Entretien avec Claude Martin ancien ambassadeur de France en Chine
Propos recueillis par Antoine Oustrin et Michèle Chapdelaine
Septembre 2024
Retrouvez une grande partie de cet entretien en podcast ici.
Dans le cadre du 60e anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques entre la France et la République populaire de Chine, nous avons accueilli à Lyon pour un entretien exclusif, Claude Martin, ancien ambassadeur de France en Chine, et témoin de la première heure de ce moment diplomatique. Nous avons discuté de l'importance historique et actuelle des relations diplomatiques entre la France et la Chine, soulignant le rôle pionnier de la France mais aussi les défis contemporains dans le maintien de cette relation privilégiée.
Michèle Chapdelaine (MC) : Claude Martin, vous avez commencé votre carrière à Pékin en 1964, à seulement 20 ans, dans un contexte historique pour la France puisque le général De Gaulle venait juste de reconnaître la République Populaire de Chine, rétablissant les relations officielles entre nos deux pays. Vous faisiez alors votre service militaire et vous avez été repéré par le Quai d'Orsay pour vos compétences en mandarin, à une époque où l'ambassade manquait justement de jeunes sinologues. Par la suite, vous retournez en Chine à plusieurs reprises au cours de votre carrière diplomatique, jusqu'à devenir ambassadeur de France à Pékin en 1990.
Le titre de vos mémoires d'ambassadeur, La révolution n'est pas un dîner de gala, fait écho à une citation de Mao Zedong. Pourquoi avoir choisi cette phrase pour illustrer votre récit ?
Claude Martin (CM) : Parce que ce récit est à la fois un récit des relations entre la France et la Chine telles que je les ai vécues pendant près de 40 ans. Mais c'est aussi une réflexion sur la diplomatie, et la Chine est un terrain sur lequel on réfléchit à la façon dont la diplomatie d'aujourd'hui doit s'exercer.
Est-ce qu'elle consiste à bavarder dans les salons, à faire des cocktails, à recevoir des délégations, à faire des déclarations ? Ou bien, est-ce qu'elle consiste - et c'est évidemment mon opinion - d’abord à aller voir sur le terrain ce qui se passe?
Un chef d'Etat, puisqu’un diplomate, un ambassadeur, mais aussi l'équipe qui le suit sont des envoyés du chef de l'État d'un pays auprès d'un autre chef d'État…est-ce que cette mission ne consiste pas plutôt à aller voir ce qui se passe dans le pays où nous sommes envoyés ? C'est donc pendant 950 pages ce que j'essaie de démontrer.
“Est-ce que l'ambassadeur, sa fonction est d'aller voir ce qui se passe sur le terrain, ou est-ce que c'est de recevoir des gens à dîner?”
J'ai repris une citation évidemment de Mao qui m'a toujours beaucoup plu. J'adore les citations de Mao, je les utilise encore de temps en temps, bien que plus personne ne se souvienne de ce qui est écrit dans les œuvres complètes de Mao, même dans le petit condensé du Livre rouge. J'ai toujours trouvé très bien cette formule : Geming buyao qingke chifan (革命不要请客吃饭), c'est-à-dire que faire la révolution, ça ne consiste pas à inviter des gens à dîner. On a traduit maintenant - et c'est la traduction standardisée - par : « ce n'est pas un dîner de gala ».
Tout le temps, pendant toute ma carrière, en Chine puis en Allemagne, ainsi que dans les ambassades que j'ai visitées à d'autres titres quand j'étais à Paris, je me suis posé la question : est-ce que l'ambassadeur, sa fonction est d'aller voir ce qui se passe sur le terrain, ou est-ce que c'est de recevoir des gens à dîner ?
Donc cela se résume en 950 pages et aux deux ou trois phrases qui sont celles que je viens de prononcer.
MC : Pour avoir lu avec attention votre récit, une chose m'a frappé. A la suite de votre arrivée en Chine et votre affectation au service culturel de l'ambassade, donc en 1965, vous faites le choix de vous immerger dans la culture chinoise pour la découvrir, vous l'approprier. Quelle a été votre perception de Pékin à cette époque ?
CM : J'avais déjà fait les Langues O’, 3 ans de langues O’. J'étais passionné de culture chinoise, mais je n’étais pas le seul. Ce qui se passait, c’est qu'il y avait des gens à Paris qui étaient de très grands sinologues, mais qui n'étaient pas retournés en Chine depuis très longtemps, et donc qui avaient une culture, une connaissance de la Chine qui était quand même un peu ancienne et tournée vers le passé. Puis il y avait une ambassade qu'on ouvrait, dans laquelle on m'a affecté tout de suite à un poste tout à fait modeste mais qui s'est révélé important parce qu’il y avait effectivement, comme vous l'avez dit à l'instant, peu de gens au Quai d'Orsay qui pratiquaient le chinois.
Il y avait eu une grande sinologie au Quai d'Orsay. Il y avait d'illustres - pas tellement dans le niveau ambassadeur, mais aux niveaux en dessous - de très grands sinologues qui ensuite, après une carrière diplomatique étaient allés enseigner le chinois aux Langues O’, au Collège de France. Ils avaient fait pendant quelques années des études et de brillantes communications à l'Académie des Inscriptions et Belles lettres, ils parlaient d'ailleurs d'autres langues, comme le mandchou, qui n'est plus du tout parlé aujourd'hui, etc. Donc on a eu une grande, très grande sinologie, mais elle s'était éteinte ou en tout cas endormie, parce qu’on n'avait plus de relation avec la Chine. On avait des relations avec Taïwan, et les sinologues qui avaient souhaité être envoyés comme diplomates dans la grande Chine se retrouvaient dans la petite Taïwan qu'on appelait à l'époque Formose. Très vite ils s’ennuyaient.
On les envoyait aussi pour les rendre quand même utiles, en Inde, en Thaïlande. Nous avons parlé du général Guillermaz à l'instant, il a passé presque autant de temps en Thaïlande et dans l'Asie du Sud-Est qu’en Chine.
C'était ça, la rupture avec la Chine, c'était la rupture de la possibilité d'entretenir une vraie compétence sinologique. Donc moi on m'envoie, j'étais tout à fait jeune, trois ans de chinois ça n’allait pas chercher loin. Je raconte dans mon livre combien mon chinois était très insuffisant au début. Je ne savais pas demander où se trouvaient les toilettes publiques dans le coin lorsque je me promenais dans la rue Wangfujing. Je ne savais pas poser cette question alors que je savais dire que, après la fête de l'Assomption, il y avait la fête de la Pentecôte, etc. Les dictionnaires et les ouvrages dans lesquels on travaillait étaient des ouvrages des Jésuites. Donc, on avait tout sur l’Immaculée Conception, l’infaillibilité pontificale, je savais dire tout cela en chinois mais je ne savais pas dire toilettes publiques ! Il a fallu une période d'adaptation pour que cette sinologie se remette au goût du jour. Tout ceci en gardant des sinologues qui étaient tournés vers la connaissance du passé.
Il fallait les deux et donc je me suis retrouvé avec deux autres personnes. Patrick Destenay, dont je parle beaucoup au début du livre, qui lui avait fait ses études non pas aux Langues O’ mais à Cambridge, était un remarquable sinologue. Il était tourné vers l'actualité, il s'intéressait à la vie quotidienne en Chine. On est devenu comme des partenaires. Dans cette ambassade on est devenu proches, parce que l'environnement de l'ambassade était un environnement dans lequel la culture chinoise intéressait peu.
