La Gazette de Changhai : (44) Changhai la juive, Changhai la russe (2)
Cet article fait partie de la collection de La Gazette de Changhai.
→ Voir la collection
Rédigé par Charles Lagrange
La révolution russe, démarrée à l’ouest, s’étend vers les marches de l’Est. A l’été 1919, les Bolcheviques consolident leurs positions en Sibérie. Les troupes russes blanches, soutenues au début par les Japonais, résistent jusqu’en octobre 1922. Des flottilles de bateaux débarquent alors à Wusong pleins à ras bord de réfugiés. Les derniers arrivés sont les troupes du général Glebov, armés jusqu’aux dents. Dans le courant des années 20, d’autres réfugiés entrés par l’Ouest de la Chine les rejoignent, victimes des campagnes de collectivisation forcées. Ce flot de réfugiés fait passer la population russe de Shanghai d’à peine 800 en 1917 à plus de 13000 âmes en 1929.
Des combats d’arrière garde

Les troupes révolutionnaires russes mettent plusieurs années à contrôler tout le territoire. Si à l’Ouest les troupes du général de Wrangel avaient quitté Odessa en 1920, à l’Est les troupes cosaques résistent âprement à l’avancée des bolcheviques.
Avec l’Armée Rouge aux trousses, les survivants de l’Armée russe blanche dirigée par l’Amiral Koltchak, soit 30000 soldats et leurs familles, avec une partie de leurs biens, tentent de s’échapper vers le Sud à travers la surface gelée du lac Baikal. Les corps de beaucoup d’entre eux sont restés gelés sur le lac dans une sorte de tableau macabre tout au long de l’hiver de 1919-1920. Avec l’arrivée du printemps, les cadavres gelés et tous leurs biens disparaissent dans les profondeurs du lac. Une autre partie de l’armée et des centaines de milliers de civils ont continué à marcher vers l’Est le long du chemin de fer transsibérien, au cours de cet hiver sibérien essayant de rejoindre Vladivostok .

Les cosaques sont dirigés par l’Ataman Grigori Mikhaïlovitch Semenov qui s’était désolidarisé de l’amiral dès 1919. Ses troupes sont soutenues par les Japonais qui voyaient d’un très mauvais œil arriver un nouveau pouvoir dans leur sphère d’influence.
En effet, depuis 1902 la Mandchourie est dirigée de fait par le général russe Dimitri Leonidovitch Horvath, directeur du chemin de fer trans-mandchourien, et avec qui ils gardaient de bonnes relations. De plus, ce qui restait de la flotte russe du Pacifique, commandée par le vice-amiral Oskar Starck, était sous surveillance….
Entouré d’un ramassis de soldats de fortune, Semenov et son « Détachement spécial mandchou » se fait surtout connaître par les atrocités commises le long du Transsibérien oriental et de la ligne des Chemins de fer de Chine orientale, entre son fief de Tchita et la ville mandchoue de Harbin.

En théorie au service des armées blanches, Semenov sert surtout ses intérêts personnels et ceux de l'expansionnisme japonais en Asie du Nord sans le patronage duquel il n'aurait ni duré si longtemps ni laissé une empreinte si significative dans l'histoire de la guerre civile russe. Semenov essayer d’émigrer en Europe mais reviendra finalement en Mandchourie où il réside à Dairen (Dalian) et se mettra au service de gouvernement fantoche. Il sera capturé et exécuté par les Russes en août 1946.
Au début de 1920, le gouvernement impérial de Khabarov tombe finalement aux mains des Bolcheviques. Le général Fedor Lvovich Glebov, ayant succédé à l’Ataman Semenov, mène de nombreuses contre-attaques en se repliant sur Vladivostok.
Le 22 octobre 1922, le vice-amiral Starck embarque plus de 9000 réfugiés dans les 30 navires qui restent au port, et se dirige vers le port de Wonsan en Corée où il arrive après 7 jours de traversée et en ayant essuyé une tempête en route.

