L’affaire de la Pagode de Ningbo
Cet article est une contribution du Souvenir Français de Chine.
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rédigé par Charles Lagrange
L’affaire de la Pagode de Ningbo a été, pour la Municipalité française de Changhai, un des événements les plus graves et les plus significatifs de la deuxième moitié du XIXème siècle. Grave car ayant été la première confrontation sanglante entre résidents chinois et français de la Concession et significatif car ayant été la résultante d’un dysfonctionnement de l’administration municipale et s’étant avérée être une leçon cuisante pour celle-ci.
La genèse
Nous sommes en 1874. Les règlements municipaux étaient ratifiés depuis 5 ans et dans leur paragraphe 4 de l’article 5, il était prévu que des notables chinois ou des responsables de congrégations religieuses pouvaient être admis au conseil avec voix consultative. Cette idée paraissait cependant tout à fait saugrenue aux membres du Conseil Municipal.
Les différents consuls qui se succédèrent ne l’entendaient cependant pas de cette oreille et relancèrent plusieurs fois le Conseil à ce sujet.
Les commerçants chinois, qui payaient leurs rentes et taxes avec autant de réticence que leurs collègues européens, ne prirent réellement ombrage de ne pas être représentés que lorsque certains d’entre eux eurent acquis une certaine taille et respectabilité.
Une certaine tension régnait donc parmi les notables et elle n’attendait qu’une étincelle pour s’enflammer.
Les prémices
Au confins de la rue Palikao (Yunnan lu) et de ce qui allait devenir la rue de Ningbo (Huai hai Dong lu) se trouvait une pagode appartenant à la guilde des gens de Ningbo et dans l’enceinte de laquelle s’entassaient des cercueils en attente d’être rapatriés au Zhejiang par les familles. Celles-ci n’en ayant pas toujours les moyens, le nombre de cercueils augmentait de manière inquiétante.
Le Conseil Municipal, soucieux d’éloigner les lieux de sépulture des zones habitées, avait déménagé à grands frais les tombes des marins français tombés pendant la guerre des Taiping vers ce qui allait devenir le cimetière de Pahsienjao (le parc Huai hai d’aujourd’hui). Il désirait donc également déplacer celui des gens de Ningbo comme cela avait été négocié et réalisé quelques années auparavant avec la guilde des commerçants du Fujian pour y construire l’Hôtel Municipal.
D’autre part, le Conseil désirait compléter vers le sud le tracé des rues de Palikao et Saigon (Guangxi nan lu) et établir ainsi une liaison est-ouest avec la route menant vers la mission de Zi-Ka-Wei (Xu Jia Hui) et qui allait devenir la rue de Ningbo
La guilde de Ningbo, violemment opposée à ce projet, en avait appelé au Consul général Godeaux, le sachant bien plus enclin à pencher de leur coté.
S’en suivi une série d’échanges très violents avec M. Voisin, le Président du Conseil Municipal qui ne désirait en rien changer son projet.
Les événements
Le 3 mai 1874, à l’initiative de la guilde, un attroupement menaçant de chinois se fait aux alentours de la pagode et se dirige vers la demeure de l’agent des voies, M. Percebois. La foule moleste la famille Percebois et met le feu à son domicile. La famille s’échappe par miracle et d’autres étrangers de passage sont molestés.
Tout ce petit monde se retrouve à l’Hôtel Municipal en grand émoi.
Sous la pression des étrangers rassemblés, le consul décide d’envoyer une trentaine de marins de la Couleuvre et du Tigre, deux navires ancrés sur le Huangpu.
Menacés par la foule gesticulante, des coups de feux furent tirés sur la foule et six chinois furent tués.
Le consul, effrayé par l’ampleur que prenaient les événements, émit alors un décret annulant la décision du conseil et ce, sans l‘en avertir.
En suivi un déchaînement d’opinions, en commençant par le conseil tout entier fort choqué de s’être fait imposé une décision contre sa volonté, et relayé par la presse, y-compris le North China Daily News et le Shanghai Evening courier, les deux journaux de la Concession Internationale, qui en profitèrent bien sûr pour fustiger au passage l’indépendance de la Concession française…
Il fut reproché au consul de ne pas défendre les intérêts de la communauté française et, en cédant à la pression de la foule, ouvrir la porte à d’autres revendications du même genre.
Les autorités de la ville chinoise poussèrent leur avantage en exigeant réparation pour les victimes, ce qui ralluma les feux de la colère…
Il fallut plus de quatre ans pour arriver à un compromis sur ces réparations. Une des conditions de ce compromis fut que le projet resta bloqué mais cependant l‘engagement fut pris d’évacuer les cercueils dans les meilleurs délais.
En juillet 1898, la municipalité décida finalement de forcer la main aux gens de Ningbo et de procéder à la destruction définitive de leur cimetière. Le 16 juillet, une nouvelle révolte en suivi, le poste de police central fut attaqué, le consul fit donner la troupe et sept Chinois périrent cette fois-là.
Le consul utilisera alors cet incident pour négocier une extension de la concession en laissant la propriété du terrain à la guilde de Ningbo tout en assainissant les lieux.
Pendant ce temps-là, le ministre anglais Conger essayait de son coté de négocier une extension de la Concession Internationale avec les autorités de Pékin.
Il proposa à son collègue français de faire front commun, mais celui-ci refusa, s’appuyant sur les dispositions prises dès 1866 qui prévoyaient une claire séparation des deux concessions.
La France envoya un navire à Nankin pour impressionner le vice-roi et le pousser à négocier.
Les Anglais, furieux de ne pouvoir compter sur la collaboration des Français, envoyèrent à leur tour deux frégates afin de soutenir les autorités chinoises….
À Pékin, une cabale se monta entre Anglais, Américains et Allemands contre les Français, soutenus par les Russes.
L’incident devenait diplomatique et les Chinois se préparaient à tirer les marrons du feu…
Mais les alliés se mirent finalement d’accord et joignirent leurs forces pour exiger une extension des deux concessions.
L’accord fut finalement signé à Pékin en mai 1899 : la Concession Internationale s’agrandissait de 760 hectares et la française, de 68…
Les leçons de l’affaire
L’importance de ces deux incidents réside surtout dans les faits suivants :
- ce fut un exemple criant de l’antagonisme existant entre le gouvernement français – représenté par son consul – et l’administration municipale ;
- ce fut sans conteste une preuve que cette rivalité pouvait être exploitée de manière machiavélique par les autorités locales, jouant les victimes auprès d’un consul enclin à leur prêter une oreille favorable ; et
- ce fut aussi l’illustration de ce vieux proverbe qui dit « une mauvaise paix vaut toujours mieux qu’une bonne guerre ».
De plus, vis-à-vis de ses voisins de la Concession Internationale, la France avait perdu une grande bataille : à l’avenir elle s’engageait à ne plus demander d’extensions exclusives.
Enfin, elle s’engageait à aligner le régime des futures extensions sur celui de celle-ci, à savoir que tout acte de propriété ne serait plus enregistré obligatoirement et exclusivement auprès du consul de France mais bien auprès des autorités consulaires desquelles relevaient les propriétaires.
Le Consul Godeaux avait oublié la maxime de son illustre prédécesseur à Changhai : « En Chine, il faut oser pour pouvoir ».