De Hanoï à Pékin : notes sur la Chine – Albert Bouinais (3)
« […] Il s’agit maintenant pour nous de faire quelques promenades dans la ville de Canton si souvent visitée et décrite. Nous ne reprendrons pas les descriptions déjà faites dans tant d’ouvrages relatifs à la Chine et dans lesquels les touristes ont peint ce qu’ils ont vus, quelquefois ce qu’ils ont cru voir, nous ne citerons que les principales choses à visiter pour celui qui, comme nous, n’a que peu de temps à consacrer à cette opération.
D’abord, le temple des cinq cents génies, édifice très ordinaire qui renferme cinq cents statues de bois doré représentant les cinq cents loghan ou saints bouddhistes. Il est situé dans le faubourg de l’ouest. Avec une gravité imperturbable, Atchi nous conduit devant une des statues et nous dit : « Voici Marco-Polo ». La présence de l’image de l’illustre voyageur vénitien dans ce cénacle bouddhique nous surprend quelque peu : la statue censée figurer Marco-Polo est coiffée d’un chapeau mou, et les traits du personnage ont plutôt l’air européen que chinois. Mais de là à affirmer que c’est bien la « pourctraiture » de Marco, il y a loin : il faut toujours se défier des assertions des cicerone. Le nôtre ne saurait faire exception à la règle générale.
Au sortir de ce temple, nous remontons en chaise à porteurs (excellente idée d’Atchi : d’abord on va plus vite qu’à pied ; ensuite, on n’’est pas bousculé par la foule des allants et venants), nous circulons dans des rues étroites et sinueuses, véritable labyrinthe où l’on pourrait se perdre mille fois sans le fil d’Ariane, c’est-à-dire sans notre guide ; puis nos porteurs nous font passer sous une porte cintrée gardée par deux ou trois soldats : nous entrons dans la cité. Deux minutes après, nous tournons à gauche et nous mettons pied à terre devant une porte de bambou qui donne accès à un chemin de ronde conduisant aux murailles de la ville.
Du haut de ces murailles, crénelées à la façon du moyen âge, on plonge le regard, d’un côté, à gauche en allant vers le nord, dans le faubourg de l’ouest, que nous venons de traverser, de l’autre, à droite, dans la ville même, qui est partagée en deux portions distinctes, séparées par une épaisse muraille également crénelée : la ville chinoise ou vieille ville, la ville tartare ou ville neuve. La ville chinoise est la plus au sud : elle n’est séparée de la rivière que par un faubourg étroit, c’est la partie la plus commerçante, la plus industrielle. La ville tartare, au nord de la précédente, est pour ainsi dire la ville officielle : on y voit les yamen du vice-roi de Canton, du gouverneur, du maréchal tartare, du trésorier et du juge de la province, etc. Elle est la résidence des troupes tartares, qui ne vivent pas dans des casernes. Chaque soldat demeure chez lui, entouré de sa femme, de ses enfants, etc., comme un bon et brave bourgeois.
Cette colonie militaire comprend environ vingt mille âmes, hommes, femmes, enfants ; cinq mille hommes touchent la paye modique de soldat et sont considérés comme en état de porter les armes. Comme cette paye ne peut leur permettre de vivre et de soutenir leur famille souvent nombreuse, les guerriers tartares se livrent à diverses industries plus ou moins lucratives, telles que la confection de feuilles de carton pour boîtes, la fabrication de jouets d’enfants, la culture de plantes maraîchères, etc. En longeant les murailles, nous foulons aux pieds des feuilles de carton séchant au soleil : c’est le travail des Tartares chargés de la garde des postes échelonnés de distance en distance. Quelques-uns de ces vaillants défenseurs de la patrie s’exercent dans certains endroits à tirer de l’arc, bien que leur arme officielle, si l’on peut s’exprimer ainsi, soit aujourd’hui le fusil à piston.
Les spécimens de l’artillerie chinoise qu’on rencontre sur les murailles n’ont rien de formidable : ici et là, une vieille pièce, « antique et solennelle », fort rouillée, affalée sur un affût vermoulu et branlant, et qui éclaterait certainement au bout de quelques coups. Comme il a été dit plus haut, les Chinois ont réservé leur artillerie moderne pour la défense de la rivière. On nous a affirmé que, même pendant le conflit franco-chinois, à l’heure où les autorités de Canton s’attendaient à tout moment à une attaque de notre flotte, il n’y avait pas un canon de plus sur les murs.
La promenade sur la muraille nous conduit à la grande pagode rouge, dite pagode à cinq étages, qui s’élève au nord de la ville, sur cette fortification même et d’où l’on a une vue splendide sur toute la ville de Canton et ses environs. C’est par une brèche pratiquée tout près de cette pagode, que les troupes franco-anglaises montèrent à l’assaut en 1857. Lorsque la hauteur sur laquelle est située fut garnie de quelques canons, on se trouva maître de la ville. L’endroit est toujours indiqué pour procéder à un bombardement en règle.
