Georges Auguste Marbotte : photographe du chemin de fer du Yunnan
rédigé par Pierre Marbotte, son petit-fils
Descendant d’une longue lignée d’ouvriers militaires, le hasard des garnisons le fit naître le 22 décembre 1861 au Fort de la Guillotière à Lyon. Orphelin à l’âge de 11 ans, c’est le second mari de sa mère (elle-même cantinière militaire !), l’adjudant René Laubultry, qui veilla à son éducation.
Georges Auguste fit ses études au Lycée Hoche de Versailles où il passa avec succès un baccalauréat « moderne ». Malgré le grade de maréchal des logis qu’il obtint lors de son service militaire, il ne fut pas attiré par la carrière. Encouragé par son beau-frère Charles Muny, il suivit une formation de comptable, et racheta en s’endettant la charge de celui-ci.
Charles Muny eut sur lui une grande influence. Franc-maçon, il le présenta à son ami le peintre Charles de Serres qui travaillait alors à Versailles à une copie du tableau d’Eugène Delacroix, « L’entrée des Croisés à Constantinople ». C’est ainsi que Georges Auguste épousa Blanche Délan, fille adoptive du peintre, elle-même pupille de l’Orphelinat maçonnique qu’il présidait. Il fut initié au Grand Orient de France à l’occasion de son mariage.
Comptable de profession, mais curieux et artiste dans l’âme, il était inévitable à une époque où l’art de la photographie se développait avec des artistes comme Le Gray, Nadar ou Carjat, que Georges Auguste fût touché par le virus. Un virus qu’il transmettra à sa descendance, assurant du même coup la pérennité de son œuvre.
Sans doute dût-il encore son initiation à la photographie à son beau-frère qui la pratiquait, comme en témoignent quelques clichés où figure le jeune Georges Auguste. Sans doute aussi fut-il encouragé par Charles de Serres, qui figurera souvent dans ses clichés. On aurait pu dire : « qui lui servira de modèle », mais la chose est bien plus subtile, car le sujet de ses photographies anciennes (des années 1890), c’est la nature, les bois, les champs, les jardins qui entourent la maison familiale de Garches, et où s’intégrera tout naturellement le vieil artiste. Car Georges Auguste, comme Blanche et celui qu’elle appelle son papa, amoureux de la nature, aura toujours le souci d’y placer un personnage ; c’est bien souvent le cas pour les paysages d’Algérie, puis de Chine.
On peut dire un mot de Charles de Serres. Il n’avait pas suivi l’enseignement académique – souvent stérilisant – de l’École des Beaux-Arts. Son école à lui, c’était le Louvre où, comme beaucoup de ses collègues, il passait de nombreuses heures à copier des maîtres anciens. Sur les registres du musée, à côté du sien, on relève plus d’un nom de peintres qui deviendront illustres : Diaz de la Peña, Courbet, Fantin-Latour, Manet, de Gas… Eugène Lavieille, l’un des élèves préférés de Corot, familier de l’ Auberge Ganne à Barbizon, travaille souvent près de lui ; ils resteront liés. Il expose pour la première fois au Salon de 1846. Mais il faut bien vivre, et il obtiendra à de nombreuses reprises des commandes de l’Etat pour des copies de Rembrandt et plus tard de Delacroix. Pourtant son cœur restait attaché au paysage ; son idéal était Corot, et sans doute voyait-il dans les clichés de Georges Auguste comme une empreinte de cet idéal. Car dès ses premiers pas dans l’art photographique, Georges Auguste faisait preuve d’un réel talent fait de sensibilité, de sens de la mise en scène et du cadrage.
Ce talent, il eut l’occasion de l’exercer en Algérie. Le revenu de sa charge d’expert-comptable permettait à peine de couvrir la lourde dette des traites souscrites pour son achat, et le ménage vivait chichement sur le seul traitement d’institutrice de Blanche. En 1894 il revendit cette charge pour investir dans une mine de phosphate dans l’Oranais, dont il prit la direction. Là encore, la réussite ne fut pas au rendez-vous ; il ne fut sauvé de la faillite que par son beau-père Charles de Serres qui lui sacrifia ses rentes. Mais de cette expérience, il rapporta une série d’admirables photographies.
Il reprit sans enthousiasme son métier de comptable. Un petit Jean était né en 1897. Grâce à l’héritage de Charles de Serres, décédé au début de la même année, le ménage vivait maintenant dans une petite aisance.
En cette fin de siècle, l’actualité était souvent tournée vers l’extrême-orient. Guerres de l’opium, guerre sino-japonaise, guerre des Boxers occupaient le devant de la scène.
Pour pénétrer en Chine, les puissances occidentales remplacèrent les armes par le rail. Sous l’influence de Paul Doumer, la France choisit de relier au Yunnan, province difficile d’accès de la Chine, sa colonie d’Indochine alors en plein développement. Retardé par la guerre des Boxers, le projet fut repris dès la fin de ce conflit. Le consortium constitué autour de la Compagnie du Chemin de fer indochinois commença alors à offrir des situations rémunératrices à tous ceux qui étaient tentés par l’aventure de l’expatriation.
