La Gazette de Changhai : (25) La ligne de chemin de fer Pékin-Hankou (3)
rédigé par Charles Lagrange
La Compagnie Impériale des chemins de fer chinois avait reçu du gouvernement une somme de 13 millions de Taëls (l’équivalent de 220 millions d’Euros aujourd’hui) afin d’entamer tout de suite les travaux de la ligne.
Sheng confie à l’ingénieur anglais Claude Kinder, directeur de la Compagnie chinoise des chemins de fer du nord, la construction d’un premier tronçon de ligne reliant Lougouqiao à Baoding, d’une longueur de 145 Kilomètres. Dès la signature du contrat et en accord avec Kinder, il confie à la Société d’Etude de chemins de fer en Chine la tâche de commencer les travaux à partir de Hankou. La ligne porte alors le nom de Luhan (Lugouqiao-Hankou).
Le choix d’un homme
Pour réaliser ce projet pharaonique, il était vital de nommer un homme d’expérience qui avait non seulement les compétences techniques, mais également le vécu de travaux dans des pays d’outremer. C’est ainsi qu’Arnould Focquet, le directeur de la Société d’Étude, décide de confier la direction des travaux de la ligne à l’ingénieur Jean Jadot.
Jean Jadot naît à On-lez-Jemelle, dans le Luxembourg belge, le 28 janvier 1862. Il est l’aîné de six enfants. Après ses humanités au Collège de Carlsbourg, il sort ingénieur (« des Arts et Manufactures, du Génie Civil et des Mines ») à 20 ans et commence sa carrière aux chemins de fer de l’Amblève. Fort de quatre ans d’expérience, il est nommé Ingénieur provincial de la Province de Luxembourg et procède à l’étude de nombreuses lignes. En 1887, son père meurt et lui confie la responsabilité de sa famille, le plus jeune de ses frères, Octave, ayant 19 ans de moins que lui !
En 1898, il se trouve doublement à la croisée des chemins. Sur le plan professionnel, soucieux d’améliorer ses ressources pour le bien de sa famille, il a abandonné en 1894 sa vie de fonctionnaire pour diriger, pour le Groupe Empain, les travaux des tramways du Caire. Son énergie et sa rapidité d’exécution ont incité le Groupe Empain à lui confier la direction des travaux du chemin de fer de la Basse Egypte. À partir de l’automne 97 lui parvient une première proposition d’Arnould Focquet pour la Chine. Il finit par l’accepter le 26 juin 1898. Jean Jadot a alors 37 ans.
Il signe son contrat avec la Société d’Etude début octobre, engagé comme « Ingénieur contrôleur » avec mission de remplacer Eugène Hubert pour diriger les études, construire la ligne et éventuellement en diriger l’exploitation. Le 9 octobre, Jean et Maria s’embarquent à Marseille pour gagner la Chine en passant par l’Égypte et le canal de Suez.
L’arrivée de Jean Jadot en Chine
Jean Jadot débarque à Changhai avec sa jeune épouse le 22 décembre 1898. Dès son arrivée, il part à Hankou et le 9 janvier 1899, il prend sa fonction et relève Eugène Hubert qui quitte la Chine en mars.
Eugène Hubert, le signataire du contrat, avait établi ses quartiers à Hankou et était secondé par trois ingénieurs belges envoyés par la Société d’Etude en septembre 1898.
Jean Jadot réalise très vite qu’il est de son intérêt de résider à Changhai où Sheng séjourne 10 mois par an, et ce afin d’accélérer le processus décisionnel et éviter les intrigues et les interactions des concurrents. Il doit négocier avec la Société d’Étude pendant des mois afin qu’ils se rangent à ses arguments. Des intrigues, il y en a très vite car les actionnaires français n’avaient de cesse d’essayer d’imposer une direction française au projet et tentaient de discréditer la nouvelle direction.
Jean Jadot parvient à calmer les esprits en nommant l’ingénieur français Georges Bouillard, un Centralien, pour la direction de la future exploitation avec la responsabilité du suivi des travaux du nord, le tout sous son autorité directe.
Les Chinois sont en effet particulièrement soucieux de ne pas avoir trop de Français dans l’équipe, à l’instar de l’avis qu’avait exprimé Li Hongzhang avant la signature du contrat. En effet, la France, à l’égal de l’Angleterre, était pour lui une nation par trop susceptible d’exiger des avantages commerciaux et territoriaux. Or l’équipe se compose de 22 Français contre 17 Belges, et Jean Jadot en appelle à la Société d’Étude pour qu’elle envoie plus de belges et notamment des ingénieurs qui ne sont qu’au nombre de 2 face à 13 Français.
À l’arrivée de Jadot, l’état des travaux est le suivant : au nord, la ligne de 130 kilomètres entre Lugouqiao et Baoding est pratiquement terminée, et au sud seuls quelques travaux de préparation ont été entrepris.