C'est là où je me réfère au titre du livre. J'ai pour la première fois ressenti qu'il y avait une diplomatie qui était un petit peu hors sol et qui tournait dans le monde. Elle savait comment organiser des cocktails, des réceptions et même négocier des accords. Et puis, une autre diplomatie qui s'accrochait au terrain.
Antoine Oustrin (AO) : Je souhaiterais maintenant que nous allions vers la décision de rouvrir nos relations diplomatiques avec la Chine continentale en 1964. Quels étaient les principaux objectifs de la France ?
CM : Je les ai découverts a posteriori, parce que je faisais du chinois, parce que la Chine m'intéressait, parce que je trouvais formidable d'apprendre à écrire - pour moi d'ailleurs, l'écriture était au départ dans l'attraction pour la culture chinoise presque plus importante que le fait de parler. C'était parce que certains de nos profs étaient des profs qui privilégiaient l'enseignement du chinois classique par rapport au Baihua (vernaculaire, ndlr) mais aussi parce que j'ai toujours trouvé que ce qui est vraiment à la base de toute l'originalité de la Chine, c'est la façon dont elle écrit sa langue, avec ses clés, avec ce système de représentation et cette phonétique tout à fait acrobatique à laquelle il faut s'habituer.
Donc moi j'apprenais le chinois, pas trop avec l'idée d'aller en Chine. Sauf que progressivement, je me suis dit, ça serait bien d'y aller. Pour y aller, c’était difficile parce que nous n'avions pas de relations avec la Chine. C’était un peu suspendu au fait qu'on aurait peut-être un jour des relations. Mais je n’étais pas encore en train de m'imaginer que dans le cadre d'un mouvement de reconnaissance de la Chine, je pourrai avoir ma place. Et puis j'étais évidemment en train de préparer l'ENA. Par ailleurs, j'étais à Sciences Po. Je faisais l'année préparatoire, puis la 2e année, puis la 3e année.
C'était un endroit Sciences Po, où l’on s’intéressait très peu à la Chine. Il y avait le grand Vadime Elisseeff qui nous faisait des cours sur l'archéologie chinoise. Il y avait un sinologue d'origine hongroise, qui s'appelait Étienne Balazs, qui faisait un cours sur la culture chinoise en général. Mais Mao Zedong, la révolution chinoise avant et après 1949, ça n'intéressait pas Sciences Po. C'était assez extraordinaire.
Je me souviens qu'il y a eu une conférence faite par un Hongrois. D’ailleurs je trouve que les Hongrois ont un rôle dans la communication entre l'Europe et l’Asie, ils l’ont eu dans le passé et ils l'auront dans le futur. Il y a beaucoup de grands sinologues hongrois. Et donc, ce Hongrois qui s'appelait Tibor Mende, est venu présenter son livre à Sciences Po, La Chine et son ombre, dans lequel il commençait à dire que le Maoïsme était original par rapport au communisme de Moscou, et que la Chine allait projeter une forme de communisme vers le tiers monde, et que ce serait intéressant de voir ce que cela allait devenir.
Voilà, Sciences Po c'était ça. Donc moi qui m'intéressais à la Chine, je faisais les choses de façon séparée. A Sciences Po j’ai compris que vraiment en dehors de la conférence de Monsieur Tibor Mende, on n'apprenait rien sur la Chine. En revanche, aux Langues Orientales, on apprenait tout, mais que, évidemment c'était inutile.
Et puis, fin janvier 1964, le général De Gaulle, dans un communiqué et une conférence de presse, annonce au monde que la France et la Chine vont établir des relations diplomatiques. C'était vraiment un bouleversement. On ne mesure pas aujourd'hui à quel point c’était un choc.
Le journal Le Monde, qui est le grand journal des intellectuels parisiens, et celui de tous les étudiants de Sciences Po. ne s'intéressait pas du tout à la Chine. Il y avait un correspondant, qui de Taïwan, de Hong Kong ou de Tokyo, faisait de temps en temps un article sur la Chine, il s'appelait Robert Guillain. C'était très intéressant. Je découpais ses articles, mais il n'y avait pas grand chose. On ne savait rien. Et aller trouver des bouquins sur la Chine… Il y avait une librairie orientale boulevard Saint Germain à côté du café le Rouquet, qui est maintenant un magasin de mode, de Karl Lagerfeld et ses successeurs. Là, il y avait une librairie dans laquelle on trouvait les ouvrages classiques, les traductions des Jésuites et des autres, Couvreur (Père Séraphin Couvreur S.J., ndlr), Chavannes, etc. Et puis il y avait rue Monsieur-le-Prince, la Librairie Orientale du vieux Samuelian où on pouvait également trouver quelquefois des ouvrages, y compris des ouvrages de sinologues anglais ou américains, qui étaient utiles. Donc c'était très difficile. Il n’y avait rien ! On avait l'impression qu'on étudiait la lune.
Et puis tout d'un coup, boum ! Le général De Gaulle prend une décision. Il n’y avait aucune pression en France pour cela. On était manipulé, instrumentalisé depuis des années par l'ambiance générale de ce qu'on appelait le camp occidental, dont De Gaulle essayait de nous sortir. On attendait que les Américains, soit écrasent la Chine, soit s'entendent avec la Chine, soit règlent le problème du Vietnam avec la Chine, parce que le problème du Vietnam n'était conçu que comme une sorte d'appendice de la relation entre Washington et Pékin. Et tout d'un coup, le monde a commencé à se dire qu’il fallait envoyer des gens en Chine. J’avais un excellent camarade aux Langues O’ qui s'appelait Patrice de Beer (correspondant du Monde à Pékin de 1984 à 1987, ndlr), qui était le sinologue qui est rentré à ce moment là au Monde, où il s'est rendu d'ailleurs illustre ensuite parce qu'il était à Phnom Penh au moment où les Khmers Rouges sont entrés au Cambodge en 1975. Il a fait des reportages qui étaient un petit peu à côté du sujet.
Mais on était sans information. Et le général De Gaulle, lui non plus, n'avait pas d’informations. Il avait tout simplement un jugement, une analyse de la situation internationale, une vision du monde qui concourait à dire : il faut reconnaître la Chine. Alors les bases de sa réflexion et de sa décision, c'était premièrement que la France devait avoir une politique indépendante, éventuellement l'Europe si les Européens voulaient nous suivre, mais en tout cas, la France avait le droit de se dire : comment va évoluer le monde dans les prochaines années ? Se distançant de l'analyse convenue par tous les autres, elle regarde la carte du monde et elle voit qu'il y a une Chine immense qui à ce moment-là n'avait pas plus de huit cents millions d'habitants mais c’était déjà beaucoup. Il y avait quand même depuis quelques années, et de façon extrêmement claire depuis 1961 et surtout 1962, des tiraillements entre Moscou et Pékin, dont on savait que la Chine était en train de se séparer, par alliés interposés. C'est-à-dire que la Chine se servait de l'Albanie, qui avait pris son indépendance au sein du camp soviétique, pour tirer sur Moscou. Ensuite évidemment, derrière le masque Albanais, on a bien vu que Pékin était là. Et de l'autre côté, les Soviétiques dénonçaient toutes les petites tentations de dissidence, titistes et autres. Mais en fait, on savait que derrière, c'était Pékin, le grand dissident qui allait les lâcher. Et puis surtout, il y avait des querelles dans le tiers monde, c'est à dire qu'on voyait que, dès qu’un Russe, un Soviétique apparaissait à Cuba, à Alger, ou en Birmanie, immédiatement il y aurait un Chinois la semaine d'après qui viendrait dire “nous sommes la vraie révolution” ! Le général De Gaulle a tout de suite, non seulement compris que c'était sérieux, mais que derrière ce conflit idéologique, il y avait un conflit entre deux grands États qui voulaient l'un et l'autre affirmer leur leadership et leur indépendance. C'est la première chose qu'il a constatée.
