Gualbert Géo, ingénieur, entrepreneur et patriote

De Histoire de Chine

rédigé par Philippe Fourneraut, ECP 1988, ancien Président des Centraliens de Chine, avec Guo Tianpeng (ECP M 11), Sun Fangyan (ECP 15) et Vincent Henric (ECP 15)[1]

« Trois cents kilomètres de routes assez bonnes permettent d’aller en auto de Nankin à Hangchow. La ville est bien située au bord d’un lac ceint de collines pittoresques. Elle fut longtemps administrée par un maire remarquable, M. Géo, ingénieur sorti de notre École Centrale, marié à une de nos compatriotes qui nous fit avec la plus gracieuse amabilité les honneurs de la cité. » (Maurice Dekobra, Confucius en pull-over ou le Beau Voyage en Chine)[2].

Après quelques recherches, les sources en français ou anglais étant quasi nulles, l’identité de ce Centralien, maire de la ville de Hangzhou, s’est révélée être Zhao Zhiyou[3]. Originaire de Chine, Zhao Zhiyou, dit Gualbert Géo, a été diplômé de l’École Centrale en 1919 avant de retourner dans son pays, où il a participé à l’évolution architecturale, industrielle et politique du pays, tout en vivant l’Expédition du Nord de Chiang Kai-shek et l’invasion japonaise de 1937.  

Fils de bonne famille révolutionnaire

Zhao Zhiyou

Natif de Ningbo[4], Zhao Zhiyou appartient à une importante famille d’hommes d’affaires. Son grand-père fut le chef de la guilde des banquiers de Ningbo à Shanghai. Son père, Zhao Jiafan[5], ayant étudié au Japon, a adhéré à la Tongmenhui[6], association fondée par Sun Yat-sen[7] en vue du renversement de la dynastie mandchoue. Zhao Jiafan et son frère, engagés dans le transport maritime, le commerce et l’industrie, deviennent les principaux financiers des aventures du docteur Sun. C’est ainsi que Zhao Zhiyou fut introduit dans les milieux dirigeants du KMT[8], la résidence paternelle servant de lieu de réunion à la société révolutionnaire qui engendrera le parti nationaliste.

Zhao, dont la mère a grandi au sein d’une famille de lettrés, est studieux depuis l’enfance. Aussi, lorsqu’en 1905 son père séjourne en France pour affaires, il y part avec son fils. À Paris, il apprend le français et la littérature. De retour en Chine en 1909, il est recruté par l’Institut supérieur du Zhejiang[9] (future Université du Zhejiang) comme professeur de français au sein d’un corps enseignement où les Ningponais sont nombreux.

Pour servir son pays et y apporter les techniques occidentales selon les préceptes du docteur Sun Yat-sen, Zhao repart en France, fait ses classes préparatoires au lycée Saint-Louis à Paris et intègre l’École centrale des arts et manufactures en 1916.

Malgré ses excellentes notes en architecture, c’est en spécialité Métallurgiste qu’il effectue ses 2e et 3e années. Il est diplômé 21e sur 35 en 1919.

Début de carrière et leader patriote

Son diplôme d’ingénieur métallurgiste en poche, Géo[10] reste à Paris ; il exerce comme ingénieur spécialiste des constructions en béton armé jusqu’en 1921. C’est probablement à cette époque qu’il se marie avec Marguerite, « l’épouse française » souvent mentionnée[11].

En juin 1921, alors que la Chine se déchire et est partagée entre différentes cliques de seigneurs de la guerre, le gouvernement officiel de Pékin[12] envoie une délégation à Paris pour y négocier en secret un prêt et l’achat d’armes. Le gouvernement français, conscient de l’état de la Chine, demande en garantie « la gestion et la collecte des droits de timbre et impôts sur les contrats pendant cinquante ans [et] l’obtention du droit de construction du chemin de fer entre Chongqing et le Yunnan ».

Une fuite évente ces négociations et les étudiants chinois en Europe s’insurgent. Une assemblée générale de six organisations chinoises opposées à ce contrat est organisée le 23 juin et Gualbert Géo la préside en tant que président de l’Association des étudiants chinois en France ; y assistent entre 300 et 600 personnes, dont plusieurs futurs dirigeants du KMT ou communistes tel Zhou Enlai[13].

