Chongqing – La caserne Commandant Odent
rédigé par David Maurizot et Ivan Cameleri, à partir d’un texte original de Marc Merveilleux du Vignaux
Établissement d’une caserne à Chongqing
Lorsque le lieutenant de vaisseau Emile Hourst, commandant la canonnière l’Olry débarque pour la première fois à Chongqing le 13 novembre 1901, l’arrivée est fastidieuse. La présence des Anglais sur la rive droite du fleuve à Longmen, ainsi que l’interdiction d’utiliser les quais de la ville (due à l’absence d’une concession étrangère) ne l’aident pas. Le 16 novembre, il choisit finalement de s’amarrer au niveau du lieu-dit de Wangjiatuo (王家沱), en aval de Chongqing et de Longmen.
À Wangjiatuo était en effet installée la Société française du Se-tchouen, dirigée par M. Duclos, un ingénieur des mines qui avait acquis au Sichuan quantité de concessions minières – encore inexploitées – et dont un commerçant français, M. Coffiney, s’occupait des établissements en son absence. Celui-là proposa, sans attendre, de mettre une partie des installations de la Société à la disposition de la marine afin d’y loger les marins et d’entreposer le matériel de manière temporaire, durant l’hiver 1901-1902.
Frédéric Haas, Consul général de France à Chongqing, va ensuite régulariser la situation : la marine acquiert légalement, par l’intermédiaire de M. Coffiney et pour la somme de 1.800 taëls, un terrain situé à Wangjiatuo à quelques dizaines de mètres de celui de la Société.
Soutenu par l’Amiral Pottier, commandant en chef de l’Escadre française en Extrême-Orient et entièrement financé par l’Indochine française de Paul Doumer à hauteur de 100.000 francs, le lieutenant de Vaisseau Hourst se voit donc charger d’y ériger une caserne. Cette base durable pour les futurs équipages des canonnières françaises permettra, enfin, de concurrencer la présence anglaise sur le Haut-fleuve.
En mars 1902, la construction démarre mais la topographie est particulièrement hostile : le danger des légendaires crues du Yang-Tsé – pouvant s’élever jusqu’à 30 mètres au-dessus des basses eaux ! – oblige à construire en hauteur sur un terrain « en pente brusque et composé de terre argileuse »[2]. Les travaux des soubassements sont colossaux et nécessitent « sur le côté qui fait face au fleuve un mur de soutènement d’un mètre d’épaisseur et de dix mètres de haut, en blocs taillés »[3].
Le commandant Hourst supervise directement le chantier et s’implique jusque dans les moindres détails. Le 2 octobre 1902, par exemple, il note que la construction n’avance pas aussi vite qu’il l’aurait voulu. La surveillance des travaux demande « une attention de tous les instants », ce qui lui fait dire que « pas une pierre n’a été posée sans que je l’aie au préalable vérifié. On a beaucoup construit à Wang-Kia-To, mais on a encore plus démoli peut-être, au grand désespoir de mes entrepreneurs, dont le concert de lamentations accompagnait toujours mes visites à nos établissements »[4].
La caserne au temps des Français
Enfin achevée, la caserne sera occupée par un détachement permanent de marins. « L’effectif se stabilise autour d’une quinzaine de marins français auxquels viennent s’ajouter un nombre équivalent d’employés chinois »[6]. Celle-ci est décrite comme une « imposante bâtisse, reposant sur un socle de pierre de taille de 10 mètres de hauteur […]. Elle est visible de très loin et donne de la face »[7] à la marine française. Les marins la baptisent familièrement « la Bastide », terme que les étrangers, peu familiarisés avec le provençal, transformeront en « Bastille » [« French Bastilla » pour les matelots britanniques]. Perché au sommet de son mur colossal, le bâtiment ne pouvait effectivement pas passer inaperçu.
L’accès depuis le fleuve se faisait par un chemin puis un grand escalier de pierre, aux marches larges et profondes, que les matelots pouvaient gravir à cheval. Le porche d’entrée, monumental, était décoré à la chinoise et flanqué de deux lions de pierre. « Surmonté[e] d’un coq gaulois et timbre d’ancre de marine »[8], on pouvait également y lire les inscriptions suivantes, de haut en bas : « 大法國水師軍 » (Marine de l’Empire français) et, en français, « Marine française ».
