La Chine au déclin des Lumières (2)
Expérience de Charles de Constant, négociant des loges de Canton
Marie-Sybille de Vienne – 2004
Extraits de « tout ce qu’il faut savoir pour commercer à Canton et Macao » - 2ème partie
Canton, le 25 septembre 1789
Arrivée en rade de Wampou
Il est certain que toute personne qui arrive à Canton est frappée de l’immense population, non seulement de cette grande ville, mais de ses avenues. Ce n’est pas le moment de vous parler de ce chapitre, il faut se garder d’être dupe des apparences et ne pas prononcer sans être mieux informé. Plus on approche de la rade de Wampou, plus la scène est brillante et animée. Le commerce des Européens donne une grande vie et un grand mouvement à cette rade, qui se communiquent à Canton et à ses alentours. Il y a peu de points de vue aussi agréables que celui qu’on a de la rade de Wampou : les bords de la rivière sont bien cultivés, et le côté gauche de la rivière est bordé de collines bien couvertes d’arbres, cultivées en terrasses jusqu’au sommet ; cinquante ou soixante vaisseaux européens, portant des pavillons de toutes nations, les plus grands et les plus beaux que le commerce construise, mouillent dans les eaux tranquilles d’une rivière d’un mille de large.
Les bords riants de la rivière, qui a ici un mille de large, sont occupés à gauche par des collines bien boisées, et cultivées en terrasses jusqu’au sommet, et à droite par des rizières couvertes en ce moment de riches moissons ; au-delà de la rade est le beau village de Wampou, entouré d’arbres et couronné de sa tour à neuf étages ; les lointains de ce brillant tableau sont d’autant plus agréables que la rivière, qui se divise en plusieurs branches, se perd dans les plantations d’orangers, de bananiers, de mûriers, de thé et autre arbres à fruit, de canne à sucre et de riz, se terminant par des montagnes. Ne croyez pas que le plaisir d’arriver me fait exagérer la beauté du tableau que j’ai sous les yeux, il est ravissant, la douceur du climat, la pureté du ciel, la vive clarté du soleil, n’y gâtent rien. Nous passons au travers des vaisseaux européens arrivés avant nous et jetons l’ancre tout à côté de terre et près de l’île où les Français ont leur bancasal, grand hangar de bambous, hangar où nous établirons nos malades et déposerons les agrès du vaisseau pour être réparés. Demain, à la pointe du jour, je partirai pour Canton.
Canton, 26 septembre 1789
La ville vue de la rivière
Rien ne frappe plus un Européen qui arrive à la Chine que la gêne et les obstacles qu’il éprouve à chaque pas. La surveillance minutieuse qu’exercent les mandarins, la défiance, le mépris qu’ils nous témoignent, et la lenteur qu’ils mettent à nous accorder les permissions d’aller et de venir, qu’ils nous forcent à leur demander à tout moment et pour les choses les plus ordinaires et les plus indispensables, nous impatientent et nous irritent d’autant plus qu’ils n’opposent à l’expression de notre colère que le faciès froid le plus glacé, l’insouciance la plus grande, et le mépris le plus insultant. Brûlant du désir de voir Canton, de quitter le vaisseau que j’ai habité pendant plus de neuf mois, je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit, assailli d’ailleurs par d’innombrables légions de moustiques. J’ai voulu partir dès la pointe du jour, mais comme il fallait une permission des deux commis, qui sont postés chacun dans un bateau placé de chaque côté du vaisseau pour empêcher la contrebande, et que ces messieurs n’étaient pas levés et qu’aucun de leurs valets n’osa les éveiller, je fus obligé de prendre patience et dus attendre leur convenance, et lorsque l’un d’eux a enfin paru et a visité mes malles avec une attention minutieuse, il a refusé de permettre de laisser aller tout ce qui avait l’air d’être objet de commerce. Il fit ensuite une liste de tout le reste qu’il remit au batelier et nous partîmes.
Promenade en bateau
Le bateau dans lequel j’étais, semblable à tous ceux dont on se sert à Canton et dans les environs pour le voyage des gens aisés, est composé de trois chambres, toutes les trois fermées et couvertes, dans lesquelles on peut être debout, ayant portes et fenêtres, canapés, tables, chaises et autres meubles. La première sur le devant est petite, et on y couche s’il est nécessaire ; celle du milieu a 20 pieds de long sur 12 de large, c’est un joli salon ; la troisième est occupée par les bateliers et derrière est leur cuisine. Ces bateaux ont quelquefois un second étage sur cette troisième chambre, avec une ou deux chambres à coucher, ils sont commodes et jolis et souvent très ornés, et, quoique fort élevés sur leurs 16 pieds environ au-dessus de l’eau, très sûrs, parce qu’outre qu’ils sont larges et plats, la rivière est si tranquille et si sûre qu’il n’arrive point d’accidents. Ce bateau est conduit par deux à trois hommes seulement, et va à la voile, et à l’aide d’une grande rame placée à la poupe, qui, comme la queue des poissons, sert à gouverner et à faire aller en avant en même temps, et qui est balancée à peu près dans le milieu, et repose sur la tête d’un gros clou qui entre dans une mortaise correspondante. Cette manière est ingénieuse en ce qu’elle exige moins de bras, et nécessaire sur une rivière tellement couverte de bateaux qu’il n’y a pas de places pour des rames comme celles de nos bateaux.