La deuxième chose, c'est que c'était pour la France, formidablement intéressant d'avoir sur la carte du monde un grand pays de huit cents millions d'habitants dont on savait qu'il était en train de se préparer à avoir l'arme atomique, qui avait toute une politique dans le tiers monde, qui allait donc faire des choses qui correspondaient à ce que nous souhaitions nous aussi faire, c'est-à-dire avoir l’arme atomique, avoir une politique indépendante, avoir dans le tiers monde notre propre rayonnement, et nous efforcer de construire une Europe indépendante. Mais si l'Europe indépendante ne veut pas être indépendante et veut rester totalement inféodée aux Américains, la France, en tout cas, joue son jeu. En fait, le général De Gaulle avait pratiquement pris je crois sa décision en 1962, au moment où il a compris que le conflit sino-soviétique allait vers le divorce.
Le général de Gaulle a observé ce qui se passait au Vietnam et a compris tout de suite que c'était éventuellement avec la Chine qu'on pouvait discuter de ce qui allait se passer au Vietnam, et notamment de la possibilité de faire cesser la guerre, la guerre d'Indochine en général. La Chine était un partenaire intéressant et totalement ignoré de la communauté internationale, et qui n'avait pas de siège aux Nations Unies. Elle était représentée aux Nations Unies par le tout petit Etat de Formose, devenu Taïwan aujourd'hui. Donc il a compris dès 1963 que c'était une carte à jouer de reconnaître la Chine. Il a tenté pendant quelque temps de voir si les Européens étaient prêts à nous suivre, parce que ça aurait été évidemment beaucoup plus percutant dans le monde d'avoir une Europe qui tout d'un coup affirmait son indépendance. Il a compris que ce n’était pas possible. Il a d'autre part essayé de ne pas se fâcher avec Taïwan, avec Formose, parce qu’il avait une immense admiration pour Tchang Kaï Chek et une immense considération pour la façon dont Tchang Kaï Chek avait résisté, même dans son petit îlot de Chungking, à l’invasion japonaise. Les deux hommes n'avaient non pas des similitudes de situations, mais il y avait une connivence évidente. Ils s’étaient échangés un certain nombre de messages et ça faisait visiblement de la peine au général De Gaulle de rompre avec Taïwan. Il a essayé, avec la mission Edgar Faure, puis deux ou trois autres missions, de faire en sorte que la reconnaissance de Pékin ne soit pas une rupture avec Taïwan.
Mais c’est Tchang Kaï Chek, lors des visites d’Edgar Faure et plus encore lors de la mission du général Pechkoff accompagné de Guillermaz, qui a dit : “il est clair que si vous reconnaissez Pékin, tant pis mais c’est fini, parce que moi je ne suis pas Taïwan, je suis la Chine. Et donc si vous reconnaissez la Chine, ça veut dire que vous ne me reconnaissez plus”. Le général l’a beaucoup regretté, il a envoyé ensuite, un certain nombre de messages pour essayer de faire comprendre à Tchang Kaï Chek qu’il n’avait pas le choix, il lui fallait reconnaître la réalité de la Chine, ce pays de huit cents millions d'habitants.
Alors moi je suis arrivé à Pékin, nommé au titre de mon service militaire fin novembre ou début décembre 1964. Je suis parti en Chine au début de 1965 après avoir fait d'abord un cycle de formation au Quai d'Orsay. C'était pitoyable, parce qu’on m’a expliqué ce qu'il fallait que je sache sur la Chine, alors que j'en savais quand même déjà beaucoup plus qu'un certain nombre de personnes.
On envisageait aussi, notamment dans le domaine culturel, puisque j'étais attaché culturel d'après mon titre et en fait militaire en train de faire son service militaire sous un habillage d'attaché culturel, de développer avec la Chine une coopération culturelle. Il était clair que ce n’était pas possible, que tout ça était utopique. Je suis finalement parti en janvier 1965, dans les premiers jours de janvier, et j'ai tout de suite eu un choc formidable, me disant que ce pays est un pays avec lequel bien évidemment le général De Gaulle avait bien fait d’établir des relations diplomatiques. Un pays qui jouerait sur la carte du monde, quelque chose, enfin un rôle, un rôle énorme.
La révolution culturelle que j'ai sentie venir, et je décris la façon dont elle monte, sans que l’on comprenne encore très bien comment cela allait éclater… la révolution culturelle dont j'ai vu les tout débuts, a démontré, du moins m'a démontré clairement, que le rôle que la Chine allait jouer était encore plus grand que ce que j'imaginais. Parce que cette force qui se libérait de façon sauvage à travers les folies de Mao Zedong et des gardes rouges, il était évident que c'étaient les forces d'un pays qui, une fois qu'il se serait organisé, planifié, et qu'il aurait défini ses ambitions, non pas de se replier mais de jouer un rôle dans le monde, serait un partenaire extraordinaire. Donc je suis reparti de Chine, au milieu d'une Chine chaotique, avec l'idée que ça allait être un très grand partenaire.
MC : En 1966 et vous venez d'en parler, la révolution culturelle sévit en Chine. Comment avez-vous perçu l'adhésion des intellectuels français aux idées maoïstes, alors que vous, vous aviez vécu personnellement et observé leurs conséquences en Chine ? Je pense aux publications, aux soutiens, du Parti communiste français qui est enthousiaste à l'idée de cette révolution culturelle…
CM : Le Parti communiste français n'était pas enthousiaste, le Parti communiste français était totalement inféodé à Moscou, et comme c'était d'abord une révolte très anti-soviétique, on a entendu pendant quelques mois, même avant la révolution culturelle et surtout après, les masses, comme on dit, se déchaîner, et on les déchaînait contre les révisionnistes, contre Moscou. Et puis après, en 1969, il y a eu des affrontements armés, mais c'était déjà en 1966 le point sur lequel a démarré la révolution culturelle. Il y avait un certain nombre de gens dans le parti qui voulaient que l'on revienne à des relations de partenariat avec Moscou. Avec ce révisionnisme soviétique, Liu Shaoqi, Deng Xiaoping, Peng Zhen, et tous les autres, étaient accusés d’être les laquais de Moscou.
Le Parti communiste français était aussi le laquais de Moscou. Il était détesté à Pékin et il n’était d'ailleurs pas question pour le Parti communiste français de dire autre chose que les Soviétiques avaient raison.
