Charles de Montigny

De Histoire de Chine
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rédigé par Bernard Brizay

Dans le temps, le magazine familial Sélection du Reader’s Digest proposait chaque mois à ses lecteurs une rubrique intitulée : « L’homme le plus extraordinaire que j’ai rencontré ». Nous avons rencontré cette personne à travers le livre de Jean Fredet, publié en 1943 à Shanghai et intitulé : Quand la Chine s’ouvrait …  Charles de Montigny Consul de France[1]. Cet ouvrage entend célébrer la mémoire d’un personnage bien oublié, quasiment inconnu pour tout dire, Charles de Montigny, le fondateur de la Concession française de Shanghai. Jean Fredet fait du premier consul de France à Shanghai un véritable héros – méconnu, comme il se doit – paré de toutes les vertus et qualités qui font l’étoffe des héros : courage, audace, bonté, loyauté, sens de la justice et du devoir. La lecture du livre de Fredet nous convainc que Montigny était bien une personnalité d’une rare valeur, une sorte de saint laïc.

Un héros qui n'est pas de légende

Le 25 janvier 1848, Charles de Montigny, accompagné de sa famille au complet, femme, filles, belle-mère et belle-sœur, pose le pied sur la terre de Chine, après huit mois de voyage. Quelques mois plus tôt, Le Moniteur (le Journal Officiel) a publié sa nomination comme agent consulaire à Shanghai. Le 20 mai 1847, il a quitté Le Havre à bord d’un brick de commerce, le Duguay-Trouin, qui mettra cinq mois pour gagner Singapour. Montigny bout d’impatience de rejoindre son poste. Il lui faudra encore attendre trois mois avant de débarquer à Shanghai, d’un navire anglais.

Voici plus de trois ans que le pavillon britannique flotte sur la demeure du consul de Grande-Bretagne et deux ans que la concession anglaise existe.

Charles de Montigny a pour mission d’ouvrir à Shanghai un consulat de France et de négocier avec les autorités chinoises l’établissement d’une concession, un territoire sur lequel s’exercera le droit français et où les Français pourront acquérir des biens immobiliers. Deux jours après son arrivée à Shanghai, Charles de Montigny adresse cette déclaration de principe au baron Forth-Rouen, établi à Macao, dont il dépend en principe :

« Ma mission ici se borne quant à présent à de simples études industrielles, commerciales et scientifiques ; je vais m’y livrer avec ardeur et je ne suis pas assez faiseur pour me rendre jamais embarrassant. Je ne sortirai de mon mandat d’explorateur, s’il le faut absolument un jour, qu’avec l’appui de vos instructions. »

Le nouveau consul de France se prétend modestement à la tête d’une mission commerciale. On a du mal à le croire. Il sera en vérité beaucoup plus que cela.

Mais qui est Charles de Montigny, le premier consul de France à Shanghai ?

Son biographe, Jean Fredet, raconte qu’il a découvert un jour dans les archives du consulat général de France « un large et vieux registre, au cartonnage cassé et fatigué, recouvert de toile jadis bleue, dont l’épine dorsale rompue laissait apparaître des entailles de ficelle noircie et de colle séchée ». En ouvrant ce carton un peu moisi, couvert de poussière et de suie, Jean Fredet a le choc de sa vie :

« Et voici qu’à peine entrouverts les feuillets jaunis, je fus comme étourdi : j’éprouvais la surprise la plus merveilleuse qui puisse toucher le cœur d’un amoureux de vieux papiers. C’était plus et mieux que de l’histoire ; un inconnu se révélait, âme passionnée, tour à tour enthousiaste, indignée ou souffrante, caractère d’une noblesse et d’une générosité singulières, intelligence vive et subtile, tempérament de feu, nature douée de défauts aussi éclatants et tumultueux que ses qualités mêmes, en un mot, un héros de roman, s’il en fut, mais de roman vécu. Et il montait de ces pages une telle griserie que j’allais de découverte en découverte, avec un étonnement ravi, revivant avec passion ces temps de drame, de pittoresque et d’aventure… »

Plan de la ville et du port de Changhai, 23 août 1848

Charles de Montigny « a suscité de son vivant autant de sympathies passionnées que d’hostilités hargneuses », explique Fredet. Mais ni les désaveux, ni les brimades de supérieurs qui lui reprochent de s’affranchir de la tutelle de la légation et de faire montre d’un esprit d’indépendance trop manifeste, pas plus que les jalousies des médiocres qui lui reprochent d’être entré dans la carrière en intrus et n’apprécient guère son caractère impossible, ne font le poids face au cortège d’éloges qui l’accablent. D’illustres marins, des diplomates, des soldats, des savants, des missionnaires se retrouvent d’accord pour encenser une personnalité unique et célébrer son activité de diplomate.

Qu’on en juge !

