La Chine au déclin des Lumières (3)

De Histoire de Chine

La Chine au déclin des Lumières

Expérience de Charles de Constant, négociant des loges de Canton

Marie-Sybille de Vienne – 2004, Extraits – 3e partie

Canton, 25 décembre 1789

Les relations avec l’administration

Je ne vous ia point encore entretenu de la manière dont les Européens sont vis du gouvernement chinois, des relations qui existent entre eux, et de la manière dont les Européens font le commerce à la Chine. Il fallait d’abord vous donner une idée de ce qui frappe la vue afin de rendre plus sensible ce que j’aurais à vous dire à cet égard. Il fallait aussi que j’eusse le plus de temps possible pour corriger, confirmer ou ajouter à ce que j’avais appris là-dessus dans les deux précédents voyages et séjours que j’ai faits dans ce pays. Vous savez que j’y arrivais en septembre 1779 pour la première fois, que j’en repartis en janvier 1782, revins en août 1783 et en repartis en janvier 1786. J’ai donc acquis le droit de parler avec plus de confiance et de détails que ceux qui n’ont séjourné que quelques mois, et qui ont la présomption de juger, tantôt en bien, le plus souvent en mal, d’un peuple et d’un pays si différent de tout autre et cela sur des apparences d’autant plus trompeuses que, ne pouvant pas comprendre ce qu’ils voyaient, il a fallu bâtir des théories d’après lesquelles les voyageurs ont cherché à expliquer ce qu’ils avaient à raconter et à décrire. Que de théories n’a-t-on pas inventées sur l’antiquité, le gouvernement, les mœurs, la population, l’industrie et la civilisation des Chinois ; les opinions ont presque toujours été exagérées, soit en bien, soit en mal, et souvent même opposées. L’on a voulu voir à la Chine tantôt l’extrême du mal ; tantôt l’on a vanté le point de perfection à laquelle ce pays est parvenu, comme si l’extrême du mal ou la perfection existaient quelque part.

Je ne veux point expliquer ici les rouages du gouvernement chinois, ce sera le sujet particulier d’une lettre. Je dois cependant dire, pour la clarté de ce qui va suivre, que la défiance dans les chefs est le sentiment prédominant de tous les gouvernements despotiques, et la responsabilité le moyen mis en usage le plus facile et le plus efficace pour contenir dans la soumission un peuple aussi nombreux dans un pays d’une étendue aussi vaste que la Chine. C’est pour cela que les monopoles, les compagnies, les sociétés privilégiées sont si fort du goût des despotes. On peut raffiner l’art des monopoles suivant le degré de liberté du peuple, selon ses lumières, ses habitudes et ses mœurs, mais tout partisan des monopoles, quels qu’ils soient, est partisan du despotisme.

Attitude du gouvernement chinois envers les Européens

Le gouvernement chinois est mû à l’égard des Européens par deux sentiments qui se combattent, l’un est la crainte que lui inspirent l’esprit hardi, turbulent, entreprenant des Tsiang Gyin (Xi Yang Ren, « homme de l’Océan de l’Ouest », appellation courtoise et formelle des Européens, par rapport à celle des « démons de l’étranger ») ou hommes d’Occident, crainte encore augmentée par l’ignorance qu’il a de leur puissance, et l’idée qu’il a prise de leurs moyens par la vue des chefs d’œuvre qu’on lui apporte annuellement ; l’autre sentiment est l’avidité. Le commerce des Européens est une source de revenus d’autant plus précieuse qu’il pourvoit et alimente tout le pays d’argent, et on peut le dire qu’il fournit le seul numéraire des métaux précieux qu’il y ait aujourd’hui ; l’importation annuelles des piastres à Canton est de 5 à 7 millions. Ces deux sentiments étant en opposition l’un à l’autre, voici comment le gouvernement a su les concilier (pour calmer ses craintes et satisfaire sa cupidité).

