collection de M. B. de M
- ↑ Source : The Press, Valuable vases seized, 11/05/1900, P6
- ↑ Source : Le Figaro illustré, Les Temples de Nikko, 01/01/1894 P131
- ↑ Source : Au pays des pagodes : notes de voyage... / A. Raquez ; avec préface par le général Tcheng Ki-Tong... | Gallica P163
- ↑ Source : Calgary Herald, From China to Calgary 8/07/1899 P2