Attrait financier ou goût de l’aventure, Georges Auguste s’engagea comme comptable dans une entreprise sous-traitante pour laquelle il avait déjà travaillé, l’entreprise Waligorski.
C’est ainsi qu’en août 1903, laissant derrière lui Blanche enceinte et un petit Jean de six ans, il s’embarqua pour un long voyage vers Ho keou, à la frontière chinoise. Dans ses bagages figurait son matériel photographique. Pendant trois ans, les lettres de Blanche et de Georges Auguste nous renseignent sur leur vie quotidienne.
En 1906, la ligne à atteint une altitude où le climat est beaucoup plus sain que dans la basse vallée du Nam ti. Il rentre en France pour de courtes vacances, et c’est toute la famille qui alors s’expatrie. Georges Auguste a signé un nouveau contrat avec l’entreprise italienne Bozzolo. En 1908, le retour en France est un peu avancé par l’insécurité qui règne dans la région et l’état de santé de Blanche.
Comme la plupart des photographes amateurs de son temps, s’il ne préparait pas lui-même ses émulsions, du moins développait-il ses plaques et tirait-il ses épreuves. Il avait aménagé un petit laboratoire dans la maison de Garches, où il travaillait à la lueur d’une lampe « Pigeon » à essence munie d’un verre rouge. Les épreuves étaient tirées à la lumière du jour, certaines sur papier « autovireur ».
Son premier appareil a été une chambre pliante classique en noyer verni, avec un soufflet en cuir, de format 13×18, qui le suivit en Algérie puis en Chine. J’ai connu cette chambre, ou plutôt ses vestiges, car, déjà vermoulue, elle fut complètement détruite dans l’effondrement d’un grenier. C’est sans doute pour plus de mobilité qu’il opta ensuite pour le format 9×12.
Je ne m’étendrai pas sur la description de l’ensemble des milliers de clichés (environ 2500 retrouvés) qui composent son œuvre et qui parlent d’eux-mêmes. Je voudrais en revanche parler des conditions techniques de leur réalisation.
Procédons par ordre : tout d’abord l’approvisionnement des plaques, des papiers et des produits chimiques. Six semaines de transport, avec des températures pouvant dépasser 40°C et des taux d’humidité voisins de la saturation, ce n’est pas l’idéal pour ce genre de marchandise ! La solution : plaques et papiers seront emballés hermétiquement dans de la feuille de zinc soudée à l’étain, tandis que les produits, révélateur et fixateur seront conditionnés soit dans des flacons bouchés à l’émeri, soit dans des boîtes en fer blanc. Voici l’exemple d’un envoi que lui annonce Blanche dans sa lettre du 15 décembre 1904 :
« M. F… m’a livré ma commande ce soir seulement: j’ai peur que la poste me refuse le « paquet un peu lourd, tu en subiras encore un retard de 8 ou 15 jours, parce que je serai « obligée de faire un colis postal, ce qui sera d’ailleurs obligatoire pour les cuvettes. Voici les « prix qu’il m’a faits:
- Papier Fresson 1 fr. 65 la pochette
- Cartes postales 0 fr. 95 d°
- Cuvettes 1 fr. 45 d°
- Emballage 0 fr. 75 d°
dis-moi si c’est bien cela. »
Ah ! Qu’est-ce que le papier Fresson ? J’y reviendrai.
La prise de vue, ensuite: imaginez ce que représente l’attirail du photographe en campagne : la chambre elle-même, le voile noir, le trépied et les quelque kilos de la provision de plaques de verre dans leur châssis, à coltiner à cheval ou à pied sur des sentiers escarpés. D’où l’emploi d’un porteur : son fidèle boy Lan joue ce rôle, mais souvent aussi celui de sujet judicieusement placé pour animer un paysage. (Plus tard, ce sera Jean, accompagnant son père dans ses tournées, qui jouera ce rôle.)
Rentré à la « canha » ou à la villa Mina, il faut procéder au développement, en souhaitant que l’eau des bains ne soit pas trop chaude, que la gélatine ne se ramollisse pas trop (il faudra la durcir à l’alun). Quant aux épreuves, elles sont tirées sur papier autovireur, exposées à la lumière du jour, puis simplement fixées à l’hyposulfite. Ces tirages ne sont pas très stables, et nombre d’entre eux nous sont parvenus très pâlis, à peine lisibles.
