La Gazette de Changhai : (13) Le commerce de la soie (1)
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Rédigé par Charles Lagrange
Nous avons mentionné dans un article précédent l'importance des soyeux lyonnais dans les premiers échanges commerciaux entre la France et la Chine.
Nous vous proposons d'approfondir le sujet en vous restituant les points importants soulevés dans une thèse de doctorat de l'EHESS de Paris présentée en 2017.
Ce premier article nous donnera un bref éclairage sur la sériciculture en Europe et en Chine, le second se penchera sur le commerce de la soie entre la France et la Chine ainsi que les principaux acteurs français de ce commerce installés à Changhai.
La sériciculture en Europe
La production séricicole, qui est à la fois une culture par ses mûriers et un élevage par ses vers, obéit normalement à deux conditions les plus basiques : d'une part, le climat de cette région doit être propice à la végétation des mûriers. Les mûriers poussent normalement à partir de 12°C et grandissent entre 20°C à 35°C. Leur croissance sera la plus rapide si la température se stabilise entre 30°C et 32°C. D'autre part, le développement de la sériciculture nécessite également une main d'œuvre importante et bon marché. Il faut cueillir une grande quantité de feuilles de mûrier dès le début de la saison, travailler toute la journée et même toute la nuit pour s'occuper des jeunes vers à soie pendant tout le processus d'éducation (les nourrir, déblayer les excréments, etc.).
En Europe, en Afrique et au Proche-Orient, les plantations de mûriers se concentrent principalement autour de la Méditerranée. L'Italie est l'un des plus anciens pays européens qui produit de la soie. Importée dans les régions de Sicile et de Calabre au 11e siècle, la sériciculture s'étend déjà à toute la péninsule au début du 19e siècle.
Avec les ravages de la pébrine – une des maladies du ver à soie – pendant les années 1860-1870, la récolte de la sériciculture italienne diminue de moitié. Grâce à la méthode de prophylaxie découverte par Louis Pasteur en 1870, les Italiens restaurent très rapidement leur sériciculture. La production séricicole d'Italie remonte de 20.000 tonnes de cocons au début en 1880 à 50.000 tonnes à la fin du siècle.
La sériciculture est largement répandue dans d'autres pays méditerranéens, bien que leurs quantités de production soient moins importantes.
La sériciculture en France
Les premières activités séricicoles en France ont lieu dans les régions méditerranéennes. On présume que le mûrier était déjà cultivé dans les environs de Venasque en 1229, à l'époque de Raymond VII, Comte de Toulouse, mais rien ne permet de supposer qu'à cette époque-là le ver à soie était connu dans la région. L'envoi à la reine Jeanne de Bourgogne en 1345, par le Sénéchal de Beaucaire-Nîmes, de 12 livres de soie de Provence achetées à Montpellier 76 sols tournoi la livre, est un des premiers témoignages historiques d'une production nationale.
Au début du 17e siècle, la production séricicole s'étend déjà à la basse vallée du Rhône, toutes les régions méditerranéennes et les Cévennes.
Mais l'essor de la sériciculture française commence vraiment au début du 19e siècle. Les zones d'élevage dépassent largement les régions du climat méditerranéen. Une véritable fièvre séricicole s'empare du pays tout entier. En 1820, 13 départements s'occupent de sériciculture, 30 en 1834 et 64 en 1853 : y compris la région parisienne, les plaines de la Saône, du Poitou, les départements du Sud-ouest et même le Morbihan. La moyenne de la récolte de cocons de ce pays ne compte que 10.000 tonnes pendant les années 1820, mais elle atteint plus de 14.000 tonnes pendant les années 1830, 17.000 entre 1841 et 1845, et dépasse 20.000 tonnes entre 1846 et 1852.
Cependant, même pendant la première moitié du 19e siècle, l'époque qui est considérée comme « l'âge d'or » de la sériciculture française, la production de cocons de France ne satisfait pas la demande de son industrie textile, d'autant plus que la production nationale sera aussi victime de la pébrine à partir de 1860.
La sériciculture en Chine
La légende raconte que des siècles avant notre ère, Lei Zu (嫘祖), la femme bienveillante de l'Empereur Jaune (黄帝), buvait un jour de l'eau dans une forêt de mûriers. Tout à coup, un cocon de ver sauvage tombe dans son bol. En essayant de l'extraire, elle tire un fil dont elle ne voit pas la fin et se dit que celui-ci serait utile pour tisser des textiles. Elle décide d'élever des vers sauvages de ce type, et aurait donné ainsi naissance à la sériciculture en Chine.
