La Gazette de Changhai : (33) Le fleuron des réalisations industrielles de la concession française : le tramway
Cet article fait partie de la collection de La Gazette de Changhai. → Voir la collection
rédigé par Charles Lagrange
Dès 1898, l’activité commerciale du port de Changhai et le développement de son industrie amènent les autorités des deux concessions à concevoir un système de transport moderne. Ce projet mettra plus de dix ans à mûrir. C’est en 1908 que circulent pour la première fois les voitures du tramway de Changhai et ce, sur les deux concessions et dans la ville chinoise. Trois sociétés d’exploitation avaient été créées et le grand succès de ce moyen de transport perdurera jusqu’au milieu des années 70, plus de 30 ans après la fin du régime des concessions, époque à laquelle il a été totalement remplacé par un service de trolleybus.
La création d’un système de transport urbain : une initiative prise en commun par les deux concessions
C’est le 17 octobre 1898 que la décision est prise par le Shanghai Municipal Council de doter la Concession Internationale d’un système de transport moderne, à savoir un réseau de tramway sur rails.
Dès la décision prise, le conseil en informe ses collègues français et les deux municipalités décident de lancer un appel d’offre en commun.
Un peu moins d’un an plus tard, les offres reçues sont évaluées lors d’une réunion conjointe des deux conseils, sur base des rapports de Messieurs Maynes, ingénieur en charge des travaux publics de la SMC et Camus, ingénieur principal de la municipalité française.
Six sociétés avaient remis offre : une allemande, deux françaises, une anglaise, une franco-britannique et une belge.
C’est l’offre du Shanghai Tramway Syndicate, une société franco-britannique représentée par Messieurs Pierre et Bernard Durand, qui est initialement retenue.
Le montant des travaux s’élève à 300 000 Livres Sterling pour la seule Concession Internationale et ce, pour un réseau de 24 miles de long. La société fait en outre bénéficier les municipalités française et chinoise des mêmes conditions pour l’extension du réseau sur leurs territoires respectifs.
La concession de la ligne est de 50 ans avec une possibilité pour les municipalités de racheter toutes les installations après 15 ans.
Une redevance fixe de 50 000 Dollars Mexicains serait payée la première année, incrémentée de 1000 Dollars chaque année. De plus, un pourcentage des recettes brutes serait concédé, sur une échelle proportionnelle au chiffre d’affaire et ce jusqu’à une commission maximale de 40% si les recettes dépassaient 50.000 Dollars par an. La centrale électrique, les rails et le matériel roulant devaient être principalement acheminés de France et les travaux devaient prendre 18 mois.
Les budgets à engager par les municipalités font l’objet de débats houleux de part et d’autre du Yang King Pang. Les conseillers municipaux considèrent en effet ces dépenses comme excessives par rapport à leur finalité.
À force de conviction et de renégociation des offres, la décision est finalement prise en 1906 et la construction des lignes peut commencer.
La mise en service des lignes
Le 15 mars 1908 est inauguré le tracé de la Concession Internationale : Sept lignes sont construites et un total de 216 trams y circulent. Une des lignes principales relie la gare du nord de Chapei (Zhabei) à la Concession Française, une autre longe la rue de Nankin et se poursuivra dans Bubbling Well road (Nanjing Xi lu), une troisième remonte le Bund, traverse le Garden Bridge, et passe dans Broadway pour ensuite longer le fleuve vers l’est.
En mai 1908, son prolongement dans la Concession Française est enfin mis en service : Trois lignes sur un total 25 kilomètres, avec 60 trams qui y circulent.
Une première ligne longe le Bund français depuis le poste de police de l’est (Dong men lu), emprunte la rue du Consulat (Jinling lu), puis ce qui s’appelait à l’époque l’avenue Paul Brunat (et qui deviendra le boulevard Joffre juste après la victoire de 1918) (Huai Hai dong/zhong lu). Cette ligne sera prolongée pour longer ce qui deviendra l’avenue Pétain (Henshan lu) jusqu’à la mission de Zi Ka Wei (Xujiahui).
Une autre ligne part vers le pont Sainte Catherine (croisement Zhizaoju/Xujiahui lu), aux confins sud-est de la Concession, puis longe la rue de Zi Ka Wei (Xujiahui lu) pour arriver jusqu'à la mission jésuite.
Une autre enfin descend l’avenue Dubail (Chongqing lu) jusqu’au dépôt principal et la centrale électrique qui se trouve au croisement de Dubail et de la route de Zi Ka Wei, aux confins sud de la Concession.