Il a d’abord pris toutes les mesures nécessaires pour que les Européens ne se mêlassent que le moins possible avec les Chinois. Ils ne peuvent acquérir de propriétés foncières. Il leur a ôté la liberté d’aller et de venir dans l’intérieur ; ils ne peuvent même aller et venir librement de leurs vaisseaux à la ville, vous avez vu toutes les formalités qu’il fait remplir pour cela ; ils ne peuvent sans inconvénient s’écarter des quartiers qu’ils habitent. Il a défendu aux Chinois de vivre familièrement et en société avec les Européens, ce qui est d’autant plus facile à observer que les mœurs des Chinois ne favorisent point la société comme en Europe, et qu’elles sont presque toujours le contraire des nôtres. Il a défendu à aucun Chinois d’enseigner la langue du pays eux Européens, la sortie des livres est rigoureusement défendu et, afin que ceux-ci ne formassent pas de longues habitudes à la Chine, il les a privés de tout commerce avec les femmes, même avec les filles publiques. Un Européen qui adopterait le costume chinois exciterait bientôt l’inquiétude des mandarins et amènerait des représentations. Le gouvernement chinois cherche plutôt à augmenter et à exciter les préjugés du peuple contre les étrangers et à en diriger les effets contre les Européens. Vous avez vu que ceux-ci n’ont pas la liberté d’acheter eux-mêmes leurs provisions, que c’est un Chinois qui est le pourvoyeur de tout ce dont les Européens ont besoin en fait d’approvisionnement de bouche. Toutes ces choses se sont établies peu à peu, et presque sans effort, parce que, quoiqu’il se soit introduit bien des abus par la suite, la première institution a presque toujours été agréable aux Européens, que le gouvernement chinois a toujours écouté les plaintes et les représentations, et quoiqu’il n’ait pas souvent apporté des remèdes, il n’a jamais non plus refusé nettement ce qu’on lui demandait, et afin que les Européens attachés aux factoreries et résidant toute l’année ne se plaignissent pas trop, il les a traités avec plus d’indulgence et relâchés à leur égard la rigueur de ses ordonnances (Les Européens ont eu d’abord assez de liberté, les restrictions ont été amenées presque toujours par leur manque de modération et leurs imprudences. Les mandarins ont profité de leurs fautes, et de leurs défauts d’ensemble, et de savoir-faire. Quoiqu’ils aient souvent réclamé contre les vexations et les entraves dont ils souffraient, le gouvernement sans refuser d’écouter leurs plaintes, n’a rien voulu changer de ce qui en faisait le sujet : ils ont perdu peu à peu tous leurs privilèges, et l’on peut dire toute liberté d’actions. A la vérité, les Européens attachés aux différentes compagnies résidant toute l’année, jouissent de quelques facilités que n’ont les autres ; à vrai dire, cette bien légère différence est même un acte politique, parce que les plaintes ne peuvent être proférées que par eux).

Aujourd’hui la situation, et l’état de gêne et séquestration des Européens, est devenue par sa durée fort difficile à alléger, et les Chinois répondent à toutes nos demandes de changements ou d’amélioration à notre pénible situation cet adage qui a tant de force chez eux : « c’est la coutume ». Tous les moyens que j’ai décrits, qui suffisent pour maintenir les Européens dans une sujétion complète, pour ce qui regarde les relations ordinaires de la vie, n’ont, avec raison, pas paru assez puissants au gouvernement chinois pour intervenir dans les accidents et les évènements imprévus qui arrivent lorsque deux peuples, si différents entre eux, ont tant d’intérêts communs, ni pour régler les rapports d’intérêt entre ces deux peuples qui forment la base de toute relation.

Le « kon hong »

L’idée d’un monopole a nécessairement dû se présenter ; le gouvernement chinois a donc créé une compagnie qui a le privilège exclusif de faire le commerce avec les Européens. Cette compagnie, appelée en chinois Kon Hong (Guan Hang) est composée d’environ douze des plus riches marchands de Canton. Ils sont aujourd’hui, pour la plupart, les descendants de leurs prédécesseurs. Nous avons cependant vu que le gouvernement a forcé des marchands, tout à fait étrangers au commerce des Européens, à devenir hanistesou membres de cette compagnie. Ces places, dangereuses par les fâcheuses conséquences qu’elles entraînent très souvent, sont peu briguées malgré le luxe dans lequel vivent les hanistes, et les distinctions qui sont attachées à ces places. Nous en avons vu un grand nombre de ruinés, plusieurs exilés en Tartarie, et d’autres qui se sont tués pour éviter un sort plus dur encore.

Chaque vaisseau européen qui arrive à la Chine est obligé de choisir parmi les membres du Kon Hong un fiador ou répondant. Il est garant auprès du gouvernement chinois des droits d’entrée et de sortie ; ce sont toujours les Chinois qui paient les uns les autres. Les mandarins ont bien jugé que les Européens ne se soumettraient point tranquillement à l’arbitraire et aux vexations des douanes, c’est donc le vendeur chinois des denrées de son pays et l’acheteur chinois des marchandises étrangères qui paient les droits, et le haniste, fiador du vaisseau, qui répond des uns et des autres au gouvernement. A cette charge est encore ajoutée celle d’être responsable de tous les Européens qui appartiennent au vaisseau dont ils sont fiadors, ainsi que de tous les évènements ou délits contre les lois dont l’équipage pourrait se rendre coupable ; en dédommagement de ces charges, les Européens ont l’usage de donner au fiador une portion d’affaires plus considérables qu’aux autres hanistes. Le fiador, ayant donc la plus forte partie des affaires du vaisseau dont il répond, se trouve ainsi lié au maintien de l’ordre et de la paix sur ce vaisseau. Les Européens ont eu grand intérêt à ce que les mandarins n’aient aucun prétexte à le vexer et pressurer extraordinairement, car leur intérêt est lié au sien. Ceux-ci ont encore établi que tout le Kon Hong répond pour chacun de ses membres, si l’un deux, par de mauvaises affaires, était incapable de satisfaire les douanes, c’est lui qui fait le bon déficit.

