Français libre de Shanghai : Sous-Lieutenant Bouvier
« Le Courrier de Chine » de l’après-guerre publiait une rubrique « Ceux qui sont partis… » en référence aux Français de Shanghai et autres nationalités qui ont quitté la Chine pour rejoindre la France Libre et dont les éditeurs entreprirent de relater l’histoire. Nous vous proposons la lecture de cet article repris in extenso et trouvé aux archives de la Bibliothèque Municipale de Zikawei à Shanghai.
C’est dans un cabaret de Shanghai que j’avais pour la dernière fois rencontré Georges Bouvier au printemps de 1941. Je ne savais pas alors qu’il avait déjà décidé de partir mais j’avais été frappé – au point que le souvenir m’en est resté présent – de son air d’extrême jeunesse que faisait encore plus évidente son habit et l’atmosphère un peu frelatée du lieu. Celui que j’ai revu hier n’a plus rien de l’adolescent d’alors. Les combats, les blessures, l’autorité l’ont marqué. Pendant quatre ans il a vécu la grande aventure qu’est la guerre. Il en est sorti muri, il en est sorti un homme.
Parti au début de mai 1941, il arrivait deux mois plus tard à Brazzaville ou le général Leclercq créait les cadres de cette armée qui sous ses ordres allait un an et demi plus tard traverser le désert et prendre à revers la Tripolitaine. Brazzaville n’est d’ailleurs qu’une étape pour Bouvier qui est envoyé en Syrie ou il arrive peu de temps après l’occupation par les forces alliées de Damas et de Beyrouth. Il est affecté au 1er régiment de Spahis. Ce régiment, en juin 1940, avait en presque totalité passe la frontière de Palestine pour se joindre aux Forces Françaises Libres. Réformé en Egypte, il avait déjà à son actif la campagne d’Erythrée et de Syrie.
Dès mars 1942 ce beau régiment de cavalerie est transformé en un régiment blindé et devient la première colonne volante des F.F.L.. Du désert, il participe à la campagne de Libye. Il est en position à quelques kilomètres de ce Bir Hakeim où la 1ère division des F.F.L. sous le commandement du général Koenig écrit une des plus belles pages de l’histoire de France. Tenant une position clef de voute de la défense alliée en Lybie, ces héros – parmi lesquels Shanghai peut s’enorgueillir d’avoir eu deux des siens : Le capitaine Bouvier a été blessé auparavant et revient en ligne à El Alamein où le général Montgomery a décidé d’arrêter le maréchal Rommel. Contre cette ligne improvisée, les forces de Rommel viennent déferler et briser leur élan. C’est une guerre de siège qui commence. Mais derrière le rideau des défenseurs, le général Montgomery prépare sa contre-offensive. Dans la nuit du 23 au 24 octobre, Bouvier participe à la grande attaque qui a amené la 8ème armée britannique, à laquelle est attachée sa colonne, jusqu’à Tunis.
C’est cette fois la poursuite des Allemands qui se retirent sans cesser de donner des coups de boutoir. Au sud de la Tunisie, les F.F.L. venues d’Egypte rencontrent l’armée Leclercq venue d’A.E.F.. Ensemble les Français libres vont attaquer d’abord la ligne de Mareth où ils vont subir des pertes très lourdes, puis Ganès et Kairouan, pour enfin rentrer dans Tunis avant les forces alliées qui, venues d’Algérie, n’ont pu franchir les 80 kilomètres qui les en séparaient.
« Je me souviens, dit Bouvier, qu’étant rentré un des premiers avec ma section dans Tunis, j’ai lu sur un poteau indicateur : Alexandrie : 3130 kilomètres, et que j’ai soudain compris le chemin que nous avions parcouru. On sentait que cette fois on tenait la victoire. »
Après la fusion de toutes les forces françaises en novembre 1943, l’unité à laquelle appartenait Bouvier est ramenée en Tripolitaine où elle abandonne son matériel et son équipement britannique – fort mal en point d’ailleurs après toute cette campagne – puis est transportée au Maroc où à Casablanca, afflue maintenant le matériel américain fourni au gouvernement provisoire par la loi prêtbail.
En mars 1944, sa division est transportée en Angleterre dans le Yorkshire où elle va compléter son instruction avec son nouveau matériel. L’accueil fait aux Français libres fait par les britanniques a laissé à Georges Bouvier un souvenir que seul affaiblira l’enthousiasme de Paris délivré. Par une nuit de juin 1944, comme officier de liaison, l’aspirant Bouvier débarque sur une plage de Normandie. Sa division suit bientôt et, au début de juillet, elle est rassemblée dans la région la Haye du Puits Lessuy. Elle fait partie maintenant de l’armée Patton que les allemands nommeront « l’armée fantôme ».