Restera à assurer la conservation des négatifs sur verre et des épreuves. Les plaques seront remises dans leur boîte d’origine (marque Lumière ou Guilleminot) et celles-ci rangées dans une cantine en fer. Quant aux épreuves, dûment répertoriées, elles seront rangées dans des albums réalisés à partir de cahiers chinois. Ces cahiers, de format 29×18 cm ou 13×18 cm, sont constitués de feuillets à double épaisseur, imprimés en rouge d’un lignage particulier destiné à « cadrer » les idéogrammes chinois. Patiemment, Georges Auguste y pratique des fentes obliques pour fixer les photos sans collage.
Je ne connais pas les circonstances de l’achat d’un nouvel appareil, le « stéréo-panoramique Leroy » ; sans doute l’avait-il commandé ou acheté à Hanoi en 1906 en vue de son voyage de retour. Cet appareil extrêmement perfectionné utilise des plaques de format 6×13 sur lesquelles on peut réaliser soit un couple stéréoscopique, c’est-à-dire restituant la vision en relief, soit une seule photo panoramique. De plus, la conception de l’appareil permet une visée optique et son objectif et son obturateur permettent la prise de vue « instantanée ». En outre, le gain de poids est considérable, la mobilité grandement améliorée. Une révolution.
Ce nouvel équipement va permettre à G.A. de donner beaucoup plus de vie à ses clichés ; il va réaliser de véritables reportages, des cadrages audacieux, sans pour autant en négliger le côté artistique.
Cet aspect artistique me ramène … au papier Fresson ! G.A. était à l’affût de tout ce qui pouvait contribuer à son art. Le procédé Fresson permettait d’utiliser divers papiers à dessin lisses ou à grain plus ou moins accentué, pour tirer des épreuves monochromes dans une large gamme de teintes allant d’un noir velouté à l’ocre, au rouge, au sépia, au bleu outremer. Je possède quelques épreuves réalisées par ce procédé qui leur donne l’aspect de gravures anciennes.
Mais sa curiosité technique ne s’arrêtait pas là : dès 1906, il réalisa des diapositives en couleur selon le procédé « autochrome » mis au point par les Frères Lumière. Les plaques étaient recouvertes de trois couches d’émulsion et la couleur donnée par des grains de fécule colorée dans les trois couleurs fondamentales. Evidemment, les « pixels » étaient un peu gros. Si les vues de près sont assez réussies, les paysages laissent un peu à désirer, du moins dans ce petit format. Car avec un format plus grand – 13×18, voire 18×24 – il a été produit de véritables chefs d’œuvres qui surprennent encore aujourd’hui par leur fraîcheur, notamment par Gervais-Courtellemont, un photographe voyageur qui a, lui aussi parcouru et photographié le Yunnan.
Il faut maintenant parler de la longue odyssée qui a permis à ces photographies de parvenir jusqu’à nous.
Grâce à l’inventaire des bagages établi par Blanche pour le voyage de retour en 1908, nous connaissons le nombre de caisses ou cantines contenant les négatifs : il y en avait une dizaine !
Le retour ayant eu lieu plus tôt que prévu, la maison de Garches était louée et elles durent être entreposées, probablement déjà à la cave.
Ce n’est qu’après la mort de Blanche en 1909, que G.A. revint habiter à Garches et s’occuper de ses photographies. Il réalisa alors de nouveaux tirages, sur papier bromure, beaucoup plus stables que les anciens.
Passée cette période – manque de sujets ? autres préoccupations ? – il semble que G.A. fut moins passionné par la photo ; sa production se banalisa, concentrée sur des photos de famille. Ce n’est que lorsqu’il commença à partager sa vie entre Garches et la maison qu’il avait acquise à Magagnosc, près de Grasse, qu’il reprit goût à la photo comme en témoigne un album de vues de la région de Grasse et de la Côte d’Azur, prises en format 6×9, sans doute avec un appareil Kodak pliant.
Après sa mort en 1936, la maison de Garches fut louée et le resta pendant toute la guerre et les plaques restèrent entreposées à la cave. Lorsque Jean, mon père se résigna à la vendre, elles furent transportées dans la vieux corps de ferme qu’il venait d’acquérir à Episy (Seine et Marne), et rangées dans un des greniers. Au cours du rude hiver 1941, ce grenier s’effondra, mais les malles résistèrent et furent transférées à la cave. C’est là que près de 30 ans plus tard je les redécouvris et entrepris de les reconditionner.
Le développement de la microinformatique et la compétence de mon neveu Laurent Vilbert permirent de leur donner une nouvelle vie. Aujourd’hui la totalité de ce fonds de près de 2500 clichés a été entièrement numérisé en haute définition, et est géré par l’Association Blanche et Auguste Marbotte fondée par ses descendants.
Le fonds s’articule autour de trois thèmes :
- Paysages d’Ile de France et vie de famille
- Algérie
- Le voyage et le séjour en Chine
Galerie de photos
Les photos suivantes proviennent du Fonds photographique de l’Association Blanche et Auguste Marbotte reproduites ici avec l’aimable autorisation de M. Pierre Marbotte, petit fils de Georges Auguste Marbotte.