Le baron Gros, l’éminent ambassadeur extraordinaire en Chine en 1858 et en 1860, dit de lui qu’il est l’homme connaissant le mieux la Chine qu’il ait rencontré. Le marquis de Moges, qui fut attaché à la première ambassade du baron Gros, partage la même opinion. Le général de Montauban, commandant en chef de l’expédition de 1860, déclare :

« Son nom seul vaut encore ici toute une armée. »

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (le fils du grand naturaliste) ira jusqu’à dire à l’empereur Napoléon III que « la postérité élèvera des statues à ce bienfaiteur de l’humanité ». Ce en quoi il se trompait… Jean Fredet dit encore de Montigny :

« L’homme a produit sur tous ceux qui l’ont connu une impression extraordinaire. De forte taille, les traits énergiques et intelligents, corrigeant par une parfaite courtoisie la rudesse d’une franchise qu’il ne pouvait se résoudre à dissimuler et un tempérament d’une vivacité extrême, il séduisait dès l’abord. »

Mais ce que Fredet veut retenir de Charles de Montigny, c’est le type de Français qu’il incarne, « si magnifique et si noble que son seul souvenir nous pénètre de fierté et de gratitude ». Il célèbre également son caractère chevaleresque et voit en lui un grand et intelligent serviteur de la France. Le biographe résiste mal à la tentation de se faire hagiographe, qui voit en lui un homme d’honneur d’un autre âge, poussé par une formidable énergie mise au service d’un idéal fort et de grandeur morale. Et dont la devise est SERVIR, le plus beau mot de la langue française, si l’on en croit Maurice Barrès. Charles de Montigny est un patriote forcené. L’amour de la patrie lui sert de colonne vertébrale. Pendant ses années passées en Chine, il cherchera avant tout à imposer la présence de la France.

Son père est un petit gentilhomme bas breton de médiocre fortune, mais de bonne famille. Il a acheté une charge d’officier de la Chambre du comte de Provence, frère du roi, le futur Louis XVIII. Royaliste, il fuit Paris pendant la Révolution et rejoint son maître en Allemagne. C’est ainsi que Charles de Montigny naît à Hambourg, en août 1805. En 1815, après les Cent Jours, la famille revient en France. Lors de l’expédition d’Espagne de 1823 (qui rétablira le roi Ferdinand VII sur son trône), Charles de Montigny s’engage à 18 ans comme sous-lieutenant dans un régiment de chasseurs à cheval. Quatre ans plus tard, il part en Grèce pour prendre part à la guerre d’indépendance.

Théodose de Lagrené

En 1842, il écrit à Guizot, ministre des Affaires étrangères, pour lui demander d’être nommé consul à Canton, ou ailleurs.

À quel titre ? Montigny n’appartient pas à la carrière. Il bénéficie cependant de nombreuses et puissantes protections, à commencer par Fabvier, l’illustre militaire philhellène, devenu lieutenant général et inspecteur général de l’Infanterie, le comte de Las Cases et le comte de Morny. Ces appuis ne suffisent pas. Mais l’Angleterre et la Chine viennent de ratifier le traité de Nankin (1842), qui ouvre au commerce occidental cinq ports chinois, dont Shanghai.

Les Américains sont sur le point de conclure un traité similaire. Il est temps que la France, poussée par les chambres de commerce, s’intéresse au marché chinois et à l’établissement de relations commerciales avec le Céleste Empire. Montigny demande à faire partie de la mission conduite par Théodose de Lagrené, en tant que délégué commercial. Lagrené, qui a été ministre à Athènes, nourrit de la sympathie pour les Philhellènes, en particulier pour Montigny. Guizot accepte. Montigny exercera les fonctions de chancelier lors de cette mission diplomatique.

Le père de la Concession Française

Charles de Montigny

Montigny est de retour à Paris en juin 1845. Sur la recommandation de Lagrené, il est bientôt nommé vice-consul à Shanghai. Il débute dans la carrière à près de 43 ans. Il est ravi, malgré la modestie du nouveau poste. Avant de partir, il fait la tournée des grands centres industriels de France. Les chambres de commerce lui réclament avec avidité des échantillons de toutes les matières premières que produit la Chine et des produits manufacturés les plus utilisés, afin de pouvoir les examiner, ainsi que des renseignements pour pénétrer le marché chinois. Montigny liquide à bas prix la totalité de ses biens. Il doit même emprunter quelque argent.

Charles de Montigny est fort bien accueilli à Shanghai. Mais il lui faut résoudre en urgence un problème bien prosaïque, se loger. Sitôt arrivé, il prend sa décision, il veut être chez lui. Sur l’étroit périmètre qui sépare la vieille ville chinoise du Yangjingbang (un petit canal malodorant aujourd’hui comblé, Yan’an dong lu) et de la Concession britannique, se trouve la modeste résidence d’un prélat italien. Il décide de s’y installer. Montigny est content, il écrit à son ministre : « C’est petit..., mais j’y serai en France ! »

Montigny est certes « en France », mais à quel prix ! Il ne se montre vraiment pas exigeant, car son gîte est plutôt misérable. Ses visiteurs parleront de « masure », de « chaumière », de « baraque », et même de « grenouillère », située au milieu de terrains vagues. Le consul tente bien d’entreprendre quelques travaux, réparer le toit, poser un plancher et des portes et des fenêtres à l’européenne. Mais il faut sans cesse tout recommencer. Et surtout, la demeure est située sur un terrain tellement bas qu’à la moindre crue due à un typhon, la rivière s’invite. Dès le mois de juillet 1848, le consul en fait l’humide expérience. Il se plaint d’être resté six heures dans l’eau jusqu’à la ceinture. Le mobilier est perdu. Pendant des jours et des nuits, la famille vit dans la crainte d’une remontée des eaux.

Ce n’est qu’un avant-goût des épreuves qui attendent le nouveau consul de France à Shanghai. Pour le moment, « il vit dans l’enthousiasme de l’inexpérience et l’ardeur du néophyte. Son imagination forge des projets grandioses pour la plus grande gloire de son pays », écrit son bienveillant biographe, Jean Fredet. Montigny n’est pas homme à laisser longtemps le pavillon de la France dans sa poche. Dès le mois d’avril, il fait hisser le drapeau tricolore.

