La Gazette de Changhai : (26) La ligne de chemin de fer Pékin-Hankou (4)

De Histoire de Chine

rédigé par Charles Lagrange

Une fois les troubles de la mutinerie des Boxers terminés, les travaux de la ligne peuvent reprendre, à la fois au sud comme au nord. Cependant, les dégâts ont été considérables et Jean Jadot se voit confier la tâche d’évaluer le coût et inscrire celui-ci dans les « indemnités Boxers » que réclament la France et la Belgique pour compenser leurs pertes.

Les indemnités financières suite aux destructions des Boxers

Télégramme de Jean Jadot relative aux indemnités Boxer

Après la victoire des forces alliées sur les Boxers et les unités de l’armée qui les avaient aidé, le temps est aux comptes…

La négociation sur les dommages de guerre s’achève en août 1901 par un accord scellé le 7 septembre entre la Chine et les puissances alliées, qui place le montant de l’indemnité à 450 millions de Taëls, soit environ 335 millions de dollars-or (7,8 milliards d’euros d’aujourd’hui). Cette indemnité est à payer par annuités avec 4% d’intérêt par an et ce pendant 39 ans, et elle se présente sous la forme d’obligations garanties par les recettes des douanes et de la gabelle.

Or la Société d’Etude doit trouver les ressources pour réparer les dommages et remplacer l’équipement détruit. Un payement annuel ne l’arrange donc pas.

Jean Jadot estime les dommages et arrive au montant de 7,4 millions de Taëls (128 million d’euros d’aujourd’hui), ainsi qu’un reliquat de 7,2 millions de Taëls promis par l’administration et jamais payés à la Compagnie Impériale des chemins de fer chinois, ceci afin de l’intégrer dans les indemnités réclamées par la Belgique et la France.

L’intégrité de Jean Jadot dans le calcul des indemnités s’est avérée être irréprochable et son attitude est louée par Sheng.

Le voyage de l’Impératrice douairière

Itinéraire de l’Impératrice Douairière après sa fuite de Pékin

Dans le courant de l’année 1901, Li Hongzhang fait demander à Jean Jadot d’organiser le retour de l’Impératrice douairière Cixi et sa cour par le train à partir de Zhengding, à plus de 100 kilomètres au sud de Baoding.  

Comme la ligne n’y est pas encore arrivée, il faut donc travailler d’arrache-pied afin de l’achever. D’autre part, Sheng demande à Jadot de supporter les frais de ce retour, or ceux-ci semblent exorbitants, la suite comprenant 400 cuisiniers, 500 eunuques accompagnés chacun d’un domestique au moins, et à cela s’ajoutent les princes, les ministres, les fonctionnaires, etc.

Cixi et une partie de sa suite

La cour exige que l’impératrice douairière pénètre dans Pékin par le sud afin de longer le Temple du Ciel et arriver à la porte de Qianmen. Ce faisant, elle allait en effet emprunter l’axe nord sud, voie « sacrée » de Pékin. Cela signifie pour Jean Jadot que le convoi doit emprunter une section de voie de la Compagnie des chemins de fer du Nord opérée par les Anglais. Voulant conserver la conduite du convoi jusqu’au bout, il discute âprement avec eux mais doit finalement laisser ceux-ci manoeuvrer le train sur le dernier tronçon de la ligne.

Porte Hatamen et la ligne de chemin de fer

Malgré tous ces obstacles, il réussit en janvier 1902 à organiser le transport sur les 250 kilomètres de la ligne.

Il y rencontre à cette occasion l’Impératrice Douairière qui se montre ravie de son voyage et Jadot sera décoré de la dignité de mandarin de 2e degré, 3e classe. À l’occasion de la cérémonie de remise des décorations, il rencontre tous les personnages importants du régime, dont Yuan Shi Kai, successeur de Li Hongzhang à la vice-royauté du Hebei. Dix ans plus tard celui-ci deviendra le personnage le plus important de la première république.    

Wagon de l’Impératrice Douairière
Arrivée de l’Impératrice Douairière à la Cité Interdite

L’achèvement de la ligne

À la fin de l’année 1901, 148 kilomètres de ligne sont enfin exploités dans le secteur sud.

Au kilomètre 155 à partir de Hankou, le chantier rencontre la ligne de partage des eaux entre la vallée du Yangzi (Fleuve Bleu) et celle du Huang He (Fleuve Jaune). Une crête rocheuse doit être franchie par un tunnel de 350 mètres et des tranchées sur 20 kilomètres.

En Aout 1902, le chantier atteint enfin Xinyang, à 218 kilomètres de Hankou.

Travaux de creusement d’un tunnel dans le tronçon sud

Deux ans plus tard, les trains roulent jusqu’à Zhumadian, à 313 kilomètres de Hankou où une gare de formation est construite. En effet, à partir de ce point, les trains venant de Pékin, qui avaient essentiellement roulé sur un relief plat, nécessitent un renfort de traction pour franchir le tronçon sud.

Le Fleuve Jaune est atteint le 4 janvier 1905, à 550 kilomètres de Hankou et cet événement fait l’objet d’une communication de Jean Jadot au gouvernement belge.

Tronçon sud terminé jusqu’au Fleuve Jaune

La traversée du Fleuve Jaune

Le Fleuve Jaune, ou Huang He, est le deuxième fleuve le plus long de Chine après le Yangzi ou Fleuve Bleu. Il prend sa source dans la province du Qinghai et se développe sur 5464 kilomètres. Il traverse le plateau tibétain, passe par les villes de Lanzhou (Gansu), remonte vers le nord et fait une boucle sur le plateau désertique de l’Ordos (Mongolie Intérieure), traverse ensuite les villes de Kaifeng, Wuhai, Baotou et Jinan pour finalement se jeter dans la baie de Bohai qui donne accès à la Mer Jaune.