À la suite de la mission commerciale de 1844, le délégué de l'industrie de la soie de France, Isidore Hedde, écrit dans son rapport au gouvernement français : « Il serait inutile d'insister sur ce fait connu et constaté par les autorités les plus anciennes : les Chinois ont les premiers compris le parti que l'on peut tirer de la production de la soie. C'est de la Chine que Tyr et l'Égypte recevaient, par la voie des caravanes, ces précieux tissus que les Romains payaient au poids de l'or. L'Occident a connu le fil de soie bien longtemps avant de posséder l'insecte qui le produisait. »
Les premières régions principales de sériciculture se concentrent au nord de la Chine. Par suite du changement climatique et des guerres incessantes, le centre séricicole se déplace graduellement vers le sud-est à partir du troisième siècle de notre ére.
La longue histoire séricicole chinoise conduit aussi à une accumulation abondante de techniques sur la production de la soie, laquelle atteint son apogée pendant les époques Ming et Qing.
Dès le 17e siècle, les éleveurs ont pu obtenir des cocons par hybridation et les préserver des maladies en éliminant celles qui étaient infectées. Pour la filature, ils réalisent aussi qu'il faut utiliser des combustibles secs afin que la soie ne se décolore pas,et qu'il faut filer les cocons avec l'eau limpide : l'eau de la fontaine est la meilleure, l'eau de rivière est inférieure, et l'eau du puits n'est pas propice. Au début du 19e siècle, les éleveurs ont aussi connaissance de l'influence de la température, de l'humidité et de l'eau sur la filature de la soie.
À la veille des guerres de l'opium, la sériciculture existe déjà dans presque toutes les provinces de l'Empire chinois, mais on estime que la production des soies et des étoffes du Zhejiang et du Jiangsu constituent 60 à 70% de la production totale. On estime que la quantité de production de la soie grège en Chine à la veille de la Guerre de l'opium est de 110.000 piculs, soit environ 6.600 tonnes.
À la fin du siècle, la production de soie grège aura doublé.(picul/an) (1 picul = 60 kg)
1840 | 1880 | 1898 | 1915-1917 | 1925 | 1926 | |
cocons / soies | cocons / soies | cocons / soies | cocons / soies | cocon / soies | cocons / soies | |
Zhejiang | 825.500 63.500 | 101.700 78.231 | 876.766 67.444 | 1.000.000 76.923 | 1.140.000 87.692 | |
Jiangsu | 275.200 21.169 | 350.000 26.923 | 266.745 20.519 | 350.000 26.923 | 545.000 41.923 | |
Guangdong | 576.100 44.315 | 717.000 55.154 | 768.300 59.100 | 1.000.000 76.923 | 1.057.400 81.338 | |
Sichuan | 205.800 15.831 | 317 000 23.385 | 640.000 49.231 | 600.000 46.154 | 468.000 36.000 | |
Hubei | 70.100 6.085 | 100.000 7.846 | 100.000 7.692 | 100.000 7.672 | 122.900 9.454 | |
Shandong | 24.100 1.854 | 45.000 3.462 | 70.000 5.385 | 60.000 4.615 | 110.000 8.462 | |
Anhui | 10.800 831 | 30.000 2.308 | 30.000 2.308 | 30.000 2.308 | 97.000 7.462 | |
Guangxi | -- | -- | 12.000 923 | 65.520 5.040 | 55.600 4.277 | |
Henan | 100.800 7.754 | 142.000 10.923 | 121.000 9.308 | 100.000 7.692 | 42.900 3.300 | |
Hunan | 6.500 500 | 11.250 865 | 16.000 1.231 | 20.000 1.538 | -- | |
Shanxi | -- | -- | -- | -- | 6.500 500 | |
Fujian | -- | -- | -- | -- | 3.900 300 | |
Autres | 17.100 1.315 | 99.000 7.615 | 79.500 6.115 | 70.000 5.385 | 13.000 1.000 | |
Total | 1.611.673 123.930 | 2.121.000 163.154 | 2.819.000 216.846 | 2.779.911 229.256 | 3.330.000 256.154 | 3.622.300 281.715 |
Après l'éffondrement du Royaume Taiping en 1864, la production de la sériciculture dans la région du Yangzi a été rapidement rétablie. Les services de la douane de Changhai font remarquer que « de nombreux nouveaux mûriers sont plantés depuis la restauration de la paix. La quantité de la production de la soie est actuellement considérable : elle atteint, sinon dépasse, déjà le niveau d'avant la rébellion. »
La Chine devient très vite le premier exportateur de soie grège et ce principalement par la suite de l'effondrement de la production européenne décimée par la maladie des vers à soie.
Évolution du taux d'exportation de l'industrie de la soie grège chinoise 1840-1915 (en piculs)
Années | 1840 | 1880 | 1898 | 1915 |
Production | 123.930 | 163.154 | 216.846 | 213.832 |
Exportation | 9.000 | 82.201 | 108.821 | 130.389 |
Consommation intérieure | 114.930 | 80.953 | 108.025 | 83.443 |
Taux d'exportation | 7.26% | 50.26% | 50.18% | 60.98% |
Et ce sont les « soyeux» lyonnais qui vont assurer la plus grande partie du commerce entre la France et la Chine. C’est ce que nous verrons dans un prochain article : Restez branchés...