Retour en Chine

Une gare le long de la voie de chemin de fer de Lung-Hai, reliant (à terme) Lanzhou à la mer.

Géo rentre en Chine où il s’installe comme entrepreneur général à Shanghai en 1922. En cette période, la construction connaît son âge d’or avec les bâtiments néo-gothiques, néo-classiques ou art déco qui font de Shanghai un champ d’expérimentation architectural unique.

Mais, sans doute poussé par son idéal patriotique et la passion du docteur Sun pour les chemins de fer, il quitte bientôt Shanghai pour rejoindre le chantier de l’extension ouest du Lung-hai[14],  la ligne est-ouest coupant la voie Pékin-Hankou au niveau de Zhengzhou[15].

Il y travaille en 1927 lorsque Chiang Kai-shek et ses alliés lancent « l’Expédition du Nord » qui va réunifier la Chine et déplacer la capitale vers Nankin[16]. Les travaux sont suspendus une nouvelle fois. Il se lance alors dans le commerce au sein du « Bureau technique et commercial de Chine » (importation, exportation, études industrielles) dans la capitale de la Mandchourie, Moukden[17], comme l’atteste l’annuaire de 1929.

Dans les administrations du KMT

Les plans, élaborés par Zhao Zhiyou (Gualbert Géo), de la villa de l’épouse de Chiang Kai-shek, Song Meiling.

En août 1930, Géo est appelé à rejoindre la nouvelle capitale et y prendre les fonctions de directeur des travaux de la ville. Le Generalissimo Chiang, désormais à la tête du pays, fait alors appel à lui pour bâtir une villa qu’il veut offrir à son épouse, Song Meiling[18], sur une colline près du mausolée de Sun Yat-sen. Le projet déborde largement son budget initial, en partie à cause des exigences de la première dame ; cependant cette villa demeure un bel exemple de l’architecture de cette période, alliant le modernisme occidental à la tradition artistique chinoise.

La satisfaction donnée au couple présidentiel et le lien de Chiang Kai-shek avec sa famille datant des premiers pas de la Tongmenhui ont probablement aidé son affectation suivante en tant que maire de Hangzhou. Lors de son mandat (juillet 1931-août 1934), il entreprend de redonner son lustre à l’ancienne capitale de la dynastie Song[19].

Pagode Baochu (avant restauration) en 1933
Pagode Baochu (pendant les travaux)
Pagode Baochu (après restauration)

Géo lève des fonds à Shanghai, notamment auprès du célèbre Du Yuesheng[20] (à la fois gangster et notable), et fait restaurer la pagode Baochu[21] datant du début des Song et qui tombait en ruine. Il fait aussi drainer le lac de l’Ouest[22] qui s’était alors envasé, lui redonnant tout son charme.

Ses talents d’ingénieur et d’administrateur sont ensuite mis à profit de la Yangtze Water Conservancy Commission[23]. Dans cette fonction il supervise les travaux destinés à contrecarrer les inondations printanières du plus long fleuve de Chine, construisant ou rénovant digues, écluses et autres dispositifs de prévention, menant lui-même des travaux de reconnaissance des rives, par exemple en mai 1934 entre Nankin et Wusong[24].

Il quitte ces fonctions en juillet 1935 et retourne à Shanghai, où il est un notable : il est président de l’Association amicale sino-française[25] ; il fait partie du jury de l’Institut technique franco-chinois[26] comme représentant du gouvernement chinois aux côtés de Pierre Chollot (ECP 1914), représentant quant à lui les autorités françaises ; et un peu plus tard, il siège au conseil municipal de la Concession française comme représentant chinois en compagnie de son camarade de promotion Tchou Sin-lan[27] (ECP 1919) (cf. délibérations de l’année 1941). Il fait aussi partie de la délégation officielle chinoise à l’Exposition universelle de Paris de 1937 (officiellement « Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne »).

La guerre et la résistance

De retour à Shanghai, Géo est aussi de retour dans les affaires. Ainsi en 1937, il est sollicité pour reprendre la filature Yuzhong de Wuhu[28] qui, en faillite, a été saisie par son créditeur principal, la Banque industrielle de Chine[29]. Celle-ci la propose à Géo afin qu’il la prenne en location, profitant de son réseau pour relancer l’affaire. Géo modernise l’usine et établit un réseau commercial comprenant des bureaux à Shanghai, Nankin, Nanchang[30], Hankou[31], etc.