Le Fleuve Jaune

Au cours des siècles, il a maintes fois changé de cours et on estime qu’en 2000 ans, il a changé de parcours à 9 reprises, le dernier s’étant produit en 1851, suite à quoi son embouchure s’est retrouvée à 500 kilomètres de la précédente.

Le choix de l’emplacement du pont est donc d’une importance cruciale.

Le lit du fleuve est constitué d’un sable meuble sur une épaisseur de 16 mètres, empêchant de trouver un socle sur lequel ancrer les piles du pont.

Enfin, la largeur du fleuve exige un ouvrage de 3000 mètres alors que les plus longs ponts construits jusqu’à cette époque sont le Forth Bridge en Ecosse d’une longueur de 1500 mètres, et le pont de Moerdijk en Hollande qui se développe sur 1400 mètres.

Le défi est donc de taille pour Jean Jadot et Joseph Clavier, l’ingénieur responsable de cette section de la ligne, et c’est dans la solution trouvée des « pieux à vis » que s’exprime sans nul doute tout le génie créateur de son équipe.

Construction des piliers du pont sur le Fleuve Jaune

Un total de 11000 tonnes d’acier sont utilisés pour la construction des piles et du tablier du pont, acier fournis pour moitié par la sidérurgie française, pour moitié par les Belges, au travers de la société John Cockerill qui fournit en plus 4400 tonnes de rails et de l’équipement pour le pont. De même, la société française Schneider reçoit la commande de 7 travées sur les 102 que comporte le pont.

Construction du tronçon sud du pont

La construction démarre en décembre 1903 et s’achève en août 1905.

Le pont se développe sur 50 travées de 31 mètres et 52 travées de 21 mètres, sur une longueur totale de 3010 mètres.

Les travées de 21 mètres reposent sur des piliers de 4 tubes, réunis par des caissons métalliques formant plate-forme. Celles de 31 mètres reposent sur des piliers de 6 tubes.

Ces tubes se prolongent par des pieux à vis en acier moulé conçus et fabriqué à dessein, de 30 centimètres de diamètre, de 25 mètres de long, soudés par sections de 2 mètres, enfoncés à une grande profondeur sous l’étiage du fleuve.

Chaque structure repose sur 4, 6, 8 ou 10 pieux, et est assemblée et étançonnée sur place. Autour de chaque structure, afin d’éviter l’effet de l’érosion dû au fleuve et pour éviter que les rochers ne s’enfoncent dans le fond sableux, les constructeurs adoptent une combinaison astucieuse de rochers et de stères de bois liés ensemble par des câbles en acier. Un renfort de pieux de bois est enfoncé en amont des piles pour les protéger en cas de collision avec un bateau.

Pieu à vis

Le tablier du pont se trouve perché à 6 mètres au-dessus du niveau haut des eaux.

Ce pont – probablement la plus grande application mondiale de pieux à vis – a été adopté en 1906 comme pont provisoire, garanti 20 ans, mais il restera en service jusqu’en 1958, au prix d’une constante correction des affouillements provoqués par les forts courants du fleuve.  

Pont achevé sur le Fleuve Jaune


Epilogue

En septembre 1905, la construction de la ligne est terminée. Son exploitation commerciale peut désormais s’organiser sur toute sa longueur. La ligne se déploie sur 1214 kilomètres, dont 981 sont exploités directement par la Société d’Étude. Le coût total de la réalisation du Pékin-Hankou s’élève à 125 millions de francs-or (4,4 milliards d’euros).

La direction de la Compagnie impériale des chemins de fer chinois, deux administrateurs de la Société d’Étude, un représentant du ministère des Affaires étrangères belge et les secrétaires des légations étrangères s’embarquent à Pékin le 12 novembre 1905 pour un voyage inaugural vers le sud. Le 13, le convoi traverse le fleuve Jaune, où un train en provenance de Hankou le rejoint. Arrivés le 15 novembre à Hankou, les invités de cette inauguration sont conviés à un banquet où les rejoignent les ambassadeurs de France et de Belgique, le directeur de la Société d’Étude, Arnould Focquet, ainsi que des gouverneurs locaux.

En plus d’avoir à résoudre de nombreux défis techniques, l’entreprise de construction de la ligne s’est trouvée confrontée à des événements politiques dramatiques et à des problèmes de financement des surcouts. C’est donc grâce aux talents d’ingénieur, de négociateur et de gestionnaire avisé de Jean Jadot que ce projet pharaonique a pu être entrepris avec succès.

La Chine, la Belgique et la France lui seront reconnaissantes pour cette prouesse en le décorant et en louant son professionnalisme. Le gouvernement chinois lui a conféré à son départ le titre – rare pour un étranger – de mandarin de l’Empire de 2e classe, le même grade que Sheng et Tong à l’époque.

La ligne se trouve très rentable dès le départ, aussi le gouvernement chinois décide de la racheter à la Société d’Étude par un prêt contracté auprès de la Hong Kong & Shanghai Bank. Le 1er Janvier 1909, la ligne passe sous contrôle direct des chinois.

Ceci clôture la série des articles sur le grand projet franco-belge de la ligne Pékin Hankou.

Nous nous pencherons sur les événements dramatiques de la fin du siècle qui, quoiqu’en épargnant Changhai, auront des conséquences importantes sur la suite des événements. Restez branchés….