Montigny et sa famille sont quasiment les premiers Français à s’installer à Shanghai. Aucune maison de commerce française n’y est encore établie. Seuls les jésuites l’ont précédé, depuis 1842. Sa première tâche est d’assurer la protection des missions catholiques. L’avenir économique (et politique) de notre pays dépend alors exclusivement de l’action du représentant de la France. Montigny va s’y employer avec une énergie sans pareille.

Il portera à bout de bras, contre vents et marées – contre les réticences des mandarins chinois, contre les concurrents étrangers et aussi contre l’indifférence et la jalouse hostilité de certains de ses supérieurs – l’édification d’une concession dont on parle encore aujourd’hui. Pour mener à bien cette tâche impossible, il fallait un homme d’exception. Ce sera Montigny.

Les premières affaires qu’il doit traiter concernent les missionnaires. Depuis l’ambassade de Lagrené et le traité de Whampoa, ceux-ci peuvent résider et circuler librement, en théorie du moins. Mais de nombreuses petites difficultés et problèmes demeurent, qu’il faut traiter avec les autorités chinoises. Montigny se félicite en tout cas de ses relations avec ces premiers « clients ». Lui-même ne s’embarrasse pas de religion. Ni anticlérical, ni athée, élevé dans les idées de l’époque, il se qualifie même de mécréant. Mais, comme il le dit :

« Ce n’est, hélas ! pas le sentiment religieux qui me fait parler et agir en leur faveur, c’est le sentiment de la justice, de la dignité, de l’honneur national. C’est l’intérêt de mon pays. »

Pour avoir vu à l’œuvre les religieux présents en Chine, dans des conditions matérielles et morales difficiles, il en vient à découvrir chez eux une grandeur spirituelle insoupçonnée, à les estimer en conséquence et même les admirer profondément. Sa sympathie envers ces hommes modestes et savants ne cessera de grandir. Il se fait le défenseur patenté des missionnaires catholiques et de leurs ouailles. Sa générosité le pousse de la même manière à se faire le protecteur des opprimés, des coolies maltraités et, bien entendu, de ses nationaux, de ses compatriotes, qu’ils soient dans le besoin ou pas.

Bientôt arrive à Shanghai le premier commerçant français digne de ce nom. Il s’appelle Dominique Remi, il a 32 ans. Il était installé à Canton depuis six ans, où il tenait un petit commerce d‘horlogerie, de vins et spiritueux. Il remet au consul une demande en bonne et due forme d’acquisition d’un terrain. Montigny profite de l’occasion pour adresser au daotai (préfet) une demande officielle de concession pour la France, en vertu du traité de paix et de commerce conclu entre la France et la Chine.

Il désigne le périmètre du territoire sur lequel il a jeté son dévolu : l’étroite bande située entre la rive droite du canal du Yangjingbang au nord et la ville fortifiée chinoise au sud, avec à l’est le Huangpu. Là où précisément se trouve sa résidence. Montigny voit des avantages considérables au terrain convoité. Il est facile d’accès sur trois de ses côtés, limité qu’il est par des voies navigables (la rivière et deux canaux), ce qui peut s’avérer utile pour le transport des marchandises. Il se trouve à proximité du centre des affaires, entre le cœur commercial qu’est la cité chinoise et la concession britannique. Montigny n’ignore pas que d’autres, les Américains et les Belges, lorgnent ce même terrain.

Le 6 avril 1849, en vertu de l’article XXII du traité de Whampoa, le consul de France à Shanghai, Charles de Montigny, obtient du daotai Lin Kouei une proclamation officielle qui consacre la naissance de la Concession française et fixe les limites de son emplacement. Un terrain vague qui servira de base au développement de son commerce avec la Chine. Il est donc situé entre le Yangjingbang au nord, le rempart de la vieille ville chinoise au sud, le Huangpu à l’est et Defense Creek (l’actuelle rue du Tibet) à l’ouest.

La concession ne compte que 66 hectares, des marécages inoccupés, soit trois fois moins que sa consœur, le settlement britannique, lequel s’est agrandi entre temps, jusqu’à atteindre 200 hectares. Une proclamation affichée sur les murs de la ville sanctionne la reconnaissance officielle des droits des Français à y établir résidence et garantit leur sécurité. Pour l’autorité locale chinoise, l’attribution d’une concession est considérée comme un moindre mal, qui permet d’isoler les « Barbares », de mieux les contrôler et d’éviter des frictions avec la population, susceptibles de troubler l’ordre public.

L’accord franco-chinois sur la concession française aura près d’une centaine d’années d’existence, jusqu’au 1er mars 1946. Entre temps, elle se sera considérablement agrandie, en 1861, en 1900 et en 1914.

En obtenant l’octroi d’une concession territoriale, Montigny accomplit le premier acte – essentiel – de la mission qui lui est assignée et qu’il s’est lui-même assignée. Dans son esprit, cette concession doit être une base et un moyen d’action. Le consul de France, qui n’appartient pas à la carrière et qui vient d’ailleurs, est un diplomate atypique, comme la France en a mal-heureusement peu compté. Son but n’est pas de faire de la politique, ni de s’adonner à une diplomatie trop subtile.

Un diplomate atypique

Signature de Charles de Montigny

Depuis l’ambassade de Théodose de Lagrené, l’ambition de Charles de Montigny, premier consul de France à Shanghai, est d’ouvrir au commerce français « le plus riche marché du monde ». Il se voit en super agent commercial, afin de contribuer à la prospérité de son pays. Il faut préciser aussi qu’en 1848, la France et l’Europe connaissent une crise industrielle et commerciale. Pour tenter d’enrayer le chômage, le gouvernement a recours aux ateliers nationaux, de triste mémoire. Montigny parie sur l’expansion économique de la France à l’étranger. Il y voit un remède à sa situation intérieure. Un impératif que les Britanniques ont compris depuis un siècle, en ce qui les concerne. En ce sens, Montigny n’est pas représentatif de la grande tradition de la carrière diplomatique, comme les Français ont coutume de la concevoir.