Il y avait un Parti communiste marxiste léniniste dissident. Et puis il y en a eu deux, puis trois, puis ils se sont progressivement multipliés par scissiparité. Il y avait des petits groupes pro-chinois marxistes léninistes, qui se qualifiaient d'authentiques communistes, mais qui n'avaient rien à voir avec le Parti communiste officiel. Et puis alors il y avait, comme toujours en France, il suffit de lire une histoire de la révolution française pour voir qu’il y a toujours eu des ultras, et puis toujours des ultras qui sont encore plus ultras que les ultras, qui veulent guillotiner tous ceux qui sont un tout petit peu mous parce qu'ils ne sont pas assez ultras. Donc on voyait arriver effectivement à Pékin, un certain nombre de délégations, représentant des formations souvent microscopiques, qui n’avaient que très peu de membres, dont les voyages étaient d'ailleurs payés par Pékin, et qui venaient admirer la révolution culturelle. Au début c'était des intellectuels. Mais quand ils sont allés jusqu'à s'agenouiller devant les dirigeants successifs qui étaient au pouvoir à Pékin, c'était risible et tragique à la fois. Surtout que l’on sentait que la révolution culturelle évoluait. A l'intérieur de la révolution culturelle, il y a eu Lin Biao, puis Lin Biao a disparu, Kang Sheng est resté quelque temps, puis il y a eu ceux qu’on a appelé après la Bande de quatre, les Gauchistes, jusqu’à Wang Hongwen le dernier des Gauchistes. Il y avait toujours à Paris des gens qui étaient prêts à dire que la révolution chinoise était encore plus admirable depuis qu'il y avait eu à Pékin cette nouvelle purge qui faisait que l’on était encore plus dans le dur du communisme. C'était un peu tragique. Le plus ridicule, c'est ce qui s'est passé après, en 1974 je crois, où Philippe Sollers et quelques autres - vous parliez des intellectuels français… Il y avait toujours des gens qui voulaient écrire un livre sur la Chine. Il y a eu avant, Simone de Beauvoir, qui a écrit La longue marche, et des personnages moins importants que Simone de Beauvoir qui ont aussi écrit de retour de Chine. Claudie Broyelle avec La moitiée du ciel, la Chine a libéré la femme etc. Ce qui ne l’a pas empêché, dix ans après, d'écrire un livre disant qu'elle avait été trompée, aveuglée, et que tout ça était monstrueux. Donc oui on a vu un certain nombre d'intellectuels successifs venir adorer la Chine, puis se repentir.
Alors qu'il était patent qu'il y avait eu des millions de morts, par massacre, par famine, des gens qui étaient morts dans les geôles ou de mauvais traitements, toutes sortes de victimes, mais enfin des victimes horribles, voir arriver les ouvriers de la dernière heure, les intellectuels… je ne vais pas citer des magazines en particulier, mais il y avait quelques reporters et quelques intellectuels, qui arrivaient en Chine avec le projet de faire une série de reportages dans un magazine de gauche ou d'extrême gauche. C'était insupportable.
Mais c'était pareil pour l'ambassade. Je ne veux pas du tout critiquer les intellectuels. Les intellectuels font leur métier, d'être l'avant-garde de la conscience humaine. Mais il faut être un tout petit peu lucide et sincère, c'est-à-dire aller voir d'abord. Mais la démarche de beaucoup d'entre eux a été d'abord de prendre parti, puis ensuite d'aller vérifier pour s'apercevoir effectivement qu’on les avait trompés. L’ambassade s'est un peu égarée aussi, comme la diplomatie française. Il y a eu des gens qui trouvaient que, après tout, bien encadrés, ils avaient visité des unités modèles, rencontré des gardes rouges, qui leur expliquaient ce qu'ils avaient fait.
Toute la propagande était - je ne dirais pas bien faite, mais elle était assez efficace. Elle était grossière en fait, mais quand même efficace pour des esprits simples. Après tout, quand vous lisez Les sept couleurs de Robert Brasillach ou Comme le temps passe, des intellectuels, en France à la fin des années 1930, un peu avant la guerre, étaient fascinés par l'Italie fasciste. Il y a une page de Brasillach qui m'avait beaucoup frappé, où il est dans le train et où il voit des petits militants fascistes. Il les salue et se dit “ils sont propres, ils rient, ils chantent. Quelle belle jeunesse, par rapport à la jeunesse française”. C'est un peu ce phénomène qu'il y a eu à un moment vis-à-vis de la Chine, de voir ces petits gardes rouges, mais même après les gardes rouges pendant un certain temps des gens qui récitaient des choses qu'on leur avait apprises, et puis qui avaient l'air bien comme il faut.
J'ai vu énormément de délégations qui n’étaient pas seulement des délégations de maoïstes, mais des délégations d'universitaires, mêmes de grands sinologues que je ne citerai pas, mais qui, assoiffés d'images de Chine, obtinrent enfin un visa pour aller en Chine. Ils font un voyage totalement encadré, rencontrent dans toutes les usines des comités révolutionnaires. En général c’est le directeur adjoint de l'usine, chargé de la propagande, qui les reçoit et qui leur donne des chiffres totalement fabriqués sur la production. Je pourrais être long parce qu’il faudrait suivre le cheminement des années.
Il y a eu 1969, puis 1971 avec la chute de Lin Biao. C'était tout d'un coup formidable, grâce à l'élimination du maréchal Lin Biao et de tous ceux qui voulaient faire un coup d'État avec lui. Enfin la vraie révolution avait repris son cours ! Et puis en 1973, Deng Xiaoping refait surface, laissant les gens un petit peu perplexes, se demandant ce qui se passe. Heureusement en 1974, Deng Xiaoping disparaît à nouveau, puis en 1975 il réapparaît. Après la mort de Zhou Enlai et de Mao en 1976, un contre-courant se met en place, Deng Xiaoping est de nouveau écarté et disparaît jusqu'en 1978. Toutes ces périodes où moi je faisais des voyages en Chine, j'étais un peu perplexe quand je voyais des gens dans les usines vous dire que depuis que Deng Xiaoping était réapparu, puis ensuite depuis que Deng Xiaoping avait été ré-éliminé, la production à chaque fois faisait un bond de 10%, de 15%.
Votre question portait sur les intellectuels : ils étaient aveuglés en général, par leurs préjugés et par leur souci de chercher la révolution. On cherchait toujours la révolution quelque part. Mais beaucoup d'autres visiteurs étaient aveuglés aussi.
AO : Avançons un peu dans le temps. Quel était le bilan tiré par la France quelques années après ce choix diplomatique de reconnaître la Chine populaire ?
“Nous avions eu un grand mérite au départ. Ce mérite, ce n’est pas celui de la France en général, c'était celui du général De Gaulle”
CM : La France n'a jamais tiré de bilan. Je veux dire que la France a toujours tendance à penser - et c’est normal les autres pays font pareil - qu’elle a raison. Nous avions eu un grand mérite au départ. Ce mérite, ce n’est pas celui de la France en général, c'était celui du général De Gaulle. Dieu sait si le général De Gaulle a été critiqué en France pour son aventurisme en reconnaissant la Chine. Mais après, quand il est devenu évident qu'il avait eu raison, et qu’en 1972, Nixon lui même a dit que c'était le général De Gaulle qui avait eu raison, et puis que tous les autres Européens suivirent - à l'exception de l'Italie qui avait été un peu plus audacieuse (en reconnaissant la Chine dès 1970, ndlr) - tous les Européens en 1972 ont reconnu la Chine parce que les Américains la reconnaissaient, ou la reconnaissaient partiellement avant de la reconnaître totalement en 1979.
Nous, les gouvernements de l'époque, car le général De Gaulle n'était plus là, on se parait de ses mérites. Et donc tous les gouvernements successifs, comme pour François Mitterrand à partir de 1981, c'était la même chose, n'oubliaient pas que nous avions été les premiers. On attendait des Chinois qu'ils nous donnent une place privilégiée. Les Chinois se souvenaient parfaitement que le général De Gaulle avait été en 1964 très courageux.