De plus, la situation financière locale est catastrophique, Hubert ayant omis d’appeler des fonds pour le démarrage de la section sud. Il en résulte d’ailleurs une grève des 5000 ouvriers chinois travaillant sur le chantier.
Pour couronner le tout, des Français, incités par un Belge mais appuyés par leur consul en poste à Hankou, avaient vendus au projet des terrains acquis frauduleusement.
Jadot doit donc repartir à zéro afin de remettre les choses en bon ordre.
Il réorganise les travaux dans le sud, intervient auprès d’Auguste Gérard, Ministre de France à Pékin, afin que soient jugés les promoteurs français et que soit limogé le consul. Le Ministre promet sa coopération et incite le baron de Vinck à poursuivre le Belge qui avait été à l’origine de la fraude.
À la fin de l’été, les travaux commencent sur le tronçon nord à partir de Baoding et le 1er octobre, la Société d’Étude prend officiellement possession du tronçon Lugouxiao-Baoding.
Pendant les premiers mois, Jadot entreprend de construire des ateliers et deux bases opérationnelles : celle du nord à Changxindian, à un kilomètre au sud de Lougouqiao, et celle du sud à Hankou.
C’est alors qu’éclate la révolte des Boxers.
Troubles sur la ligne
Dès le mois de mai 1900, les premières agressions de chrétiens et d’étrangers se produisent dans la province de Hebei.
À ce moment-là, la situation du chantier est la suivante : au nord, 184 kilomètres de ligne ont été construits et sont déjà en exploitation, 50 autres sont en cours de construction.
Au sud, les progrès sont plus lents et l’achèvement de la section Hankou-Xinyang, soit environ 220 kilomètres, est prévu d’être terminée au printemps 1902.
Début mai, les agents et leurs familles basées à Fengtai, au sud de Pékin, se voient encerclés par un groupe de fanatiques. Le suisse Auguste Chamot, directeur de l’Hôtel de Pékin situé dans le Quartier des Légations, dirige une colonne de secours et parvient à évacuer les 13 ingénieurs, les 9 femmes et 4 enfants belges vers Pékin.
Le 27 mai, une troupe de Boxers attaque la ligne et démolit les voies à Zhuozhou, à une soixantaine de kilomètres au sud de Pékin, puis elle assiège la base de Changxindian où se sont réfugiés les agents. Le 29, ceux-ci sont libérés par des réguliers chinois et les 41 européens partent en train jusqu’à Baoding, puis par bateau jusqu’à Tianjin qui est en passe de se faire encercler par les Boxers et une partie des troupes régulières. Toute l’équipe rejoint le port de Tanggu et s’embarque pour le Japon. Sur le trajet ils perdront quatre des leurs, sauvagement assassinés par la furie meurtrière des Boxers.
Dans le secteur sud, la situation est calme. Le vice-roi Zhang Zhidong ne suit pas les mutins et assure les représentants diplomatiques présents à Hankou qu’ils n’ont rien à redouter dans sa province.
Par précaution, Jean Jadot fait rapatrier les 52 agents européens du tronçon sud sur Hankou, qu’ils atteignent le 26 juillet. À ce moment, tous les travaux sont interrompus, tant au nord qu’au sud.
Dès l’accalmie de la situation fin août, des agents de la Société d’Étude visitent les chantiers afin d’en estimer les dégâts, les réparer et reprendre les travaux.
Mais priorité est donnée par les forces alliées d’occupation à la réparation et au rééquipement de la ligne Tianjin-Pékin pour acheminer des troupes et assurer la sécurité des diplomates postés dans la capitale. Une partie de l’équipement de la ligne « Luhan » (Lugouqiao-Hankou) est réquisitionnée, ce qui retarde la remise en exploitation de la ligne réparée.
La Société d’Etude essaye en vain de pouvoir relier la « Luhan » à Pékin. Elle rencontre l’opposition du gouvernement, mais aussi celle des Anglais qui possèdent des intérêts dans la Compagnie des chemins de fer du nord. Celle-ci possède le dernier tronçon de la ligne Tianjin-Pékin, entre Fengtai (à quelques kilomètres à l’est de Lugouqiao), et la gare de Pékin, située au sud-est de la porte de Qianmen.
La Société d’Étude s’adresse dès lors au commandement des troupes d’occupation, qui l’autorise à percer la muraille pour faire entrer la ligne directement dans la ville.
Le génie militaire français, conseillé par Georges Bouillard, perce la muraille et fin janvier 1901, le terminus de la ligne est aménagé au sud-ouest de la porte de Qianmen.
La ligne portera désormais le nom de « Pehan » (Pékin-Hankou) et en février 1901, le trafic reprend sur toute la section nord sur 227 kilomètres.
Les travaux vont enfin continuer, tant au sud qu’au nord du tracé. Jean Jadot vivra deux événements marquants, le retour de l’Impératrice Douairière à Pékin dans « son » train et la construction du pont sur le Fleuve Jaune. Ce seront les sujets du quatrième article.