Une fois le porche d’entrée passé, on atteignait une cour centrale où se trouvait un puit surmonté d’un petit pavillon de style chinois. La cour était entourée de solides bâtiments d’architecture typiquement coloniale avec arcades et balcons, permettant aux chambres des officiers et de l’équipage d’avoir un peu d’air frais et de mieux supporter le climat extrêmement lourd de Chongqing. Le complexe abritait également un atelier, des soutes et des magasins[9].
Le bâtiment des officiers, le plus important et ayant une vue directe sur le Yang-Tsé (celui immédiatement sur la gauche en entrant) était accessible à partir d’un court escalier. A sa base deux plaques commémoratives. Celle de gauche portait l’inscription suivante :
PAR ORDRE DU V.A. POTTIER
COMMANDANT EN CHEF D’ESCADRE
DES MERS D’EXTREME-ORIENT
AVEC UNE SUBVENTION ALLOUEE
PAR M.P. DOUMER
GOUVERNEUR GENERAL DE L’INDOCHINE
La plaque de droite avait été érigée en souvenir de Charles Octave Doë de Maindreville, commandant de l’Olry à partir du 29 décembre 1906 et décédé de maladie à Chongqing en 1908. Né à Paris en 1870, fils d’un officier de marine, il avait rejoint la Royale à l’âge de 16 ans. Promu chevalier de la Légion d’Honneur le 15 juillet 1905[10], le poste qu’il occupait sur l’Olry était son premier commandement. Lors de nos recherches aucune information relative à sa sépulture n’a été retrouvée. Sa plaque, peut-être une pierre tombale, se lisait ainsi :
DOE DE MAINDREVILLE
Commandant la canonnière “OLRY”
mort à Ouang Kia To dans
l’exercice de ses fonctions
le 29 Septembre 1908
En 1928, la caserne fut le témoin d’un autre décès : celle du commandant de l’ensemble de la flottille française du Yang-Tsé, Edouard Odent. Né en 1879, entré dans la marine à l’âge de 18 ans, également fait chevalier de la Légion d’Honneur, il avait 49 ans lorsqu’une crise cardiaque le foudroya à Chongqing.
Son corps fut rapatrié en France et inhumé au cimetière parisien du sud[12]. En son souvenir, la caserne prit alors son nom et une plaque fut apposée au centre du bâtiment faisant face à l’entrée. Elle se lisait ainsi : au centre, en français :
« Caserne Commandant Odent », sur sa droite, en chinois : « 故艦長武蕩紀念 » (en souvenir du Commandant Odent), et sur sa gauche, toujours en chinois : « 西曆一九二八年九月二十五日立 » (apposée le 26 septembre 1928).
Fin de la présence française à Chongqing
Le déclenchement de la Guerre sino-japonaise en 1937 mettra fin, en pratique, à la libre circulation sur le fleuve. Le temps à Wangjiatuo paru alors bien long aux marins qui occupaient la caserne : le commandant Fournet et les officiers du fort Odent imaginèrent, pour tromper leur ennui, de créer un ordre de fantaisie, qu’ils nommèrent le « cafard de Wang-Kia-To » : « Pour prétendre à être admis dans l’Ordre, il fallait avoir réuni plus de trois mois de présence au Setchuan et s’être distingué par une blague retentissante ou une aventure insolite. Seulement une quinzaine de marins furent honorés chancelier de l’ordre du cafard ! »[14].
Le 18 septembre 1940, quelques mois après la défaite française en Europe, la canonnière Balny est désarmée à Wangjiatuo. Le matériel mobile y est mis en dépôt. Le 26 novembre 1940, les derniers éléments de la flotille quittent Chongqing et iront rejoindre l’Indochine. La Caserne Commandant Odent devient alors la résidence de la délégation diplomatique française auprès du gouvernement nationaliste.
Puis la France se désintéresse de l’établissement jusqu’en février 1945, date à laquelle il semble qu’il ait été occupé par le colonel attaché de l’air. Occupation provisoire puisqu’en septembre, un officier de marine venant passer l’inspection de la caserne la trouve solide et en bon état concernant le gros oeuvre, mais vidée de tout son mobilier qui avait été « littéralement pillé par les divers services de l’Ambassade et du Consulat ». Un maître fusiller assurait alors la garde du bâtiment où logeaient cinq étudiants français venus étudier le chinois.