Formalités administratives
Après être partis du vaisseau nous arrivâmes à la douane qui est au village de Wampou situé à un demi mille du navire ; ici il fallut nous arrêter pour faire viser notre passeport et même subir une nouvelle inspection pour nos effets. Il fallut attendre une demi-heure parce que les commis déjeunaient, enfin il en vint un qui est entré dans notre sampan, en chantant et en rotant, et, en me regardant d’un air de profond mépris, il a demandé au sampanier de quelle nation était le fanquouei (monstre étranger) qu’il conduisait. Lorsqu’il a été satisfait et qu’il a eu visité ma malle et notre passeport, il m’a demandé de l’argent en récompense de sa diligence et de sa civilité, ce que j’ai refusé non sans témoigner mon indignation, mais il ne s’est point laissé déranger et nous a dit que nous resterions là jusqu’à ce que nous lui eussions fait un présent, et je crois que nous y serions encore si je ne l’avais pas satisfait. Autant nous en est arrivé aux trois douanes auxquelles nous avons été obligés de nous arrêter dans le trajet de trois lieues qu’il faut faire de Wampou à Canton.
La ville de Canton
A mesure qu’on remonte la rivière, ce que nous faisons assez rapidement à l’aide de la marée, et après avoir passé au pied de la Tour d’Amour, la rivière, qui a à peu près un quart de lieu de large, se couvre de bateaux grands et petits et de toutes les formes, qui bientôt obstruent le passage au point de ne pouvoir passer qu’avec une peine infinie. Les plus grosses jonques ou sommes, vaisseaux chinois, peuvent remonter même plus haut que la ville, mais pour plus de commodité restent à un mille plus bas que les factoreries européennes. Le nombre en est considérable, et la forêt de leurs mâts n’est pas moins épaisse que celle que l’on voit dans la Tamise au-dessous de Londres. Lorsqu’on atteint le commencement des maisons, on voit derrière elles à peu de distance le mur qui sert d’enceinte à la ville dite tartare, c’est-à-dire la ville murée, siège de la garnison et résidence des principaux officiers du gouvernement et des tribunaux, et beaucoup moins considérable que la ville hors des murs ; on trouve ensuite au milieu de la rivière deux petites îles occupées par des forts, sur lesquels il y a quelques canons de fer sur des affûts sans roues en forme de croix, semblable aux chevalets dont on se sert chez nous pour scier du bois.
L’aspect de l’immense ville de Canton n’est point agréable, les maisons viennent jusque dans l’eau et sont élevées sur des pilotis, et même souvent les bateaux peuvent aller dessous, la plupart sont des auberges et des magasins. Tout le commerce de Canton se faisant par eau, on a trouvé plus commode d’avoir les bateliers tout près des magasins et des maisons.
Les négociants d’une même province se réunissent volontiers sous le même toit, et l’on voit auprès les bateaux qui les ont amenés, on les distingue par la forme assignée à chaque district par le gouvernement pour la construction des bateaux. Il a été trouvé nécessaire, dans un pays où les rivières sont autant habitées que les villes, et où elles servent de principal moyen de communication et de transport, d’établir une police active sur l’eau, et le moyen de pouvoir distinguer à quelle province appartient chaque embarcation était facile à trouver, pour remonter de là plus facilement à eux qui sont responsables. C’est surtout en arrivant à Canton, après avoir passé avec peine pendant une lieue au travers de cette fourmilière de bateaux de toutes grandeurs et de toutes formes, allant en tous sens, remplis de monde, que, pendant ce trajet, on a la ville de droite à gauche, dont on ne voit les bornes nulle part, qu’on prend une idée d’une population tellement immense que tout ce qu’on voit ensuite semble confirmer.
Filles publiques
Sur la route qu’on parcourt pour arriver aux factoreries européennes, on rencontre beaucoup de bateaux pareils à celui sur lequel j’étais, plusieurs même plus grands et plus ornés, qui servent de rendez-vous pour le plaisir, où les Chinois vont se divertir, boire et manger, au son d’un orchestre pour lequel il faut des oreilles bien dressées pour ne pas trouver que c’est un affreux tintamarre, et qui prouve, puisqu’il amuse les Chinois, que la musique est un plaisir de convention.