En descendant de la colline, nous côtoyons, à peu de distance, le « palais d’été » du vice-roi : il ne paraît pas bien considérable et semble consister en un jardin étendu sur le coteau d’une petite colline renfermant plusieurs pavillons de plaisance. Nous rentrons dans le dédale des rues, passons devant le yamen du vice-roi, la plus haute autorité de la province ; le guide nous conduit aux yamens français et anglais.
Autre souvenir historique qu’il importe de lever : lorsque les alliés prirent Canton en 1857, plusieurs détachements français furent casernés dans le yamen ou palais (si l’on peut appeler de ce nom les résidences officielles chinoises) occupé par la trésorerie de la province de Canton ; le génie aménagea tant soi peu les bâtiments et entoura le parc de quelques travaux de défense. Trois ans plus tard, au moment de la signature de la paix, il fut décidé que les consuls français et anglais résideraient dorénavent dans la cité même, et le vice-roi, qui ne pouvait rien refuser, et pour cause, concéda à la France la partie est du yamen , où se trouvaient les appartements privés du trésorier, pour servir de résidence officielle à notre agent. C’est là qu’a habité le consul de France pendant vingt-cinq ans, isolé de tous, sans communications, une fois la nuit venue (les portes de la cité sont fermées à la chute du jour), avec les résidents de Shameen. L’un d’eux, le baron de Trenqualye, y est devenu fou après un séjour de neuf ou dix ans. Il y a vraiment de quoi. Ajoutez à cela que le terrain y est en contre-bas, par suite très humide pendant huit mois au moins, un nid de fièvres, à malaria ; que les constructions à moitié chinoises en sont peu confortables, et que les nombreux arbres qui les entourent arrêtent toute brise réconfortante.
Mais il faut dire que le site est pittoresque : l’entrée surtout est grandiose, magistrale. Au sortir d’une petite rue infecte et populeuse, on arrive devant un grand portail composé, comme dans tous les yamens, de trois portes : l’entrée d’honneur, au centre, flanquée à droite et à gauche d’une petite porte. Les panneaux de la porte centrale sont ornés de deux immenses figures peintes représentant deux illustres personnages de l’antiquité chinoise, canonisés dans la suite des temps et devenus les génies des portes, faisant sentinelle pour protéger les habitants du yamen. Cette porte franchie, on voit se dérouler devant soi une magnifique allée ; les arbres qui la forment sont fort élevés et joignent leur feuillage en arcade à une grande hauteur. Aspect très pittoresque : les rayons du soleil, pénétrant par de rares interstices des feuilles, viennent se jouer en quelque façon avec le chemin dallé du milieu. A l’extrémité, le vestibule de l’ancien consulat, caché par des plantes grimpantes ; les constructions, mal distribués, sont très humides ; traces de moisissures de tous les côtés. On a bien fait de renoncer à habiter cette demeure malsaine où ont souffert tant de nos consuls. D’ailleurs, elle est aujourd’hui inhabitable et, pour la remettre en état, il serait nécessaire de dépenser presque autant que pour bâtir un consulat à Shameen. Autour s’étend un joli parc, actuellement une véritable forêt vierge, où il est difficile de se frayer un passage. On y rencontre les ruines de plusieurs bâtiments chinois qui ont longtemps servi de résidence aux interprètes et au personnel indigène.
Comme contraste, sans doute, Atchi nous mène au yamen anglais, pris et cédé à la même époque et dans les mêmes conditions : il formait jadis une partie de la résidence du maréchal tartare.
Là, au moins, plus d’aspect désolé et minable. Les pavillons d’habitation sont bien entretenus, les allées du parc sont balayées et ratissées, mais l’impression qu’on éprouve n’est plus la même : il y a trop de symétrie, de convenu, et il manque une allée semblable à celle du yamen français. Un troupeau de jolis daims circule en liberté dans le par cet ne paraît pas s’effaroucher trop de notre présence.
Que dirons-nous encore des autres curiosités de Canton ? Les voyageurs, nos devanciers, les ont suffisamment décrites, et, ajoutons, elles ne méritent pas de longues descriptions. Le respectable Atchi nous fit voir la cathédrale, l’établissement des missionnaires français, les prisons, spectacle peu intéressant et même assez repoussant, la place des exécutions, qui n’est qu’un simple terrain situé près de la rivière, une vieille clepsydre placée au-dessus d’une des portes de la ville, et enfin le temple de Hô-nam, dit temple des porcs sacrés, sans doute parce que l’un des génies qui se dressent sous le vestibule porte l’un de ces animaux entre ses bras.
Cet édifice religieux vaut la peine d’être visité : il s’élève sur la rive droite de la rivière, au faubourg de Hô-nam dont nous vous avons déjà parlé. On peut y assister à des services religieux qui ont généralement lieu vers les cinq heures. Les bonzes chantent alors des litanies en sanscrit chinois, dont ils ne comprennent pas un traître mot, et qui ont une analogie frappante avec notre plain-chant. L’évêque bonze porte une mitre et s’appuie sur une crosse… »