Mais entre-temps, le fait que les autres étaient là, le fait que les autres étaient des partenaires tout aussi intéressants, le fait que même au sein de l'Europe il y avait des partenaires qui pesaient déjà un peu plus lourd que nous, notamment l'Allemagne, tout cela nous reléguait à une situation moyenne.
Ce qui se disait jusqu’en 1976, c’était Zhou Enlai qui avait inventé cette formule : “à condition égale, nous donnerons toujours la préférence à la France”. Alors évidemment, tout est dans ce “à condition égale”. Comme la Chine, systématiquement, découvrait que nos prix n'étaient pas forcément les meilleurs, que nos technologies n’étaient pas forcément les meilleures, etc. Il y avait toujours une façon de dire, “nous aurions aimé vous donner la priorité, mais vous n’avez pas été tout à fait aussi bon marché que vous auriez dû”; “vous ne nous avez pas donné tout à fait les transferts de technologie que nous aurions pu espérer”... “Donc voilà, on a donné le contrat à quelqu'un d'autre”. La France n'a jamais fait le vrai bilan de cet acte glorieux du départ, elle a eu tendance plutôt à s'en prévaloir et à s’en draper un peu trop longtemps. Elle a compris, un peu trop tard, qu'il fallait aussi faire des efforts pour rester dans la course.
AO : Claude Martin vous le dites bien, et je reprends ce sujet, la France a été précurseur grâce au général De Gaulle, mais la Chine s'est rapidement aussi tournée vers d'autres partenaires, les pays amis du tiers monde d'abord, les États-Unis plus tard. Les résultats économiques étaient maigres, la révolution culturelle est arrivée, le dialogue a été rompu un temps… Était-ce pour autant un échec ?
CM : Non ce n’est pas un échec, c'est-à-dire que nous avons oublié le fait que d’avoir un mérite initial ne veut pas dire que l’on est dans la course pour l'éternité. A partir du moment où les autres sont arrivés, les autres en général, c'est à dire essentiellement nos partenaires européens d'un côté et surtout les Américains de l’autre… Et je dis dans mon livre que nous avons eu en plus des délais, un sursis parce que les Américains en 1973… en 1972 avec Nixon, reconnaissent la Chine mais gardent ce lien avec Taïwan, et donc il n’y a pas de relation diplomatique complète, alors que les Européens reconnaissent [la Chine]. Donc il y a une période où il y avait deux choses à faire. Se dépêcher, parce que les Américains n'avaient pas complètement rompu avec Taïwan, donc ils avaient encore un handicap, et les Européens étaient là. Et essayer de nous fédérer avec les Européens dans une démarche aussi collective que possible pour privilégier les intérêts européens. On n’est pas arrivé à faire ni l'un, ni l’autre.
Entre Européens, très vite, les Allemands ont joué leur rôle en disant : “nous sommes plus lourds que les autres, les Chinois nous préfèrent”. Nous étions concurrents, il fallait jouer la concurrence. Il n’y avait pas de raison d'avoir une politique européenne autre que purement commerciale, mais certainement pas de politique industrielle, qui pour les Allemands est quelque chose d'horrible.
Et puis vis-à-vis des Américains : on s'est dit “les Américains ne sont pas là et ils continueront pendant très longtemps à ne pas être là”. Or en 1979 voilà, six ans après, ils étaient complètement là et ça s'est senti tout de suite. C'est à dire qu'à partir du moment où Carter a pratiquement, pas abandonné Taïwan, mais en tout cas trouvé le moyen de dire aux Chinois “c'est vous le partenaire important et on fera avec Taiwan le minimum. Mais en tout cas, ne craignez rien, c'est vous qui êtes la Chine”. A partir de là, le lendemain, les cabinets d'avocats, les banques américaines… tout le monde est arrivé, et les bourses, et l'argent, il n'y en a plus que pour les Américains. Alors que l'Europe à côté n'avait rien à offrir de cohérent puisque l'Europe c'était un groupe d'États qui se déchiraient entre eux. Donc on a, à ce moment-là, par degré, dégringolé les étages dans la perception que les Chinois avaient de notre importance.
AO : Je rebondis sur cette question européenne que vous évoquez. Vous avez, au cours de votre carrière, contribué à la construction européenne dans le cadre de vos différentes fonctions, ne regrettez-vous pas justement le fait que l'Europe n'ait pas eu une politique forte et unifiée vis-à-vis de la Chine comme Deng Xiaoping le souhaitait?
CM : Oui. C’est Zhou Enlai qui disait : “nous sommes plus européens que les Européens eux-mêmes” ! Dans mon livre, et dans le deuxième sur les relations principalement avec les pays européens et avec l'Allemagne (Quand je pense à l'Allemagne, la nuit, ndlr), j'essaie d'expliquer pourquoi cela ne marche pas, pourquoi les Européens n'arrivent pas à s'entendre, et j'ai toujours pris la Chine comme le pays test.
Il est facile de s'entendre sur nos relations. Je ne vais pas prendre un pays en particulier, mais sur un pays qui n'a pas l'importance de la Chine, on peut peut-être trouver une articulation et une cohésion européenne.
Mais la Chine nous fait éclater. Toute politique européenne vis-à-vis de la Chine éclate devant l'importance du marché chinois. Tout le monde a tout de suite les yeux plus gros que le ventre, et se dit “c'est pour nous”. Et ce, sans comprendre que nous sommes, et même l'Allemagne - plus grosse que les autres - nous sommes vulnérables à titre national vis-à-vis de la Chine. Nous sommes faibles, parce que la Chine est forcément plus grosse. Les Allemands ont très longtemps cru qu’ils pourraient se débrouiller tout seuls. En ce moment, ils sont en train d’en payer le prix, de s'apercevoir que d'avoir tout mis, d'avoir beaucoup fait, beaucoup plus que nous, pour établir une relation germano-chinoise privilégiée, fait qu'aujourd'hui, la Chine ayant des problèmes et eux-mêmes ayant des problèmes, cette relation est au contraire un handicap.
Dans mes livres, j'essaie de montrer qu’il faut essayer, et qu'à un moment ou un autre peut être, la raison prévaudra. La raison, au départ, prévalait du côté chinois. C'est à dire que les Chinois, aussi longtemps qu'ils ne pensaient pas pouvoir s'entendre avec les Américains, et accessoirement avec les Japonais, avaient besoin d'une Europe forte et donc la désirait tellement qu’il croyait qu'elle allait se faire. Et puis progressivement, au fur et à mesure qu’ils ont établi un rapport avec les États-Unis dans lesquels ils étaient plus forts, que ce n'était plus une relation déséquilibrée, qu’ils pouvaient dialoguer avec les États-Unis directement, obtenir des États-Unis un certain nombre de choses, l’Europe est devenue moins importante. L'Europe est même devenue un peu une gêne dans la relation bilatérale qu’ils cherchaient à établir avec les Américains. La politique chinoise a alors basculé. D'une politique favorable à l'Europe, elle est devenue une politique dans laquelle au contraire, il fallait désunir les Européens pour les empêcher de s'organiser, comme trublions sur le commerce international, à l'OMC, ailleurs. Cette cohésion européenne était gênante, pour eux, alors qu’autrefois, ils la souhaitaient ardemment.