Il va s’y prendre en effet d’une drôle de manière. Il ne lui faut pas seulement inciter les Chinois à faire du commerce avec la France, il doit surtout persuader les commerçants français de commercer avec la Chine. Il multiplie les études et les rapports sur les questions les plus diverses. Il a recours à un moyen original et qui surprend, auquel il suffisait de penser. Il décide de mettre les missionnaires français et leurs ouailles à contribution. Il demande aux évêques catholiques répartis dans les provinces chinoises de lui faire parvenir tous les renseignements utiles possibles, des échantillons de tout ce qui se consomme, s’achète ou se vend dans les diocèses. Et voilà que les missionnaires se prennent au jeu.

« Tous nos bons missionnaires, se félicite-t-il, à l’envi l’un de l’autre, font leurs efforts pour me seconder et prouver à la France leurs sentiments patriotiques. »

Jean Fredet plaisante :

« Dommage, tout de même, qu’il n’ait aucune chance d’être canonisé. Il ferait un bien beau Patron pour la Confrérie des Attachés commerciaux. »

Malgré ces efforts, Shanghai peine à attirer le commerce français. Au début de 1850, deux ans après son arrivée, la colonie française ne compte toujours qu’une dizaine de personnes, le consul, sa femme, sa belle-mère, sa belle sœur et ses deux filles, le comte Kleczkowski, interprète du consulat, Dominique Remi et ses deux collaborateurs (MM. Bidet et Edan), et un ressortissant français qui réside dans la concession anglaise. Et puis, c’est la douche froide : un consul ne doit pas intervenir dans des transactions commerciales.

C’est ce que lui fait comprendre M. Forth-Rouen. Montigny rétorque que s’il a été envoyé à Shanghai par Guizot, après avoir été chargé d’étudier les besoins des fabriques françaises et la possibilité de leur obtenir des débouchés en Chine, c’est précisément pour faire ce qu’il fait. Jean Fredet énumère les qualités de son héros, preuves et exemples probants à l’appui : la bonté, le sens de la justice, le patriotisme et surtout la bravoure, sans doute le trait le plus marquant de son caractère. Il en fait montre en maintes occasions. Certaines de ses aventures relèvent du roman. Montigny confie que face au danger, il éprouve un sentiment de bonheur.

Quelques exemples. Consul à Shanghai, mais également à Ningbo, Il se rend fréquemment soit par bateau, soit par terre, dans cette ville importante qui relève de sa juridiction. Un jour, il défend furieusement contre des pirates la jonque qui le transporte, en compagnie de nombreux Chinois. Son feu nourri et précis les met en déroute. Les passagers ne savent comment le remercier. Une autre fois, arrêté par un accident de chaise, il est entouré par une foule hostile de plusieurs milliers de Chinois. Pistolets au poing, il les tient en respect pendant deux longues heures, après s’être fait un bouclier des notables présents. Il reçoit par derrière de multiples coups sur les jambes, destinés à le faire tomber.

« Heureusement, raconte-t-il, que les jambes ne m’ont pas fait défaut ; si j’avais eu la malchance d’être renversé et piétiné, tout eût été fini en une minute. »

En 1849, informé que des bandes de pillards, après avoir ravagé les campagnes alentour, s’apprêtent à piller et incendier la résidence des pères jésuites de Zikawei, il demande immédiatement au daotai d’intervenir. Ce dernier se défile, arguant qu’il ne peut distraire un seul homme de sa police. Il promet de verser après coup des indemnités conséquentes... Montigny rentre chez lui, prend ses armes et en compagnie de Kleczkowski et de Remi, se rend à Zikawei dans sa chaise officielle à quatre porteurs, coiffés du bonnet aux trois couleurs du consulat de France. Il fait venir l’agent de police local et lui explique que la maison des Pères se trouve sous la protection de la France, et qu’en cas de malheur, lui, Montigny, le pendra haut et court à un arbre qu’il montre du doigt. Puis il enjoint le pauvre hère, plus mort que vif, de le conduire au repaire des brigands. Les jésuites le supplient de ne pas commettre pareille folie. En vain. Le petit groupe parvient à une maison où sont rassemblés une centaine de bandits. Pistolets au poing, Montigny les interpelle, les menace et leur ordonne de quitter les lieux. Et gare à ceux qui ne s’exécuteraient pas. Stupéfaite, subjuguée, la bande se disperse.

« Dans ce pays, écrit Montigny à Drouyn de L’Huys (le ministre des Affaires étrangères), je crois qu’il faut se considérer un peu en soldats aux avant-postes. »

Les conditions matérielles très précaires de l’installation du consul à Shanghai se sont à peine améliorées au fil des mois. Les modestes pavillons de la résidence française ont beau être constamment rafistolés, rien n’y fait. Montigny constate, dépité :

« Dans ma chaumière, je ne peux plus écrire que la nuit ; le thermomètre y est constamment de 33 à 36° centigrades. »

Ou encore :

« Il fait ici un temps terrible depuis trois mois ; nous y vivons en grenouilles et tout pourrit autour de nous ; ma baraque est une vaste gouttière, d’où l’eau tombe de tous côtés. » « Dans ce moment même où j’écris cette dépêche, raconte-t-il encore au Département d’État, je le fais avec un parapluie suspendu au-dessus de mon bureau ; souvent la nuit, pendant les pluies torrentielles de ce pays, il faut promener les lits pour éviter les gouttières que le mauvais état des toitures forme dans les chambres. »