18 bateaux et les trois-quarts des réfugiés restent en Corée aux bons soins de la Croix Rouge.
Starck quitte Wonson et arrive à la passe de Wusong avec 10 navires et plus de 3000 réfugiés. Les autorités chinoises lui donnent l’ordre de quitter les eaux territoriales dans les 48 heures.
Il débarque alors son flot de réfugiés à Changhai et navigue jusqu’à Manille où il vend tous les navires afin de récolter des fonds pour soutenir ceux qu’il avait débarqué en Chine. Les pavillons aux armes de l’empereur sont amenés en rade de Manille le 15 janvier 1923.
Les troupes russes débarquent à Changhai

Face à un tel flot de réfugiés, la Société des Nations émet les fameux « passeports Nansen », viatiques leur permettant dans leurs errances de garder une certaine identité.
Créé en juillet 1922 par Fridtjof Nansen, premier commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, le passeport Nansen a été le premier instrument juridique utilisé dans le cadre de la protection internationale des réfugiés.
L'« Office Nansen » a délivré des passeports aux Russes blancs, anciens aristocrates, bourgeois, marchands, koulaks, intellectuels, indépendantistes ukrainiens, anarchistes, tous indistinctement classés comme « éléments contre-révolutionnaires » et devenu de ce fait apatrides par le décret soviétique du 15 décembre 1921 qui a révoqué la nationalité de tous les émigrés.
À Changhai, dès 1920, une « Russian Aid Society » est mise sur pied aux fins d’accueillir et subvenir aux besoins les plus élémentaires de ce flot de réfugiés.
C’est l’ancien siège de l’éditeur Kelly & Walsh qui sert d’asile à tous ces réfugiés.

L’ancien Consul Général de Russie à Changhai, Vladimir Fedorovitch Grosse, président de la Russian Aid society, a beaucoup de difficultés à négocier avec les autorités chinoises l’accès des réfugiés à Changhai. Mais une autre tâche encore plus difficile l’attendait.
En effet, en septembre 1924 arrive à Changhai le général Glebov, accompagné de 1000 cosaques armés jusqu’aux dents, le tout dans trois navires dont les cales regorgent d’armes, de munitions, de grenades et de bombes…

Glebov refuse de se faire désarmer car il avait tout de suite réalisé que celles-ci constituaient une source de revenu importante, ainsi d’ailleurs qu’un atout dans les négociations avec les autorités municipales de Changhai.
Alors que les Russes se trouvent confinés sur leurs bateaux amarrés au quai de quarantaine du port de Changhai, la Chine avait entretemps reconnu le gouvernement bolchevique de Moscou, rendant ainsi les clefs du consulat de Russie au nouveau régime et privant de ce fait tous les réfugiés de nationalité.
Le général Glebov envoie immédiatement un détachement pour prendre le contrôle du consulat, situé au nord du Garden Bridge sur le Soochow creek (Suzhou river), qui avait été construit en 1916.
Le Shanghai Municipal Council envoie une unité des Shanghai Volunteers et on en vient presque au conflit armé…
Entretemps, un autre bateau arrive à Changhai avec plus de 700 cadets de la Marine Impériale.
Les négociations durent des mois, et après avoir vendu tout ce qu’ils pouvaient, les débris de l’armée impériale sont finalement autorisés à débarquer et rejoignent le flot de leurs compatriotes réfugiés.
Nombreux d’entre eux se mettent au service des seigneurs de la guerre, potentats locaux qui vont sévir pendant toute cette période et dont nous reparlerons.
Le général Glebov est resté à Shanghai et est devenu le pilier de la communauté russe blanche de la ville.
La même année affluent des milliers d’autres réfugiés chassés par les campagnes de collectivisation forcées en Russie. Ils entrent par la province du Xinjiang et arrivent en caravanes à Changhai.
L’année suivante, les autorités chinoises reconnaissent le contrôle des autorités russes sur le Chinese Eastern Railway en Mandchourie.
Tous les employés russes blancs sont chassés et arrivent à Changhai, mais cette entrée a été pour le moins discrète car l’agitation sociale fait alors la une des journaux…
En effet, l’arrivée massive des Russes à Changhai correspondait au boom économique de la ville, mais aussi aux premiers désordres sociaux liés à ce développement trop rapide, dont des communistes allumèrent les premiers feux. Mais de cela nous parlerons dans un prochain article…