En août 1913 enfin sera inauguré le réseau dans la ville chinoise, soit 23,5 km de lignes et un total de 52 trams et qui prolongera les deux autres réseaux vers Nantao ainsi qu’à l’ouest de la Concession Internationale.
Toutes les lignes construites sont des lignes à voies étroites, car le tracé des rues de Changhai ne permettait pas autre chose.
Les réseaux de tramway se prolongeront de part et d’autre du Yang King Pang, encore que les dorsales principales aient été conçues dès le début.
Afin d’étendre le réseau sans avoir à placer de rails, un service de trolleybus sera inauguré en 1915.
Le fonctionnement et l’organisation des sociétés d’exploitation
Trois sociétés d’exploitation sont créées.
Du côté français, la Compagnie française des tramways et de l’éclairage électrique (CFTEE)[1], qui deviendra quelques années plus tard la Compagnie française des tramways, de l’eau et d’électricité, créé en 1905 avec un capital de 375 millions de Francs et qui s’avèrera être le plus gros employeur de la Concession pendant des décennies.
Du coté Concession Internationale, la Shanghai Tramway Company (STC) qui au départ était une JV avec des capitaux chinois mais qui est entièrement reprise par les Anglais dès 1912.
Et du côté chinois enfin, se créé la Chinese Tramway Company (CTC).
Malgré leurs actionnariats différents, les trois sœurs opèrent de manière très similaire.
Chaque société est composée d’un département mécanique (jiwu bu), et un département trafic (chewu bu). Le personnel est entièrement masculin et le personnel de maîtrise avait été éduqué dans les écoles religieuses des concessions (catholique du côté français et protestant du côté international).
Ces deux départements opèrent cependant de manière tout à fait différente :
Les conducteurs du département trafic sont essentiellement des hommes recrutés dans les provinces du nord : Jiangsu, Hebei, Shandong. Ils sont fort isolés du reste des travailleurs et se trouvent souvent en conflit avec les inspecteurs qui prélèvent quelquefois les recettes pour leur propre compte…
Le personnel ouvrier du département mécanique vient quant à lui de Changhai ou de Ningbo. Ils travaillent tous aux dépôts et sont en général plus qualifiés, donc mieux payés.
Cependant leur promiscuité en fera un vivier pour le syndicalisme naissant.
Le creuset des mouvements sociaux
Alors que les conflits sociaux apparaitront dès 1918 dans les sociétés de tramways de la Concession Internationale et de la ville chinoise, la CFTEE quant à elle sera plutôt épargnée jusque-là.
A partir de 1923, le parti communiste y placera un conducteur en observation et en janvier 1926, entrera dans la compagnie Yu Maohuai, un activiste communiste aguerri qui avait fait ses écoles à la Nanyang Tobacco Company[2].
Il réussira à endoctriner un jeune mécanicien du nom de Xu Amei qui pour des raisons familiales avait une rancoeur personnelle contre la direction. En décembre 1926, Xu organisera la cellule du parti à la CFTEE et sera l’organisateur des piquets de grève qui paralyseront l’activité pendant le premier trimestre de 1927, à l’instar du mouvement ouvrier dans tout Changhai et dont nous reparlerons amplement.
Après la grande répression d’avril 1927, le syndicat sera noyauté par Du Yuesheng, patron de la pègre Changhaienne – dont nous reparleront aussi amplement.
Xu Amei sera renvoyé du PCC mais il n’en mènera pas moins toutes les grèves jusqu’en 1931, date à laquelle il sera emprisonné et le restera pendant six ans.
En 1939 il sera finalement assassiné par les hommes de main de Wang Jingwei.
Après la libération de 1945, le PCC reprendra le contrôle du syndicat et les actions sociales reprendront de plus belle, à tel point qu’au printemps de 1947, ils réussiront à mobiliser les 2400 employés de la compagnie pour une protestation contre la vie chère.
1948 verra l’arrestation de nombreux syndicalistes de la CFTEE, mais juste avant l’arrivée des troupes communistes dans Changhai en avril 1949, les ouvriers organiseront des piquets de grèves afin d’éviter que le matériel ne soit transféré à Taiwan.
La CFTEE verra ses avoirs, estimés à dix milliards de francs, confisqués par le nouveau régime. Les onze familles de cadres français quitteront progressivement et M. Ducrest, dernier Directeur Général de la société, quittera la Chine en novembre 1953.
La CFTEE a été le fleuron des réalisations industrielles de la Concession Française, mais également un des creusets des grands mouvements ouvriers qui ont déstabilisé la ville de Changhai pendant des décennies.