Dans la trouée d’Avranches, la division Leclercq fonce vers Rennes, vire à l’est vers Laval et Alençon en une charge éperdue, balayant tout sur son passage, remonte vers le nord et arrive le 15 aout à Ecouhé à quelques kilomètres d’Argentan.
Un violent sursaut allemand empêche de fermer tout à fait la poche où sont enfermés les Allemands qui se sont retranchés dans le bocage normand. Mais l’ennemi n’a plus pour se dégager qu’un couloir étroit où il va subir des pertes écrasantes. La division Leclercq, sa tâche achevée se retourne vers l’est et fonce vers Paris par Nogent, Mamers et Chartres. Elle se déploie à Rambouillet et, vers minuit le 23 août, elle rentre dans Arpajon d’où elle repart le lendemain matin sous une averse torrentielle pour la dernière bataille pour Paris.
Les Allemands, cette fois, se défendent avec rage. Longjumeau, la Croix de Bernis doivent être enlevés de vive force en des engagements extrêmement violents au cours desquels l’automitrailleuse de Bouvier reçoit deux obus qui la traversent de part en part. Dans la nuit du 24 au 25 août, la division Leclercq atteint la porte d’Orléans et la porte de Gentilly. C’est par cette dernière que le peloton de Bouvier entre dans Paris. « Ce fut, nous dit-il, le début de onze jours inoubliables. » Arrivant sur le Boulevard St-Michel au milieu d’une foule ivre d’enthousiasme, le groupe auquel appartient Bouvier doit attaquer et prendre le Sénat, le jardin du Luxembourg, la Chambre des Députés, tandis que d’autres prendront l’hôtel Crillon et l’hôtel de Ville.
Pour ces Français rentrés en vainqueurs dans la capitale libérée la reprise de Paris est une sorte d’épopée, de conte de fées presque irréel dont il leur faut pourtan s’arracher pour repartir à la poursuite de l’Allemand qui n’est pas encore bouté hors du territoire.
Le 6 septembre, la division Leclercq repart vers l’est et en combattant arrive dans la région de Vittel et de Contrexéville où les Allemands solidement retranchés font tête. Attaquant avec sa section devant Baccarat, l’aspirant Bouvier est pris à vingt mètres sous le feu d’un canon anti-char. Il est grièvement blessé à la tête, à l’épaule et à la jambe. Un avion l’emporte à Verdun où il est trépané. Un autre avion le ramène alors à la Haye du Puits d’où il était parti et où il subira une deuxième et une troisième opération. Il va passer quelques jours en Angleterre et revient à Paris pour une quatrième opération, cette fois au Val de Grâce.
Convalescent, il va retrouver sa division à Strasbourg où le général Leclercq par un brillant mouvement digne de son passé de cavalier, a porté en quatre heures sa division blindée après avoir forcé le col de Saverne. La division est arrivée dans la ville pour y trouver les Allemands vaquant à leurs affaires, buvant de la bière à la terrasse des cafés. Le général commandant la place ouvrit lui-même la porte de son bureau aux Français qu’il n’attendait certes pas.
C’est à Strasbourg que Bouvier reçoit ses galons de sous-lieutenant le jour de Noël. Peu après on lui offre un poste dans les services de l’attaché militaire de France en Chine et il accepte pour se rapprocher de sa famille dont il est resté longtemps sans nouvelles.
Des Shanghaïens il en a rencontré quelques-uns en route au hasard des batailles et des cantonnements. Il en est, comme Blanchet, qu’il a revu souvent, d’autres qu’il n’a fait qu’apercevoir, d’autres enfin comme Moret, sous directeur de la police française de Shanghai, avec lequel il était parti et dont il n’a plus jamais rien su.
Il parle du moral de tous ces jeunes gens, ses camarades, et nous dit leur allant, leur bravoure, leur sacrifice suprême aussi. Dans son régiment ils sont peu nombreux maintenant ceux qui l’ont accueilli à son arrivée. Ce qu’il ne dit pas, mais que les dates confirment, c’est que chacune de ses promotions, de brigadier à sous-lieutenant, a suivi de près une bataille ou un engagement.
Le sous-lieutenant Bouvier est décoré de la Croix de Guerre avec trois citations, de la médaille coloniale, de la médaille des blessés et de la médaille de la 8ème armée britannique.
Sources
Le Courrier de Chine du samedi 29 septembre 1945.