Modernisation et restaurations
À partir de 1949 et jusqu’à l’an 2000, l’ancien établissement français deviendra le siège d’une unité de production d’huile, avant de devenir, un lieu de divertissement hébergeant bars et karaokés. Une décevante première restauration y est effectuée en 2003, sans réelle mise en valeur.
En 2009, avec la mise en service du barrage des Trois-Gorges, le Yang-Tsé est dompté : Chongqing, située sur l’immense lac du réservoir, cesse d’être cette cité perchée à 30 mètres au-dessus des basses eaux du fleuve. A Wangjiatuo, une affreuse avenue routière, bien horizontale, est alors tracée au bord de ses flots endormis : elle recouvre l’immense mur de soubassement du commandant Hourst, devenu quasiment invisible, et sépare l’ancienne caserne de son fleuve.
Enfin, entre 2016 et 2018, l’ancienne caserne va être transformée en un lieu de divertissement de luxe, avec salon de thé et bar à la mode, et va reprendre vie : une seconde restauration y est conduite. Elle respectera l’intégrité des lieux, y-compris les éléments boisés de l’intérieur. Des fouilles archéologiques seront mêmes effectuées : dans la cour centrale des piliers sont mis à jour, ainsi que le système de filtration et de conservation d’eau potable mis en place par les Français. Un coq est réinstallé au sommet du porche d’entrée et une partie de l’escalier en pierre est conservée et mise en valeur. Toutes les plaques mentionnées plus haut sont nettoyées et restaurées. Aucune sépulture ne semble avoir été mise à jour.
En août 2019, lors de notre passage, il nous a semblé y distinguer des murmures étranges : était-ce simplement le faible écho des flots endormis du Yang-Tsé situé à quelques mètres de là ou s’agissait-il des fantômes de ces marins français qui peuplent, peut-être encore, l’ancienne Caserne Commandant Odent ?
Bibliographie
- Arnaud d’Antin de Vaillac, Les canonnières du Yang-Tsé, Editions France-Empire, 1972.
- Hervé Barbier, Les canonnières françaises du Yang-Tsé : de Shanghai à Chongqing (1900-1941), Les Indes Savantes, 2004.
- Gaston de Carsalade du Pont, La Marine française sur le Haut-Yang-Tsé, Académie de Marin, 1964.
- Bernard Estival, Les canonnières de Chine de 1900 à 1945, Editions Marine, 2000.
- Guillaume Hassler, Sur les rives du Yang-Tsé Kiang : une aventure de l’enseigne de vaisseau Bermon, Editions du non-agir, 2017.
- Emile Hourst, Dans les rapides du fleuve Bleu, Plon, 1904.
- Constantin de Slizewicz, Les canonnières du Yang-Tsé-Kiang, Actes Sud / Imprimerie nationale, 2008.
Notes et références
- ↑ L'Illustration (1926)
- ↑ Emile Hourst, Dans les rapides du fleuve Bleu (1904)
- ↑ Emile Hourst, Dans les rapides du fleuve Bleu (1904)
- ↑ Emile Hourst, Dans les rapides du fleuve Bleu (1904)
- ↑ Emile Hourst, Dans les rapides du fleuve Bleu (1904)
- ↑ Constantin de Slizewicz, Les canonnières du Yang-Tsé-Kiang (2008)
- ↑ Gaston de Carsalade du Pont, La Marine française sur le Haut Yang-Tsé (1964)
- ↑ Gaston de Carsalade du Pont, La Marine française sur le Haut Yang-Tsé (1964)
- ↑ Gaston de Carsalade du Pont, La Marine française sur le Haut Yang-Tsé (1964)
- ↑ Parcours de vies dans la Royale
- ↑ Sources familiales
- ↑ Parcours de vies dans la Royale
- ↑ Parcours de vies dans la Royale
- ↑ Constantin de Slizewicz, Les canonnières du Yang-Tsé-Kiang (2008)
- ↑ Hervé Barbier, Les Canonnières françaises du Yang-tsé : de Shanghai à Chongqing (1900-1921) (2004)