C’est alors que l’armée impériale nippone se lance à la conquête de la Chine après s’être fabriqué un prétexte : l’incident du pont Marco Polo[32] le 7 juillet 1937. Les troupes japonaises atteignent bientôt l’Anhui[33] et les autorités d’occupation confisquent la filature pour la confier à un groupe textile japonais.

Gualbert Géo est bientôt cantonné à l’intérieur de la Concession française de Shanghai. C’est l’époque dite de « l’île isolée », pendant laquelle les Japonais occupent le grand Shanghai, puis la Concession internationale (8 décembre 1941, après Pearl Harbour), ne laissant la Concession française subsister que jusqu’à ce que Vichy la cède au gouvernement fantoche de Wang Jingwei[34] le 30 juillet 1943.

Au sein de la concession, il sert aussi de couverture à un réseau de propagande communiste qui constitue une troupe théâtrale sous l’égide de l’Association amicale sino-française, bénéficiant des relations de Géo tant avec les notables shanghaiens qu’avec les autorités françaises (penchant du côté de la collaboration).

Se sentant menacé – les règlements de comptes entre factions nationalistes sont nombreux – il quitte la concession et rejoint la zone nationaliste en 1941. En 1942 il est nommé au sein du Comité central de l’aide économique d’urgence. Il est tout particulièrement actif dans sa province natale du Zhejiang. Il y organise même un syndicat de sociétés de commerce pour assurer l’approvisionnement des troupes de résistance nationalistes sous couvert de transactions avec le gouvernement collaborationniste de Nankin.

En 1943 il organise l’aide aux zones du Zhejiang qui ont été ravagées par les raids japonais. Il continue son travail d’aide après la reddition nippone du 2 septembre 1945, levant et distribuant des fonds pour aider les victimes de la guerre.

Revenant à Shanghai en 1945, il est nommé au conseil municipal. En janvier 1946, il est élu au poste de vice-président de l’Association des Ningponais de Shanghai, mais il meurt épuisé le 23 mars 1946 à l’âge de 58 ans (ou 55 ans).

Illustrations complémentaires

Notes et références

  1. paru dans la revue « CentraleSupélec Alumni » no 673 de septembre/octobre 2020
  2. Paru en 1934 aux éditions Baudinière, sises au 27bis rue du Moulin-Vert dans le XIVe arrondissement parisien.
  3. 赵志游. Nous avons adopté dans ce texte les caractères simplifiés et le hanyu pinyin pour romaniser les noms chinois, les transcriptions variant selon les sources.
  4. Son acte de naissance délivré par le consulat de Chine à Paris mentionne le 27 août 1892. Les articles chinois mentionnent une naissance en 1889.
  5. 赵家蕃
  6. 同门会
  7. 孙逸仙
  8. 国民党
  9. 浙江高等学堂
  10. Translitération de 赵 qu'il adopte à l'époque, faute de système de romanisation majoritaire alors. Le prénom « Gualbert » est sans doute le signe de la fréquentation des missionnaires français en Chine.
  11. Voir photo ci-dessous en fin d'article.
  12. Sun Yat-sen replié à Canton y gouverne sur la Province jusqu’à sa mort en 1925 avec sa propre clique, le KMT, faisant office d’alternative possible.
  13. 周恩来
  14. 陇海铁路
  15. 郑州
  16. 南京
  17. 沈阳市
  18. 宋美龄
  19. 南宋潮
  20. 杜月笙
  21. 保俶塔
  22. 西湖
  23. 扬子江水利委员会
  24. 吴淞
  25. 中法联谊会
  26. 中法工学院
  27. 祖兴让
  28. 芜湖裕中盈记纺织股份有限公司
  29. 中国实业银行
  30. 南昌
  31. 汉口
  32. 卢沟桥事变
  33. Les troupes impériales occupent Wuhu le 10 décembre 1937.
  34. Wang Jingwei est un intellectuel de la gauche du KMT ayant fait des études en France. Longtemps rival de Chiang Kai-shek au sein du KMT, il se rallie au projet panasiatique japonais en 1940 et est mis à la tête d’un gouvernement à la solde basé à Nankin, alors que le gouvernement légitime se replie à Chongqing.