Zhou Enlai et Deng Xiaoping ont été deux grands hommes d'État qui l'un et l'autre avaient une vision stratégique du monde. Ils voyaient très bien la Chine, les États-Unis, l'Europe. Ils avaient une vision historique et culturelle forte. Ils savaient que, quand il y a trois États, les trois royaumes, cela peut aller encore parce qu’il y en a toujours un, qui, quand il a des problèmes avec l'autre, peut aller essayer de trouver un soutien auprès du troisième. L’Europe avait un rôle. Après, la Chine n'a plus d’hommes d'État visionnaires ayant une vision géostratégique. Elle a eu des dirigeants qui voulaient essentiellement maximiser la puissance chinoise, et faire en sorte que la Chine soit la première dans le monde. Donc la recherche d'un équilibre a été remplacée par la recherche de la première puissance. L'Europe est à ce moment-là devenue pratiquement une non puissance, une non résistance sur la scène internationale. Tous les efforts que faisait la Chine pour essayer de privilégier une relation avec l'Europe se sont transformés en des efforts pour faire éclater l'Europe. L’aboutissement étant la route de la soie (le projet d’infrastructures, ndlr), avec des efforts pour aller voir tous les petits Etats européens, Monaco etc.
Quand il y a eu l'affaire Huawei, le premier grand voyage de Xi Jinping en Europe a été un voyage dans lequel, effectivement, le souci était de parler aux Européens séparément plutôt qu’en groupe. La réaction d'Emmanuel Macron à l'époque avait été évidemment plus raisonnable dans la mesure où même quand Xi Jinping est venu en France, il a demandé à Madame Merkel de venir, il a demandé au président de la Commission Européenne de venir etc. Ce n'est pas un reproche du tout à faire aux Chinois. Simplement, la Chine est une hyperpuissance réaliste, et elle n'a pas à faire la charité à l'Europe, à lui faire des visites, à lui ménager une place dans sa vision du monde, à partir du moment où l'Europe n'existe pas. Le problème c'est l'Europe, ce n’est pas la Chine; c’est le déséquilibre né de l'impuissance de l'Europe de jouer son rôle.
AO : Vous allez vers le présent, je vous en remercie et je reviens pour cette question à notre hexagone. Cette année a marqué le 60e anniversaire de la réouverture de nos relations diplomatiques entre la France et la Chine populaire. Quel bilan peut-on tirer en 2024 côté français ? Peut-on encore légitimement dire ou penser, comme le disait Zhou Enlai à notre ambassadeur à Pékin en 1972, que la France garderait toujours à Pékin une grande place ?
CM : C'est un sujet trop vaste pour être traité en deux minutes, parce qu’il y a déjà le rôle de la France dans le monde d’aujourd'hui qui est beaucoup moins important qu'il n'était à l'époque du général De Gaulle, de la faute de la France et de la faute de l’Europe. L'inexistence de l'Europe affaiblit la France. Elle était pour nous, la voie par laquelle la France pouvait jouer un grand rôle. Or l'Europe ne s'est pas constituée en puissance, et la France à l'intérieur de l'Europe a perdu énormément de son influence pour des raisons qui seraient probantes ici, mais que je pense que beaucoup de gens peuvent deviner. Je pense que la France aujourd'hui, pour la Chine, a encore quelques éléments qui font qu’elle compte. Le premier, c'est qu'elle est membre permanent du Conseil de sécurité. Le deuxième, c'est qu'elle a une force de dissuasion nucléaire. Le troisième, c'est qu'elle a une certaine influence dans certaines régions, en particulier en Afrique, mais c'est de moins en moins vrai. Et le dernier, c'est qu'elle est quand même une puissance économique et en particulier une puissance qui détient certaines technologies, mais là aussi, c'est de moins en moins vrai. Mais l'état financier, économique, budgétaire de la France l'affaiblit un peu plus. Donc, tous ces éléments font que les compteurs sur lesquels on pourrait mesurer aujourd'hui l'importance de la France dans le monde, je ne dirais pas sont dans le rouge, mais sont plutôt sur le côté gauche du voyant.
Il reste que nous sommes un pays qui compte dans le monde, et un pays qui a un certain rôle dans un certain nombre d'affaires internationales. Mais le rôle, ou, pour employer un mot que je n’aime pas beaucoup, l'écoute, que nous pouvons avoir à Pékin, n'est pas aussi grande aujourd'hui. C’est malheureusement paradoxal, vous citez Zhou Enlai comme vous l'avez fait à l'instant, il y a un moment Zhou Enlai disait : “je veux m'appuyer sur vous parce que vous êtes un grand pays européen et que vous allez donc fédérer les Européens autour de vous”. Je pense que le calcul aujourd'hui des dirigeants chinois, quand ils s'adressent à nous, c'est d'essayer de nous empêcher de fédérer l’Europe, parce que l'Europe qu’ils voient, que la Chine voit aujourd'hui est une Europe de plus en plus satellite des États-Unis, et obéissant à la vision stratégique américaine. Les éléments de politique commune des Européens, qui pourraient exister aujourd'hui, seraient des éléments qui s'ajouteraient à ce que les États-Unis voudraient faire, beaucoup plus que ça n’y contrecarrerait.
En 1964, l’Europe pouvait s'opposer dans un certain nombre de domaines aux Etats-Unis. Aujourd'hui, qu'il s'agisse de plusieurs conflits dans le monde, on ne voit pas l'Europe faire autre chose que ce que les États-Unis souhaitent. Lorsque Emmanuel Macron est allé faire son dernier voyage en Chine, il a fait des remarques, dans un certain nombre de domaines, affirmant qu’il faudrait que l'Europe ne soit pas tout à fait sur la ligne américaine et qu’elle a le droit d'avoir de temps en temps ses intérêts stratégiques.
Ce qui intéresse les Chinois aujourd'hui, c'est de voir dans quel sens va se diriger cette possible indépendance de l'Europe, si jamais la France arrivait à recommencer son combat pour une indépendance de l'Europe. Si la France agit effectivement dans le sens d'un freinage des projets américains, qui sont des projets de confrontation avec la Chine, la Chine trouve ça positif. Si en revanche, la politique commune de l'Europe se présente comme une politique de relais de la position américaine et d'amplification de l'Amérique, alors on le craindrait beaucoup à Pékin. Je pense qu'aujourd'hui les Chinois ne sont, premièrement, pas très convaincus que la France a les moyens d'influer sur la politique européenne et deuxièmement, pas très convaincus que l'Europe peut se détacher du camp occidental, puisque maintenant l'Occident a dépassé l’Europe. Dans la presse chinoise, le terme d'Occident remplace souvent le terme d'Europe. L'Europe, aux yeux des Chinois, n’a que peu de rôle, et la France a peu de chances de faire basculer cette politique vers plus d'indépendance européenne.
C'est un peu pessimiste, mais je suis convaincu que c'est la réalité.
AO : Claude Martin, nous approchons de la fin de cet entretien. Pour conclure, nous souhaiterions revenir vers des souvenirs personnels que vous avez.
MC : En effet, lors de votre premier séjour en Chine, vous mentionnez les analyses politiques de Jacques Guillermaz pendant les prémices de la révolution culturelle. Quel souvenir en avez-vous gardé ?