Charles de Montigny se trouve dans la pleine force de l’âge, mais son état de santé est rien moins qu’excellent. Il souffre du climat, humide en hiver et au printemps, avec des pluies fines et pénétrantes, interminables, humide également et étouffant en été. Le pays n’est qu’un vaste marécage. Les terrains alluvionnaires ne contiennent que de la vase. De plus, Shanghai est situé dans une zone de typhons. Des myriades de moustiques harcèlent les résidents. La malaria affaiblit les organismes. Les médecins sont impuissants contre ce mal, qui se traduit par des fièvres terribles, accompagnées de dysenteries, dont les manifestations s’apparentent à celles du choléra. On appelle cela la « fièvre de Shanghai ». Entre juin et septembre, pratiquement aucun résident n’y échappe. Rien d’étonnant à ce que de terribles épidémies, typhus et choléra, fassent périodiquement des ravages dans la population. Montigny avait engagé un jeune cuisinier rencontré à bord du Duguay-Trouin. Ce dernier n’a survécu que six mois, il sera le premier Français à mourir dans la concession française. Il écrit à la légation, tristement :

« Ce pays est infâme. La vie se dépense double, et il faut se dépêcher de se rendre utile, pour avoir le droit de se faire rappeler. »

À ce climat malsain, il faut ajouter l’insécurité chronique. Conséquence d’un cycle infernal en Chine : des inondations, qui provoquent la famine, laquelle à son tour engendre le brigandage. Les victimes venues des campagnes avoisinantes affluent alors dans la ville. La mortalité y devient effroyable, les cadavres jonchent les rues, pendant l’hiver 1849-1850 par exemple. Il n’est pas une nuit où des voleurs ne tentent de pénétrer dans le consulat. Il faut monter une garde vigilante, armé jusqu’aux dents, et ne pas hésiter à manier le sabre ou tirer des coups de feu. On peut considérer que dans la carrière diplomatique, nul autre que Montigny n’aurait toléré ou supporté de telles conditions d’existence, lui qui de plus se trouve chargé de famille.

De surcroît, il va vivre pendant trois ans dans des conditions financières extrêmement difficiles. Il vit d’emprunts, une situation humiliante s’il en est pour lui. Il en est réduit à vendre sa bibliothèque. Il doit harceler la légation et les services du ministère pour obtenir le remboursement de ses frais de représentation, dans un endroit où « la vie se dépense quadruple ».

Les conditions de travail ne sont pas meilleures. Au début, Montigny est tout seul, son interprète, le comte Kleczkowski s’étant attardé à Macao. Pendant deux ans, il doit s’acquitter seul du travail de copie, la partie la plus ingrate de sa fonction. La lettre originale écrite, il faut la transcrire sur le registre de correspondance, en faire des copies pour la légation et les différentes directions des ministères et y joindre également copies des annexes. Montigny y passe ses nuits et met à contribution les membres de sa famille, y compris sa fille de treize ans. Au bout de deux ans, le consul reçoit l’aide bénévole d’un ancien chancelier du consulat d’Espagne à Singapour (où il était chargé d’une mission scientifique d’étude sur le commerce et les langues de l’Orient) et du consulat de France à Manille, Benoît Edan. Ce dernier végète alors à Shanghai. Il est très cultivé et a des relations suivies avec d’importantes personnalités françaises. Montigny, qui a pu apprécier l’homme, obtient sa nomination comme chancelier du consulat en août 1850.

Toutes ces difficultés minent Montigny, mais pas au point de lui faire perdre courage. Ce n’est pas dans sa nature. Il ne laisse rien paraître au-dehors de ses misères et de ses soucis. Ses interlocuteurs, relations et amis, Chinois, étrangers, missionnaires, officiers de marine, commerçants, résidents de Shanghai ou hôtes de passage, ne connaissent que « l’homme enjoué, charmant, énergique, à l’hospitalité large et généreuse, plein de dignité, de vie et de vaillance ».

Heurs et malheurs d'un valeureux consul

Louis Charles Maximin de Montigny (identification incertaine)[2]

Le problème des relations parfois difficiles du consul avec ses supérieurs, diplomates de carrière en poste à la légation de Macao, reste épineux. Ces derniers ont parfois porté des jugements sévères sur sa personnalité et sur son action.

Inutile de préciser que son talentueux défenseur qu’est Jean Fredet ne peut laisser passer ces critiques à l’encontre de son héros, les taxant d’exagérées et d’injustes. En bon avocat, Fredet met d’abord en avant les réalisations de son « client », ce qu’il y a de remarquable et de durable dans son œuvre : la fondation de la Concession française de Shanghai, l’établissement solide de ses droits, la protection des missions, l’obtention de passeports pour la libre circulation en Chine. Une œuvre qui n’est due qu’à sa ténacité et à son obstination, au risque d’affronter parfois l’opposition de ses supérieurs. En cela, reconnaît-il, Montigny a pu mériter le reproche d’indépendance et d’insubordination de la part de ses chefs. L’ « avocat » a beau jeu d’autre part de s’en prendre aux dits chefs, dénonçant leur pusillanimité, leur médiocrité ou leur comportement injuste. Il s’emploie à discréditer les témoins à charge. Avec succès.