On comprendra aisément qu’il est impossible que le commerce très considérable des Européens réunis se fasse exclusivement par douze marchands. Il y a donc une infinité de négociants, fabricants, boutiquiers, etc. de moindre importance qui vendent et achètent des Européens, mais ils doivent payer les droits au fiador et en outre obtenir une permission dont le prix est pour ainsi dire fixe. Toutes les fois qu’il arrive quelque chose qui demande l’intervention du gouvernement, il s’adresse au fiador, soit du vaisseau ou de la factorerie auquel il appartient, car chaque factorerie a le sien. C’est lui qu’il rend responsable de tous les délits commis par les Européens, et, si la chose ne peut s’arranger avec de l’argent et lorsqu’il s’agit d’une somme modérée, elle se paye le plus souvent par le haniste et quelquefois par les Européens et le haniste, mais lorsque l’objet tient à la politique ou à quelque grand crime, le fiador demande et obtient facilement du gouvernement, soit la suspension totale de tout commerce contre la nation réfractaire, ou la défense au comprador ou tout autre de fournir des vivres. Nous avons vu le commerce suspendu pendant 15 jours parce que les mandarins, ayant voulu acquérir une paire de glaces de dix pieds de haut et ne voulant pas donner vingt mille piastres qu’on en demandait, et que le fiador aurait dû payer aux Européens, ils imaginèrent ce moyen pour obliger les Européens à réduire de moitié leur demande. Nous avons vu des circonstances qui ont amené des dissensions plus sérieuses et des résultats plus fâcheux : en 1875, l’injustice révoltante que les mandarins exercèrent envers les Européens, pour un homicide commis par accident, pensa amener une guerre, qui aurait amené et entraîné la perte du tiers du commerce, si les Européens n’avaient pas sacrifié leur bon droit, et même l’humanité, à leurs intérêts. Les mandarins n’ont que très rarement osé user de ce dernier moyen, par la crainte d’irriter hors de mesure les Européens et surtout les matelots qui leur inspirent une grande frayeur.

Formalités douanières

Lorsqu’un navire est arrivé à Wampou et avant qu’il ait déchargé aucune de ses marchandises et après qu’il a choisi son fiador, le houpou, grand régisseur des douanes, vient à bord avec un grand cortège pour « mesurer le vaisseau », cérémonie qui a pour but de faire payer un droit d’ancrage et recevoir un tribut qu’on appelle un présent, parce qu’il faut que le houpou, qui le reçoit, ne puisse être accusé d’avoir rien prélevé de force ; on ne peut cependant pas refuser de payer le tribut. Ce droit d’ancrage et le présent est d’environ 5.500 piastres pour les vaisseaux de 800 à mille tonneaux, c’est une perte sèche qui n’est compensée par rien. Le cortège du houpou, qui est ordinairement un mandarin de premier ordre, ressemble en tout à celui du Fouyune(gouverneur) que j’ai déjà décrit, on le reçoit à bord avec beaucoup de cérémonie. Autrefois on le saluait à coups de canons ; on a cessé depuis que les Européens sont convenus de n’en plus en tirer afin d’éviter les accidents (cf. accident du Lady Hughes de 1875), cette omission a été fort du goût des Chinois, qui n’aiment pas plus le bruit que l’odeur de la poudre. On pavoise le tillac et on place une collation dans la chambre du conseil, à laquelle il ne touche jamais, mais qui est dévorée par les secrétaires et autres gens de la suite aussitôt qu’il a mis le pied sur l’escalier pour sortir du vaisseau, il faut même faire bien attention qu’ils ne mettent pas la vaisselle, le linge, les plats sous leurs longues robes. J’en ai vu pris en flagrant délit, qui riaient bien d’avoir ainsi été pris sur le fait.