CM : Je crois que Jacques Guillermaz était très perturbé. Ça se sent d'ailleurs un petit peu dans ses mémoires. Il a toujours considéré que ce qui était important dans le système politique chinois, dans le système de la République Populaire de Chine, c'est l'armée, et la relation parti-armée, à savoir l’articulation dans laquelle le parti commande aux fusils, et l'armée est loyale. L’armée peut être un danger. Mais chaque fois qu'il y a eu un vrai danger au sein de l'armée, Mao avait toujours veillé à s'en débarrasser. Tout d'un coup, c'était le début de la révolution culturelle, il voit surgir une relation dans laquelle Mao se sert de l’armée pour massacrer le parti. C’était pour lui absolument inconcevable.
“Qu'est ce qui se passe?” Je crois qu'il est parti sur cette interrogation, parce qu'après il a pris du recul vis-à-vis de tout ça. Mais c'était inconcevable pour tout le monde.
La révolution culturelle est quelque chose d'inouï. De penser qu'un dirigeant apparemment aux commandes d'un pays, avait un petit peu perdu le pouvoir, mais avait au moins l'aura et l'influence politique pour l'exercer, même s'il n’en avait plus les structures… qu’il casse tout dans l'État pour retrouver sa suprématie, je pense que c'est unique. Il n’y a jamais eu d'autres cas dans aucun pays. Un dirigeant dans cette situation, casse le pouvoir sur lequel il est, le trône sur lequel il est assis, pour reconquérir le pouvoir réel. Guillermaz, pas plus qu'un autre, ne pouvait comprendre ça, surtout que pour lui, c'était les militaires qui comptaient. Il avait beaucoup de visions qui se sont ensuite révélées justes bien après sa mort, notamment le fait qu’entre Taiwan et Pékin, il y a le souvenir des guerres qu'on avait faites ensemble ou l'un contre l'autre. Puis ensuite, il y a eu les moments de front uni, les moments au contraire de guerre civile. Cela a créé des liens spéciaux qui ont joué ensuite dans la relation avec Taiwan. Et pour Deng Xiaoping c’était très important, jusqu’à l’invitation de madame Tchang Kaï Chek, etc. C'était quelque chose que Guillermaz voyait très bien, qu’un jour, ils se parleraient à travers leurs militaires, pour s’être battus l'un contre l'autre.
AO : Vous avez accueilli ou accompagné durant vos nombreuses années à l'ambassade de France à Pékin ou au ministère, de nombreux visiteurs français, hommes politiques, journalistes, cinéastes, photographes, sinologues… quels sont ceux ou celui dont vous gardez un souvenir personnel singulier ?
CM : Tous. Je ne peux pas privilégier…
AO : Avez-vous des souvenirs en particulier, des choses marquantes à nous partager?
CM : Oui… mais ce sont des souvenirs, je ne peux pas dire que l’un m’est plus cher que l’autre…Jean-Michel Jarre, c'était un très bon moment. Il y a eu Costa-Gavras, la première tentative pour faire La condition humaine(l’adaptation cinématographique, ndlr), c'était également un moment émouvant, même si c'était compliqué parce que La condition humaine n’était pas vraiment l’ouvrage qu'il fallait porter à l'écran avec les Chinois.
J'ai toujours pensé que la Chine était un pays sur lequel on devrait avoir plus une vision commune, une vision de Français attachés à ce grand pays, plutôt que d'aller y transposer nos idéologies.
Vous m’interrogez sur les moments les plus agréables, je vous réponds sur les moments les plus désagréables. C'était les moments où les Français venaient en Chine vider les querelles franco-françaises. C'était insupportable. Je ne sais pas si aujourd'hui on peut connaître des moments d'une acuité telle que ceux qu'on a connus pendant la révolution culturelle, puis après la révolution culturelle. Ce n’étaient pas des moments très agréables.
AO : Inversement vous avez aussi accompagné des délégations, des officiels et des visiteurs chinois en France, quel est le souvenir le plus marquant que vous avez gardé?
CM : De toute façon, l'homme politique pour lequel j'ai la plus grande admiration parmi les hommes politiques chinois que j'ai pu rencontrer, c’est Deng Xiaoping forcément. Et donc d'avoir pu, pendant quelque temps, non seulement le côtoyer, mais lui parler, voyager avec lui, échanger, l'aider même dans certains cas à revoir des lieux qu'il avait connus lorsqu’il avait 16 ans, c'était forcément émouvant. Je pense qu'il a été pour la Chine une grande chance. C'est un personnage que l'on tend un peu à effacer aujourd'hui, alors que c'est lui qui a vraiment permis à la Chine de reprendre sa place sur la scène mondiale. Je pense qu’un jour on s'apercevra que c'est le grand homme de la Chine du XXe siècle.
MC : Dans nos échanges on sent que pour vous il y a vraiment de l'importance à maîtriser, à comprendre la culture chinoise. Comment cette connaissance vous a-t-elle influencé dans vos négociations ultérieures, lors des interactions officielles que vous avez eues en tant que diplomate ?
CM : J'ai appris en Chine des choses qui sont valables partout : que le monde est peuplé d'étrangers. Il n’y a pas une pensée unique sur la scène internationale, et c'est particulièrement net avec la Chine, parce qu’il faut faire peut-être un peu plus d'efforts, pour comprendre comment ce que l’on dit, ce que l’on perçoit, ce que l’on croit, sera interprété de l'autre côté, et ce qui est possible ou pas possible de faire avec des partenaires, qui ont leur propre vision du monde et leurs propres intérêts. Il faut entrer dans l'univers de nos partenaires pour chercher à établir un accord, quand on souhaite faire un accord avec eux. C'est particulièrement difficile avec la Chine, mais c'est aussi vrai avec les Belges, avec les Suisses, avec les Monégasques ou avec d’autres. C'est à dire que même des gens qui nous semblent très proches, à partir du moment où ils ne sont pas Français, ils n'ont pas les mêmes intérêts, ils ne sont pas forcés d'assimiler les intérêts français comme leurs intérêts propres.
Ils ont d'ailleurs pour beaucoup d'entre eux une connaissance de notre culture, mais ça c'est souvent extrêmement - je ne dirais pas dangereux, mais ça perturbe la relation, parce que quelqu'un qui nous connaît mieux que nous ne le connaissons, nous ne pouvons pas forcément nous entendre avec un tel interlocuteur de la même façon… Ce n’est pas aussi simple, il faut pouvoir entrer dans l'univers intellectuel, logique, moral, du pays ou du représentant du pays, avec lequel on négocie.
Avec la Chine, je pense que c’est devenu très difficile. Parce que d'une part, nous n'avons pas progressé énormément dans la connaissance de la Chine, malgré le fait que nos relations ont l'air d'être maintenant beaucoup plus simples, beaucoup plus faciles. Les Chinois sont citoyens du monde mondialisé, donc ce n’est pas facile de voir que derrière cette occidentalisation ou en tout cas mondialisation de l'interlocuteur, il reste un homme ou une femme qui a sa culture, qui a sa langue, qui a sa représentation du monde et qui n'est pas forcément aussi simple que nous en avons l'impression au premier abord.