Plusieurs de ces bateaux sont habités par des filles publiques sous les soins d’un entrepreneur auquel elles appartiennent souvent, au milieu desquelles les Chinois, des provinces éloignées surtout, vont laisser leur argent et leur santé. Ces demoiselles, qui ne manquent pas de se montrer à l’approche des fanquouei qui passent, se moquent d’eux, et nous disaient sans doute des choses très piquantes car tous ceux qui les entendaient riaient de bon cœur. Je suis fâché que mon ignorance de la langue m’empêche de vous donner un échantillon de l’esprit de ces dames. Plusieurs me parurent jolies, et particulièrement celles dont la physionomie caractérisait le mieux le pays. Elles étaient mises avec recherche, toutes fardées de blanc et la pipe à la bouche. Les Chinois disent que les femmes de Canton sont les plus jolies et les plus agréables de l’Empire, aussi il s’en fait un grand commerce. Les établissements de libertinage dont je viens de parler sont autorisés par le gouvernement, se font par spéculation, comme pour toute autre entreprise ; un Chinois épouse ou achète plusieurs femmes, et les prostitue ensuite. Les mandarins vendent des permissions aux entrepreneurs et, lorsqu’ils aiment faire la débauche, ne paient rien.
Factoreries occidentales
Les factoreries s’annoncent de loin par les pavillons hissés sur des mâts élevés qui flottent devant chacune d’elles. Le quai sur lequel ces factoreries sont bâties se nomme en chinois shisanhong. Chaque nation européenne occupe un de ces bâtiments et, quoique les Européens ne puissent acquérir aucune propriété territoriale à la Chine, ils ne peuvent être sous aucun prétexte être dépossédés de l’occupation de leur habitation, sauf le cas où ils n’en paieraient pas le loyer, qui est modéré et ne peut augmenter. Les Européens ont bâti toutes les factoreries qu’ils occupent ; ces hôtels sont peu larges mais sont très profonds, et divisés en corps de logis séparés par de petites cours et de petits jardins, et un passage large dans le milieu. La longueur est de trois à quatre cents pas, et il y a ce peu de place pour recevoir une grande quantité de marchandise ; la façade de ces hôtels est décorée d’une galerie au premier étage, soutenue par des colonnes dans les unes, et d’arcades ornées de pilastres dans les autres. Cette architecture, qui n’est peut-être pas très régulière, est cependant d’un effet agréable ; le coup d’œil en est d’autant plus remarquable que les factoreries européennes se touchent, et qu’elles sont sur le même alignement, et que c’est le seul endroit où il y ait un large quai sur la rivière. Les Chinois de l’intérieur admirent beaucoup la façade de nos hôtels et disent qu’il n’y a rien de plus beau dans tout l’Empire. On se demande à quoi est bon le pavillon qui est placé devant chaque factorerie, qui indique ordinairement la possession de quelque privilège, lorsqu’on apprend qu’il ne donne aucun privilège, qu’il ne sert que d’enseigne et qu’il a été souvent matière à des querelles et à des batailles sanglantes. Tous les Européens conviennent de l’inutilité de ces pavillons, mais on ne veut pas être le premier à cesser d’arborer ce simulacre de l’honneur national.
Vis-à-vis des factoreries européennes et de l’autre côté de la rivière est Honam, un immense faubourg, où il y a une pagode ou temple impérial très considérable qui contient 400 bonzes ou moines, et quelques-uns des marchands chinois privilégiés pour faire commerce avec les Européens y ont des maisons de plaisance ou, comme ils le disent, leurs maisons de femmes, et c’est dans ces maisons entourées de beaux et vastes jardins que les marchands nous donnent des fêtes. C’est dans ce faubourg, qui s’étend fort loin à l’ouest sur les bords de la rivière, qu’on construit les bâtiments et bateaux chinois qui couvrent la rivière ; il est borné à l’ouest par un bras considérable de la rivière et un fort chinois qui fait face à nos factoreries et qui a été construit pour nous tenir en respect. La vue depuis nos galeries se perd dans les campagnes, coupées en plusieurs sens par des bras de la rivière.
L’appartement que j’occupe est très commode et fort joli : il consiste dans une salle de plain-pied qui donne sur un très petit jardin rempli d’arbustes et de fleurs tant en vases qu’en pleine terre, au milieu duquel est un beau petit bassin entouré de rocailles dans lequel nagent des poissons dorés. Derrière est une antichambre qui tient à une petite cour, derrière laquelle est la chambre des domestiques ; dans cette antichambre est un escalier qui conduit à deux pièces, l’une chambre à coucher, l’autre est une étude ou lieu de travail, et à côté est un grand salon qui est commun avec la personne qui occupe un appartement exactement le même que le mien, de l’autre côté. Sous ce salon est le passage qui conduit à un corps de logis tout semblable, et ainsi de suite, jusqu’au bout où sont les magasins, les cuisines, et les appartements des domestiques, qui ne tiennent pas particulièrement à personne mais qui sont pour le service général. Les devants de toutes les factoreries sont occupés par les appartements publics, galeries, salle à manger, salon, etc., le tout au premier étage, et dessous est un bâtiment en pierres de taille voûté, où on dépose et garde les trésors et choses précieuses à l’abri du feu et des voleurs
J’ai tâché de vous donner une idée de l’apparence extérieure de Canton ; dans ma prochaine lettre, je tâcherai de vous peindre l’intérieur Il faut que je vous dise encore que nos appartements, meublés et arrangés tout à fait à l’européenne, ont l’avantage d’avoir des fenêtres de vitres, luxe que les Chinois admirent mais ne connaissent point encore