Bien que tracassier, formaliste et tatillon, le baron Forth-Rouen rend cependant ce bel hommage à son subordonné, dans une lettre à son ministre :

« Son activité est proverbiale, elle est plus forte que sa santé qui succomberait à la fatigue, si son courage n’était pas aussi grand que son activité. Il est aimé, estimé de tous les étrangers. Ses rapports avec les consuls, ses collègues, sont parfaits. C’est à qui l’aidera dans ses recherches. Il serait difficile, en un mot de trouver un agent qui remplisse d’une manière plus complète les conditions qui me semblent nécessaires pour que tout agent étranger en Chine réponde aux exigences du pays auquel il appartient. J’ai vu des Anglais de Shanghai qui m’ont parlé avec respect de la manière de vivre de M. de Montigny, de l’économie qui préside à toutes les dépenses de sa maison et de la lutte qu’il livre chaque jour aux exigences impérieuses de sa résidence, lutte dans laquelle il doit succomber si la République ne s’empresse pas de venir à son secours en élevant son traitement au moins à 25 000 francs. Avec cette somme, il pourra vivre de privations, il est vrai, mais il vivra. »

(À titre de comparaison, le traitement annuel du baron s‘élève à 60 000 francs.)

À ces difficultés, qui réduisent Montigny au désespoir, s’ajoutent donc des soucis financiers (il y est souvent allé de sa poche), un travail épuisant, des problèmes quotidiens à résoudre et un mauvais état de santé. Mais il reste respecté des Chinois, tandis que les autres consuls et les résidents étrangers le tiennent en très haute estime.

L’homme éclairé qu’est Bourboulon (en poste à Macao et qui lui succèdera bientôt à Shanghai) décèle rapidement la valeur de Montigny. Il en voudra à son prédécesseur, un dénommé Codrika, d’avoir tant déblatéré contre le consul de France à Shanghai. Le responsable de la légation de Macao se montre un vrai chef, dont les directives sont sensées et précises. Il ne blâme pas, il conseille, il dirige. Les deux hommes finiront par éprouver une estime réciproque. Ils partagent la même conception des affaires chinoises, la même ardeur à défendre les droits et les intérêts de la France. Peut-être Bourboulon est-il plus modéré et possède-t-il plus d’expérience diplomatique. Sans doute Montigny montre-t-il plus de générosité et de fougue incontrôlée, mais les deux hommes sont motivés par le même sentiment du devoir. Bourboulon souligne avec chaleur les services rendus par Montigny. Il écrit à son ministère :

« C’est un agent dont le zèle et le dévouement ont dépassé de beaucoup, j’ose le dire, la mesure des devoirs ordinaires que lui imposent ses fonctions. »

Il demande que Montigny soit récompensé. Cela prendra du temps. La mesquinerie de ses collègues du ministère envers un intrus dans la carrière fera que parti de France comme agent consulaire, avec la promesse d’être nommé consul à la fin de 1848, il devra attendre trois ans de plus.

Montigny enrage par ailleurs de l’apathie des chambres et du ministère du Commerce. Il ne comprend pas cette indifférence au développement du commerce, créateur de richesses, alors que l’Angleterre et l’Amérique font chaque année des millions de francs de chiffre d’affaires avec la Chine. À quoi sert qu’il y ait 600 000 chrétiens chinois, que nos produits soient recherchés et que la France soit estimée et appréciée en Chine ?

Remi reste donc la seule maison française présente à Shanghai. Les affaires de Dominique Remi, intelligent, honnête, estimé de tous, prospèrent admirablement… mais pas avec la France. Il s’est installé à Londres, d’où il achète des marchandises françaises qu’il revend en Chine. Avec toutes les complications que cela implique. Minuscule exemple : les douanes britanniques vont jusqu’à interdire l’expédition de l’uniforme du chancelier du consulat, Benoît Edan, parce que l’épée de parade de ce fonctionnaire est enfermée dans une caisse. Or, en Angleterre, il existe des lois sur le trafic d‘armes…

Les aléas du commerce n’empêcheront pas Dominique Remi de faire fortune. Il établit des agences un peu partout en Chine et se constitue une flotte. Il n’oublie pas tout ce que le commerce français doit au premier consul de France à Shanghai. Peu à peu cependant, le pavillon français se fait de plus en plus présent sur les bords du Huangpu, et des relations directes s’ouvrent avec Marseille, Lyon et Bordeaux. Mais ceci prend du temps. Et lorsque le commerce avec la France fera enfin figure honorable, il y a longtemps que le nom de Montigny (malgré le boulevard qui porte son nom à Shanghai) sera oublié.

Au début de 1853, tout va mieux pour Charles de Montigny, il n’a plus aucun problème avec la légation, son autorité et sa situation personnelles n’ont jamais été aussi établies à Shanghai, sa situation matérielle s’est améliorée. Reste son état de santé. Les fièvres, la dysenterie et une affection des bronches qui lui fait cracher le sang ont fini par affaiblir profondément son organisme. Il sollicite un congé, qui lui est accordé. Dès le mois de février, il peut partir.

Mais à Shanghai, qui coule jusqu’alors des jours tranquilles, la situation change bientôt. Elle devient de plus en plus inquiétante, elle se fait même angoissante. Des événements d’une extrême gravité se préparent en effet, avec la rébellion des Taiping (1851-1864), qui pendant plus de dix ans va ravager les plus riches provinces de la Chine et causer la mort de vingt millions de personnes. Les paysans chassés par cette révolte se transforment en bandits, mendiants et vagabonds, ils se constituent en bandes tout aussi dangereuses que les rebelles. On s’attend à des troubles et à des pillages, à des attaques contre les maisons européennes. Et pas un seul bateau de guerre français n’est ancré dans les eaux du Huangpu !

