L’œil du consul et le pont de chaînes de Lou-Tin-Kiao
rédigé par Pierre Seydoux, Secrétaire général de l’Association Auguste François
(aujourd’hui Luding dans le Sichuan)
Auguste François (1857-1935), après un début dans l’administration départementale en France, fut en 1885 rattaché au Ministère des Affaires étrangères. En 1886, il s’embarque avec Paul Bert pour le Tonkin. D’abord résident à Son-Tay, il devient chef de cabinet du Résident Général Bihourd. Après différentes missions à Paris, il est en 1893 envoyé comme consul au Paraguay. En 1896 il retourne en Extrême-Orient comme consul, d’abord à Longzhou (Guangxi) puis jusqu’à 1904 à Yunnanfou au Yunnan où il est aussi délégué du gouvernement pour le chemin de fer. En 1900 et en 1903, à l’occasion de soulèvements xénophobes, il y vécut des épisodes dramatiques. Au long de ses voyages dont il donna des récits savoureux, François réalisa de nombreuses photographies et même des séquences cinématographiques, sans doute les premières tournées en Chine. Aujourd'hui, Français comme Chinois manifestent un grand intérêt pour l’ancien consul et pour son œuvre. L’Association Auguste François a été créée en 1990 pour faire connaitre celui dont elle porte le nom ainsi que son œuvre. Pierre Seydoux, petit-neveu d’Auguste François, en est le secrétaire depuis sa création et a contribué cet article pour la Lettre du Souvenir Francais.
En 1904, quittant Yunnanfou en direction du nord, Auguste François entreprit un voyage dont le récit fut à l’époque publié dans plusieurs revues (notamment Le Monde Illustré du 19 novembre 1904). Il traversa d’abord le Kien-Tchang, territoire des tribus guerrières des Lo-Lo, appellation méprisante sous laquelle les Chinois désignaient l’ethnie des Yi dont les tribus les plus indépendantes ont presque entièrement disparu aujourd’hui. Auguste François effectua ensuite une reconnaissance dans ce que l’on appelait alors les Marches du Tibet, une région à la population mi-tibétaine mi-chinoise englobée depuis dans la province chinoise du Sichuan. Ta-Tsien-Lou, dénommée aujourd’hui Kangding, y était le siège de la province ecclésiastique du Tibet, administrée par la Société des Missions étrangères de Paris.
C’est au cours de ce voyage que le consul réalisa au pont de Luding, dont il fit la description, la fameuse photo conservée au musée Guimet qui fut révélée par L’œil du consul avant de faire le tour du monde. Elle a fait la couverture de plusieurs ouvrages en France, en Angleterre et aux Etats-Unis ainsi que l’affiche d’une biennale de photographie en Allemagne. Elle figure aussi sur une bannière de cinq mètres de haut dans le tout nouveau musée de Millau consacré aux ponts.
Le pont de Luding est doublement célèbre dans l’histoire de la Chine. En 1863, les impériaux chinois y infligèrent une sanglante défaite aux Taiping. En revanche, en 1935, au cours de la Longue Marche, les communistes, échappant ainsi au massacre, réussirent à franchir le pont – épisode légendaire, réinventé, reconstitué dans un film et immortalisé par des timbres.
Laissons à Auguste Francois le soin de nous décrire le pont de Luding :
Ce pont, l’une des merveilles de l’Asie, est le seul passage qui donne accès au Tibet par la province du Sseu-Tchouen. Il est élevé de vingt mètres sur le Tong-Ho qui, en cet endroit, prend les allures d’un torrent terrible. Sa largeur est à peu près semblable à celle de la Seine. Deux pagodes s’élèvent aux extrémités. Ce pont n’a qu’une seule arche. Il n’est construit ni en pierre, ni en bois, mais en fer. Mais le fer est employé là sous une forme inattendue qui ne le fait ressembler en rien à notre pont Alexandre III. Neuf immenses chaînes longues de cent cinquante mètres sont tendues côte à côte sur d’immenses supports de bois placés de chaque côté du Tong-Ho. Un tourniquet permet de les tendre ou de les détendre à volonté. Ces neuf chaînes de fer forgé sont composées d’anneaux dont les barres tordues sont grosses comme le poignet. Leur solidité est à toute épreuve. Pour permettre de passer sans être obligé de se livrer à de trop périlleux exercices d’acrobatie, des planchettes sont disposées de distance en distance dans le sens de la largeur. Un garde-fou, composé de chaque côté de trois chaînes semblables à celles du plancher, complète ce monument étrange et unique au monde. Les Chinois et les Tibétains sont fiers, à juste titre, de ce pont. Ils le franchissent, pourrait-on dire, avec vénération.
Malheureusement, les Européens, par manque d’habitude sans doute, ne s’y trouvent pas très à l’aise. Mgr. Giraudeau, évêque actuel du Tibet, dont la résidence est à Ta-Tsien-Lou, me disait qu’il n’avait jamais pu le passer sans appréhension. La mobilité du pont est en effet extraordinaire, les chaînes sont agitées sans cesse par le vent violent qui suit le cours du torrent ; c’est un balancement criard, un bruit de ferraille digne de l’enfer. Les pas des piétons sont hésitants sur les planchettes de bois mal assujetties aux chaînes et qui suivent leur balancement. Les parapets, également en chaînes, au lieu de fixer votre marche, semblent vous entraîner vers l’abîme qui mugit sous vos pieds.
Une autre particularité de ce pont, et non des moindres : chacune des chaînes qui le compose est la propriété d’une province ou d’une région chinoise. C’est ainsi que si un maillon vient à casser ou menace de se briser sous l’effort de la tension, la province à qui appartient la chaîne est tenue d’en effectuer immédiatement la réparation. Il va sans dire qu’en Chine, où l’administration est si complète et si minutieuse, on a prévu l’inconvénient des lenteurs des ingénieurs provinciaux à qui incomberait le soin de réparer les avaries. Aussi, une commission commission mixte réside-telle à proximité, à Ta-Tsien-Lou je crois, et les délégués des provinces formant une commission semblable à la commission européenne du Danube, procèdent-ils sans retard à la réparation du pont aussitôt que le besoin s’en fait sentir. Ainsi, le pont de Lou-TinKiao est véritablement une construction nationale. L’empereur de Chine, qui le connaît, daigne y prêter, dit-on, une attention toute particulière.