Aussitôt que le mesurage est eu lieu, le débarquement des marchandises commence. On se sert à cet effet de grands bateaux chinois couverts qui portent environ 30 tonneaux. Il faut, avant que de faire un envoi, préalablement demander la permission la veille à la douane, qui envoie dix à douze commis à bord prendre un compte exact de tout ce qui s’embarque ; ce nombre de commis n’a d’autre but que de prévenir la fraude des droits, qui serait plus facile s’il n’y en avait qu’un. Il est d’usage de mettre quelques matelots à bord de ces bateaux pour faire la garde et empêcher les vols qui, malgré cette précaution, se commettent très souvent. Je dirai ailleurs l’extrême adresse des Chinois à voler. Ces bateaux, ou sampan, ainsi que les Chinois les nomment, arrivent à la factorerie le lendemain du jour qu’ils sont partis du vaisseau, et ordinairement le matin. La douane envoie une escouade de commis à la factorerie pour examiner, déclarer, peser les marchandises, dont les droits se paient d’après un tarif. Ces commis sont présidés par un chef de la douane, homme important, devant lequel non seulement les commis, les interprètes, mais le représentant du fiador, qui est obligé d’être présent en habits de cérémonie, sont dans l’attitude de plus profond respect et de la crainte la plus abjecte. Ce grand personnage, qui est souvent un favori du houpou, exerce comme à plaisir une extrême tyrannie sur tout ce qui est de son ressort ; souvent il se fait attendre toute la journée et ce n’est qu’après qu’il est arrivé que l’on commence à débarquer les marchandises des bateaux. A mesure que les ballots, caisses, barriques, etc., sont apportés dans la factorerie, ils sont ouverts, et il dépend de ce premier commis de donner à ces marchandises la dénomination qu’il jugera convenable. C’est ainsi que nous voyons tous les jours de bas lainages, dont les droits sont moins considérables, être appelés « draps », des verres à vitres des « glaces », des pierres à fusil des « agates », de la poussière de corail du « corail en grains », etc. C n’est pas tout. Après que la dénomination est faite, il faut peser, auner, ou compter les marchandises, nouvelle source de vexations ; il dépend du commis chargé de cela de doubler le poids, l’aunage et le nombre des objets, aucune observation, aucune objection n’est admise et une fois que les 10 commis ont écrit ce que le peseur crie, c’est sans appel. Pour éviter d’être trop volé, il faut donner de l’argent à tous ces employés, c’est le devoir du fiador (sur qui retombe une partie de cette fraude), qui de plus leur donne un excellent dîner et du thé, des pipes toute la journée, et sûrement il n’oublie pas le commis présent.

Du paiement des droits de douane

Les 10 copies des droits ainsi établis s’envoient dans les différents bureaux, et aucun marchand n’achète aucune marchandise avant que d’aller voir de combien elle est grevée de ces droits arbitrairement établis ; de là la différence des prix qu’on obtient pour des objets de même nature. L’Européen, qui n’entend point la langue et ne connaît pas les usages, ignore tout cela, et il est tout étonné de ne pouvoir vendre sa marchandise au même prix que tel autre qui en avait de la même espèce, mais comme je l’ai déjà dit, c’est toujours le Chinois, acheteur ou vendeur, qui paie les droits, ce qui ôte à l’Européen tout moyen d’obtenir justice, lors même qu’il aurait celui de se plaindre. Chaque factorerie et même chaque vaisseau est obligé d’avoir un interprète. Il sert d’intermédiaire entre les Européens et les douanes chinoises, c’est lui qui est chargé de toutes les demandes de permission de mise à terre ou d’embarquement des marchandises. Il connaît les formes et les usages et sert d’espion, que les Européens payent d’un bon salaire. Il a aussi sa responsabilité qui lui vaut souvent quelques corrections « paternelles », mais c’est une place lucrative. Les mêmes formes s’emploient lorsque l’on charge le navire, et que l’on embarque les marchandises de retour, mais comme ce sont tous des objets bien connus, ainsi que leur poids, leur nombre, etc., l’arbitraire et les vexations ont moins de prise. Lorsque la cargaison est embarquée et le vaisseau prêt à partir, on demande la permission de mettre à la voile, elle ne s’obtient que lorsque tous les droits ont été payés par le fiador, et lorsque toutes les vexations qui tiennent aux douanes ont été exercées, c’est pour cela qu’elle se fait souvent attendre des semaines au grand détriment des Européens.

Vous voyez par les entraves, les longueurs qu’on a mises aux relations commerciales entre les Européens et les Chinois, que les premiers sont dans une entière dépendance des derniers, mais sans qu’ils puissent dire positivement en quoi et comment ils sont gênés et vexés qui d’ailleurs auraient de la peine à se faire entendre et qui n’ont jamais eu de bons résultats. Il est certain que l’on pourrait établir des relations plus utiles et plus agréables aux deux peuples, mais lorsqu’on conçoit la jalousie et la crainte que le gouvernement a des Européens, on trouvera qu’il est difficile d’imaginer un système plus adroit, et qui remplisse aussi bien le but de tenir les Européens toujours à l’écart, et dans la plus grande dépendance.