Montigny n’écoute que ce qu’il considère comme son devoir, il refuse de partir à l’heure du danger. L’arrivée de la corvette à roues le Cassini  calme un peu les esprits. Le consul s’emploie à activer l’organisation des moyens de défense de la communauté européenne. Après plus de quatre ans passés en Chine, Charles de Montigny demande l’autorisation de prendre un congé en France. Il confie la gérance du consulat au chancelier Edan, « dont l’infatigable dévouement » ne lui a jamais fait défaut, écrit-il au ministre des Affaires étrangères, le général Ducos de La Hitte (lequel a succédé à Tocqueville). Montigny a pleine confiance en celui qui est devenu son ami, « travailleur aussi modeste qu’énergique… dont les hautes capacités et l’excessive prudence sont un sûr garant ».

Finalement, en juin 1853, il embarque sur le Cassini avec les cinq personnes de sa famille. Il part ému par les témoignages de sympathie, de gratitude et d’amitié qui lui sont prodigués. C’est une personnalité honorée, estimée et même admirée qui quitte Shanghai. Sur le beau navire de guerre qui l’emmène, il songe à son arrivée, cinq ans auparavant. Shanghai a beaucoup changé depuis.

Il part avec de nombreux bagages, toutes ses collections et sa « ménagerie ». C’est-à-dire une vraie basse-cour, coqs, poules de toutes les espèces chinoises, de magnifiques canards mandarins, des grues de Mandchourie, hautes de quatre pieds au plumage blanc et noir, avec le haut de la tête rouge, et un imposant aigle de Mongolie. Et aussi une douzaine de Yaks !

De retour en France, au milieu de l’été 1854, épuisé et malade, Montigny aurait dû s’accorder un repos total. Bien entendu, il n’en fait rien. Il est reçu amicalement par son ministre, Drouyn de L’Huys, et chaleureusement par son protecteur, Morny, qui lui ménage une entrevue avec l’empereur Napoléon III.

Il se trouve que depuis 1852, la signature d’un traité de commerce avec le Siam – afin de ne pas être en reste avec les Anglais – est en suspens, retardée par divers événements. Montigny est désigné comme envoyé extraordinaire pour renouer des relations diplomatiques avec le Siam, interrompues depuis Louis XIV. Il doit cette éminente distinction aux puissantes protections dont il bénéficie dans le proche entourage du souverain. Il reçoit de l’empereur « des marques toutes particulières de sa bienveillance personnelle ». L’impératrice le comble d’attentions. Il voit la liste de ses amis s’allonger subitement, comme il sied pour une personne bien en cour. Quelle revanche après les humiliations passées, quelle récompense pour les difficiles années passées à Shanghai ! Montigny est élevé à la première classe de son grade.

Pas de statue pour Charles de Montigny

Le traité de commerce avec le Siam signé, Montigny voit sa mission prolongée au Cambodge et en Annam. Mais là, les choses se passent mal et il est rendu responsable de cet échec. En juin 1857, Montigny retourne à son consulat de Shanghai. Finies les relations si cordiales avec Alphonse de Bourboulon, lequel n’a pas pardonné à Montigny d’avoir été choisi pour la mission au Siam, alors qu’il la guignait. II se retrouve en conflit permanent avec son supérieur, dont la rancune est tenace. Ce dernier n’aura de cesse de lui reprocher son indiscipline et son esprit d’indépendance. Le voici revenu au temps de Codrika, celui des avanies, des blâmes et des désaveux.

En retrouvant Shanghai, après quatre années d’absence, Montigny découvre une ville qui s’est une nouvelle fois complètement transformée. En bien ! C’est maintenant la Concession française qui a profité de ces bouleversements.

De septembre 1853 à février 1855, la ville chinoise a été occupée par les bandes de la Triade et de la société secrète du Petit Couteau (une branche du mouvement taiping), en lutte contre la dynastie impériale. Les magistrats chinois ont disparu. Les insurgés, qui n’ont jamais eu l’intention d’empiéter sur les concessions étrangères, ont alors détruit les constructions proches de la muraille du nord, tandis que les Impériaux incendiaient le faubourg de l’est. L’amiral Laguerre en a profité pour raser tout un quartier de masures. Ces démolitions conjuguées vont permettre de dégager des terrains constructibles.

Les hostilités sitôt terminées, les demandes d’acquisitions de terrains se multiplient. Les événements ont provoqué l’afflux de plusieurs dizaines de milliers de réfugiés, venus des provinces voisines pour trouver un abri dans les concessions, lesquelles à l’origine étaient censées n’accueillir que les seuls résidents étrangers.

Après la chute de Nankin – tombé aux mains des rebelles, qui y ont installé leur capitale en mars 1854 – les gros propriétaires terriens et les mandarins se sont réfugiés en nombre à Shanghai, en quête de sécurité. Il faut construire d’urgence des logements. Débute alors une incroyable fièvre de construction. De nombreux étrangers ont également commencé à s’installer sur la concession française.

Le consulat émigre vers un terrain proche de la rivière, acquis par Remi. D’importants travaux de terrassement sont entrepris, des rues tracées, des ponts élevés. Les bords du Huangpu, qui n’étaient qu’un « talus fangeux supportant des masures minées par les eaux et tombant de vétusté » (La Grandière), font bientôt place à des quais aménagés. Les rives basses et boueuses sont exhaussées, qui donneront naissance au futur quai de France. Un début de vie municipale s’organise, avec un petit corps de police. À l’emplacement d’un marécage parsemé de masures, Montigny découvre une vraie ville, avec des maisons à l’européenne et même des réverbères munis de lampes à huile.