Et puis nous sommes nous-mêmes je crois moins curieux. C'est tout à fait clair. Il y a eu dans les relations de la France avec le monde, à un moment où précisément parce que le monde était peuplé d'étrangers très étrangers, il y avait des gens qui essayaient d'aller déchiffrer ces énigmes. Aujourd'hui, on a l'impression - et c'est vrai en particulier de la Chine alors je vais répondre plus spécifiquement sur la Chine, mais ça vaut tout autant pour beaucoup de pays plus proches de nous et des Européens - qu’à partir du moment où on a eu une conversation agréable, on s'est entendu et que les affaires sont faites, que les choses sont bouclées. Ce n’est pas du tout le cas. Les risques de malentendus sont plus grands dans une communication où le sentiment de la transparence, de l'identité, de la globalité, de l'universalité de nos relations s’est établi. Je pense qu’il nous manque cette volonté d'aller voir ce qui se passe derrière, ce qui se passe vraiment, quelles sont les intentions, etc. Ça, c'est sur le plan de la culture.
Et puis la deuxième différence, c'est que je pense que la plupart des pays du monde gardent une vision géostratégique que nous n'avons plus. C'est-à-dire que la France réduit à quelques questions sa vision du monde. J’entendais ce matin le président de la République dire qu'il avait eu des entretiens avec son homologue iranien sur le Moyen-Orient. Il y a des sujets chauds dans le monde, alors on se dit : qu'est ce que la France peut faire? Mais la grande vision du général De Gaulle, et peut-être de quelques-uns de ses successeurs, était de dire : comment est-ce que le monde s'organise aujourd'hui ? Où en sommes nous par rapport à ça ? Est-ce que nous avons un jeu mondial à privilégier ou est-ce que nous sommes simplement le pompier de service qui va éteindre l'incendie du coin ? C'est ça la question. Je pense que pour beaucoup de Français, la politique internationale se résume maintenant à être le pompier du coin. C’est ma vision, elle est pessimiste.
MC : À la lecture de vos mémoires, on sent, on comprend que votre choix d'une carrière diplomatique n'a pas été votre première intention, alors pourquoi finalement êtes-vous devenu diplomate ?
“Je suis devenu diplomate, d’abord parce que j’aime que le monde soit divers”
CM : Je suis devenu diplomate, d’abord parce que j’aime que le monde soit divers. Mais ça aurait pu se faire autrement. C'est à dire que, j'apprenais des langues, j'avais envie d'aller voir des pays, mais je rêvais du Brésil aussi à un moment, et le Canada m’a fasciné. J’aime cette diversité. Je souffre aujourd'hui. Quand on croit que le monde est devenu, tout d'un coup, unique et globalisé, que tout le monde se ressemble, et que nous sommes tous clonés les uns par rapport aux autres. C'est une méconnaissance de la réalité. Parce que le monde reste peuplé de gens très très différents. Pour répondre de façon un petit peu biaisée à votre question, j'ai vécu deux ans en Belgique, et dans la partie francophone de la Belgique. Je n'ai cessé, à chaque instant, de comprendre que j'étais dans un pays étranger. Dieu sait si la Belgique a été une création laborieuse de l'histoire, et qu’elle a été pendant très longtemps dans le royaume de France, pour la partie sud de la Belgique. Mais enfin, la réalité aujourd'hui telle qu'on la regarde, est qu’il y a une Belgique dans laquelle il y a des communautés, qui d'ailleurs sont trois parce qu'il y a aussi une petite partie germanophone. Et bien c’est très compliqué la Belgique quand on y entre. J'ai parlé plusieurs fois avec des collègues qui étaient ambassadeurs en Belgique, qui ont tout de suite compris que, quand on franchissait la frontière, on entrait dans un pays différent avec des communautés différentes.
Pour revenir à votre question maintenant, j'aime cette diversité. J'aime que les gens ne soient pas comme nous. J'aime que, quand on débarque à Tübingen, à Francfort, à Hambourg, on trouve des Allemands, et qui sont en plus différents, le fédéralisme allemand fait que j'aime bien les différences. J'aime bien la différence entre les Bavarois et les autres. C’est pareil en Italie. J'aime bien cette diversité, et donc j'avais certainement très envie d'aller parcourir le monde et rencontrer des gens qui n’étaient pas comme nous.
Sur la Chine, c'était évident qu’il n’y avait pas beaucoup d'autres possibilités que de profiter d'une occasion. Et l'occasion, le général De Gaulle me l'a donnée.
Ca s'ajoute à une deuxième aspiration qui est profonde en moi, qui est que j'ai envie que la France joue son rôle dans le monde. Je n’ai pas envie que la France soit le plus grand pays du monde, le plus admiré, le plus puissant. Je pense qu'elle joue son rôle, et ça revient à plusieurs reprises dans mes livres, dans les deux d'ailleurs, et ça sera peut être le sujet d'un troisième. Quand la France n’est pas là, les choses se passent mal. On a un rôle, on a une responsabilité, si petit ou moyen aujourd’hui que nous soyons dans le monde. Si la France est simplement le 37e mouton du troupeau, elle est exactement comme les autres et ne joue pas son rôle. C'est parce que la France ne joue pas son rôle qu'un certain nombre de choses se passent. Le petit exemple qu’on peut trouver dans mon livre, c'est le Cambodge. Ce n'était plus l'Indochine, c'était fini, tout le monde avait oublié. Mais, il y avait toujours en Indochine des drames. Et puis il y avait ce Cambodge. Il y avait les Khmers rouges, mais pas seulement les Khmers rouges. Il y avait des tas de gens qui mouraient d'autres façons. Il y avait un point sur la carte du monde où il n’y avait pas la paix. Les gens n'étaient pas encore dans une situation de paix, ne pouvaient pas vivre la vie qu'ils avaient le droit de vivre. Et sur ce point là, la France pouvait y exercer son influence dans le sens de faire la paix. Je pense que si elle n’avait pas été là, il y aurait eu des massacres et des horreurs pendant encore des années et des années. Il n’y avait personne d'autre que nous pour faire la paix. C'était cette équation tout à fait miraculeuse qui faisait que l’on avait une influence, et qu'en même temps on n'était pas un pays de la région, donc on pouvait se présenter comme assez neutre par rapport à ça, et qu'on avait la connaissance - en tout cas une petite partie des gens qui travaillaient à la direction d'Asie autour de moi - une connaissance intime de tous les acteurs qui faisaient que voilà [nous pouvions dire] : “on va vous proposer quelque chose qui fait que vous allez vous sortir de l'ornière sanglante dans laquelle vous vous trouvez”. C’est pareil dans d'autres pays. Je suis convaincu que ça serait aussi possible un jour entre l'Ukraine et la Russie, au lieu simplement de nous contenter de répéter ce que pensent les autres, il faut chercher quel est le rôle de la France dans ce domaine.
Pour répondre à votre question, j'ai au début eu surtout l'aspiration d'aller voir ce qui se passait dans le monde, et après, au fur à mesure que j'ai grandi, notamment en faisant des études universitaires et en choisissant un métier, j’ai pensé que mon rôle était vraiment de faire en sorte que dans mon petit domaine de compétence et de connaissance, je fasse jouer à la France le rôle qu'elle doit jouer… et qu'elle ne joue plus.
AO : Voici l'heure pour nous de conclure, un grand merci à vous, Claude Martin, d’avoir accordé cet entretien à notre antenne. Nous renvoyons à votre ouvrage que nous recommandons vivement à nos lecteurs, La diplomatie n'est pas un dîner de gala, Mémoires d'un ambassadeur, paru en 2018 aux éditions de l'Aube. Un livre riche en anecdotes et en réflexions sur la politique étrangère et intérieure de la France, illustrant les défis et les subtilités de la diplomatie, tout en témoignant des transformations de la République Populaire de Chine au fil des décennies.