La Gazette de Changhai : (24) La ligne de chemin de fer Pékin-Hankou (2)
Cet article fait partie de la collection de La Gazette de Changhai.
→ Voir la collection
rédigé par Charles Lagrange
En 1895 se conclut la guerre sino-japonaise par le traité humiliant de Shimonoseki par lequel la Chine se voit contrainte de céder au Japon l’ile de Formose (Taiwan) et les îles avoisinantes, la péninsule du Liaodong avec Port Arthur, octroyer l’indépendance à la Corée qui deviendra pour 40 ans un protectorat japonais, et payer une indemnité de guerre de 740 Millions de Taëls.
Le Contrat de construction de la ligne
Les finances de l’État sont donc peu brillantes et l’initiative de construire des chemins de fer dans le pays se voit contrainte d’intégrer un financement externe tout en essayant d’en garder le contrôle.

À la tête de la Compagnie Impériale des chemins de fer chinois créée le 20 octobre 1896, on nomme Sheng Xuanhuai, un proche de Li Hongzhang qui avait dirigé la China’s Merchant Steam Navigation company, première compagnie de navigation entièrement chinoise crée par Li Hongzhang en 1872, ainsi que le complexe sidérurgique et les mines de Hanyang. Sheng avait également été à l’origine de la création de la Beiyang University à Tianjin, et de l’Université Jiaotong de Shanghai, toutes deux restées parmi les plus prestigieuses universités de Chine.
Très vite, Sheng s’attèle au projet d’une ligne nord-sud reliant dans un premier temps la capitale à Hankou (l’actuelle Wuhan) sur le fleuve Yangzi, qui serait ensuite prolongée jusqu’à Canton dans le sud du pays.
Dès novembre 1896, Sheng fait réaliser par un ingénieur américain le premier tracé de la ligne entre Lougouxiao – situé sur la rivière Yongding à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Pékin – et Hankou, ville située à plus de 1300 km au sud de la capitale.

À Hankou, le vice-roi du Huguang (Hubei et Hunan), Zhang Zhidong, est chargé de superviser les opérations.
Le projet attire immédiatement toutes les puissances étrangères qui ont des intérêts en Chine et la première offre de financement de la ligne est faite par le sénateur Washburn, représentant de l’American China Development Company.
Les intentions de la Compagnie des chemins de fer chinois sont immédiatement rapportées aux oreilles du roi des Belges Léopold II par le Baron de Vinck, nommé ministre de Belgique à Pékin en octobre de la même année.

Léopold II confie ensuite à Emile Francqui la tâche d’ouvrir un consulat à Hankou et se charger de négocier avec les chinois une offre de financement de la ligne.
La neutralité, l’absence apparente de velléité de conquêtes de la Belgique et les liens tissés avec Cockerill dans le cadre de l’aciérie de Hanyang ont vite fait de convaincre Sheng que celle-ci serait un partenaire de choix.
Il n’a aucun problème pour en convaincre Li Hongzhang et sollicite Cockerill pour un prêt de 100 millions de Dollars avec comme garantie la société et le matériel de la ligne. De plus, il s’engage à leur acheter le matériel que les chinois ne peuvent fournir.
Le Baron de Vinck a fort à faire pour convaincre les financiers belges de lâcher une telle somme, mais leur intérêt est certain et au vu de l’ampleur du projet, ils ont l’idée de faire appel aux Français.
Les relations entre la France et la Belgique sont au beau fixe et du côté chinois, deux ans s’étaient écoulés depuis le différent franco-chinois sur l’Indochine.

Afin de ne pas détruire la confiance que les Chinois avaient placés dans la relation avec les Belges, et de ne pas éveiller l’hostilité des Anglais et des Allemands, l’intervention française dans le financement du projet se devait d’être discrète.
D’une part, Léopold II use de toute sa diplomatie en Europe, et d’autre part le Baron de Vinck approche Auguste Gérard, le ministre de France à Pékin qui montre tout de suite un intérêt pour le projet.
Ferdinand Baeyens, le gouverneur de la Société Générale de Belgique rencontre son homologue de la Banque de Paris et des Pays-Bas, mais la réunion n’aboutit qu’à une décision de revoir le tracé de la ligne et de discuter des conditions du prêt.
Entretemps, Emile Francqui organise des réunions d’information à la résidence de Hankou du vice-roi Zhang Zhidong. Dès le départ, il accepte les trois conditions posées par les Chinois, à savoir : offrir la même structure de prêt que les Américains, créer une société concessionnaire et permettre à la Chine de racheter la ligne après un certain temps.
En Belgique, Léopold II crée le 3 mars 1897 la « Société d’étude de chemins de fer en Chine », au capital de 330.000 Francs belges et dont la direction est confiée à Arnould Focquet. Les actionnaires sont la plupart des sociétés sidérurgiques belges comme Marcinelle, Couillet, Baume et Marpent, et françaises comme Le Creusot, la Compagnie Fives-Lille, et la Compagnie Française de matériel de chemin de fer. Le tout sous la houlette de la Société Générale de Belgique et de la Banque de Paris et des Pays-Bas.