La concession britannique et la concession américaine se sont pareillement développées, avec une administration des douanes chinoises et un conseil municipal. Les affaires se développent à un rythme vertigineux, la population chinoise croît de manière exponentielle, de plusieurs centaines de milliers de personnes. La population étrangère connaît également un accroissement remarquable. En 1856, et pendant sept années, Shanghai va connaître une période de prospérité incroyable, unique dans son histoire. C’est l’apogée de ceux qu’on appelle les « princes marchands », les taipans, les grands patrons.

Pendant quatre ans, le loyal, fidèle et dévoué Benoît Edan a assuré au mieux l’intérim de Montigny. Il a dû affronter une situation périlleuse engendrée par l’état d’insécurité permanent dû aux Taiping. Montigny retrouve son autorité de « noble consul de la grande nation française ». Il est présent à Shanghai au début de la deuxième guerre de l’opium. Il a l’occasion de rencontrer le baron Gros, l’ambassadeur extraordinaire envoyé par la France pour conclure un nouveau traité avec la Chine.

L’année 1859 sera une des plus éprouvantes de son existence. Son état de santé se fait de plus en plus précaire. Soudain il se sent vieux. Il ne peut échapper au bilan de sa vie en Chine. À quoi bon tout son dévouement et son courage, voire son héroïsme ! À quoi ont servi les efforts surhumains qu’il a déployés, au physique comme au moral, et l’exil sous un climat infâme qui a ruiné sa santé ! Tout cela pour n’y trouver en fin de compte qu’injustice et pauvreté. Mais son sens du devoir et la foi dans sa mission l’emportent une fois encore.

En juillet 1858, petite consolation, Montigny est finalement nommé consul général de Shanghai, avec un traitement de 38 000 francs.

Mais en avril 1959, c’est le coup de massue. Montigny apprend que les gouvernements français et anglais, suite au traité de Tianjin conclu avec la Chine, ont décidé de transférer leurs légations à Shanghai. C’est ainsi que la légation de France en Chine est transférée de Macao à Shanghai, tandis que le consulat de Shanghai est supprimé.

Montigny est informé par Bourboulon qu’il est nommé au consulat général de Canton, nouvellement créé. Un drôle de cadeau et une piètre promotion, même si son traitement passe à 50 000 francs. La France n’a même pas de murs à Canton pour abriter un consulat, son agent sur place est obligé de résider sur une jonque... Montigny prend cette affectation pour une disgrâce. Il préfère rentrer en France et se faire mettre en disponibilité.

Il explique cependant qu’en raison de l’état de santé de sa femme, il ne peut quitter Shanghai. En juin 1859, il abandonne finalement son poste, après avoir de nouveau confié la gérance du consulat à Benoît Edan.

Son départ est tenu secret. Quand la nouvelle est connue, c’est la stupeur. On loue unanimement sa droiture, son sens de la justice et la noblesse de son caractère. En 24 heures, un message de sympathie, de regret et de remerciement pour les services rendus, accompagnés de vœux, recueille quatre cent cinquante signatures. Il lui est remis par tout ce que la communauté étrangère compte de membres éminents. Les autorités chinoises s’y sont même associées, malgré le contexte politique. Cette manifestation spontanée de sympathie devait rester unique dans les annales de Shanghai. Jamais le départ d’un diplomate ne suscitera par la suite pareille émotion dans la communauté étrangère.

Ainsi se termine la carrière de Charles de Montigny.

Charles de Montigny meurt le 14 septembre 1868. Ses obsèques ont lieu en l’église de la Madeleine, à Paris, et l’inhumation au cimetière du Père Lachaise. Citons l’amiral Jurien de la Gravière, lequel rend ce vibrant hommage à la ténacité et à la clairvoyance du consul :

« Il n’avait à sa disposition ni la force qui eût pu intimider, ni la pompe qui eût pu éblouir. Il n’avait que la trempe de son caractère, son activité et le nom de la France, presque ignoré dans le nord de la Chine. Il fit de ce nom un si bon et si judicieux usage qu’au bout de quelques mois ce consul, débarqué sur les quais de Shanghai par un canot étranger, faisait trembler les autorités chinoises, exigeait pour la France la concession d’un terrain aussi vaste que celui qui avait été accordé à la communauté anglaise et couvrait de son patronage redouté les missions catholiques... »

Du fondateur de la Concession française, un seul souvenir est resté, à Shanghai, à la limite de la concession française, le boulevard Montigny[3].

La Chine a accueilli de nombreux consuls de France, qui ont laissé leur trace dans l’histoire ou dans la littérature. À commencer par le comte Julien de Rochechouart (Excursions autour du monde, Pékin et l’intérieur de la Chine) et Eugène Simon (La cité chinoise). On connaît mieux Auguste François (1857-1935) et surtout Albert Bodard (1883-1969), grâce à son fils Lucien, et aussi les poètes consuls que sont Paul Claudel (1868-1955) et Alexis Léger (Saint John Perse, 1887-1975). Parmi tous ces diplomates, qui ont contribué à la gloire de la diplomatie française et qui sont devenus célèbres, le nom de Charles de Montigny, resté le plus obscur, mérite pourtant de figurer en première place.

Notes et références

  1. Disponible sur le portail de Persée
  2. Auteur de la photographie : Nadar, s. d., BNF, département des Estampes et de la Photographie
  3. Maintenant Xīzàng Road (South) (西藏南路), http://www.histoire-chine.fr/vieux-shanghai/?fulltxt=montigny