Dès la création de la société, l’Ambassadeur de France décide de déléguer Paul Claudel pour assister Francqui dans les négociations. Paul Claudel était en poste à Changhai et se déplace donc pendant quelques mois à Hankou.
Sous la pression de Zhang Zhidong, Francqui et Claudel parviennent à faire venir les représentants de la Société d’Etude à Changhai. La délégation de quatre représentants y arrive le 17 avril.
Le Lieutenant belge de Borchgrave d’Alténa donne à la délégation un peu de panache ; il est flanqué de son compatriote Masy chargé de négocier les barèmes, de l’ingénieur italien Rizzardi dont la tâche est de réévaluer les coûts de la construction, et d’Orival, un Français représentant les intérêts de la Banque de Paris et des Pays Bas.
Après le départ de la délégation et face à la lenteur du processus décisionnel, Emile Francqui et Paul Claudel prennent sur eux de sceller l’accord préliminaire qui est signé le 27 mai.
Les représentants des sociétés étrangères réagissent immédiatement et se précipitent à Hankou afin d’essayer de changer le cours des choses.
Mais rien n’y fait car les Chinois ne peuvent pas faire marche arrière et Francqui et Claudel poursuivent les négociations en vue de sceller un accord définitif.
Les financiers belges et français tiennent en effet à renégocier le taux d’intérêt, le prix de l’émission ainsi que les garanties.
Ils envoient l’ingénieur belge Eugène Hubert pour épauler Francqui et Claudel dans leurs négociations avec Sheng à Changhai, tandis que le baron de Vinck intervient à Pékin.
Le point le plus délicat est d’obtenir la garantie de l’État chinois, ce qui est finalement accordé par le Zongli Yamen, l’équivalent du Ministère des affaires étrangères.
Les Chinois exigent que le chantier soit démarré au sud et au nord et que les travaux soient terminés dans les trois ans.

L’accord est soumis au Zongli Yamen le 13 Avril 1898 et signé à Changhai le 26 juin par Eugène Hubert au nom de la Société d’Etude et par Sheng pour la partie chinoise.
Le contrat d’emprunt et de construction (Loan & Construction Agreement) prévoit un prêt de 112,5 millions de francs représenté par 225.000 obligations de 500 Francs-or, à un intérêt de 5% par an, amortissable en 20 ans à partir de 1909. Les Chinois se réservent le droit de racheter la ligne à tout moment après le 1er septembre 1907. Le financement peut être confié à une banque étrangère moyennant une commission de ¼%.
Le contrat d’exploitation (Working Agreement), valable pour 40 ans ou jusqu’à l’amortissement du prêt, confie au concessionnaire le pouvoir d’organiser la construction et la gestion de la ligne, moyennant une rétribution de 20% des profits.
Le concessionnaire, s’il prend la direction des travaux, n’en reste pas moins au service de la Compagnie Impériale des chemins de fer chinois. Son directeur doit approuver tous les plans et les commandes, dont une partie doit être confiée aux aciéries de Hanyang.
De plus, le gouvernement chinois bénéficie d’une réduction de 50% sur les tarifs s’il devait faire transporter ses troupes en cas de guerre ou de troubles.
En contrepartie, toutes les transactions échappent aux droits de douanes et aux taxes internes.
La société concessionnaire essaye de négocier un droit de préférence pour la continuation de la ligne de Hankou à Canton, mais à l’exception d’une lettre signée par Sheng, ce droit ne sera jamais reconnu par l’État chinois.
Par l’intermédiaire de son Ministre à Pékin, Sir Claude Mc Donald, l’Angleterre fait pression sur le gouvernement chinois pour que le contrat ne soit pas ratifié par l’Empereur.
Fort contrit de voir les Français investis dans le projet, Sir McDonald obtient néanmoins la promesse des Chinois que les Russes, par l’intermédiaire de la Banque Russo-Chinoise, ne soient en rien impliqués dans le projet.
Li Hongzhang, le vice-roi du Zhili, voyant la menace d’autres interventions étrangères, fait accélérer les choses et l’accord est signé par l’Empereur le 11 novembre 1898.

Loin de baisser la garde, les Anglais obtiennent peu après, en compensation, des concessions sur cinq lignes ferroviaires (le Peking Syndicate, le Canton-Kowloon et les lignes du Hunan et du Shanxi) et l’assurance que Li Hongzhang quitte sa position dominante au Zongli Yamen.
La première émission de l’emprunt du projet de la ligne Pékin-Hankou date du 19 avril 1899 et est couverte près de deux fois !
Près des quatre cinquièmes du montant du prêt sont souscrits à la bourse de Paris, le solde à celle de Bruxelles.
Le contrat sécurisé, les travaux vont très vite démarrer. Mais pour les mener à bien, il fallait un homme d’exception, et c’est ainsi que la Société d’Etude engage Jean Jadot, un ingénieur belge de renom. Ce sera le sujet du troisième article.