La résistance passive du Consul Reynaud
rédigé par Francois Dremeaux
En 1940, le ralliement à la France Libre de de Gaulle est loin d’être une évidence pour tous. Louis Reynaud, consul de France à Hong Kong est enthousiaste après l’appel du Général, mais doit rapidement faire face à sa hiérarchie. Avec la débâcle, les camps s’affichent clairement et le Consul, âgé et aux pouvoirs limités, se retrouve isolé.
Louis Reynaud est arrivé en Chine comme élève interprète du ministère des Affaires Etrangères en 1907. Anglophile et sinophile, il est nommé à Hong Kong en 1938. Dans sa correspondance officielle, c’est moins l’attachement administratif qui ressort qu’une véritable passion pour la colonie britannique.
Alors que la France plie sous le joug allemand, il répond positivement à l’appel du 18 juin 1940 : « Groupée autour de moi, la colonie française de Hong Kong s’indigne contre toute idée d’armistice et de paix séparée et se révolte à la pensée d’une telle trahison vis-à-vis de nos alliés et de l’humanité ». Après juillet 1940, il n’y a théoriquement plus aucun haut fonctionnaire français ouvertement partisan de la France Libre. Tous doivent prêter serment au Maréchal et accepter l’Occupation. C’est la condition pour rester en poste… Louis Reynaud est peut-être une des très rares exceptions. Le Consul de France à Hong Kong n’a pas brillé par quelques faits d’armes ou actions éclatantes, mais il a eu le courage de prendre des positions claires et de s’y tenir, envers et contre tout.
Après une vie entière vouée à la carrière diplomatique, à la hiérarchie du ministère des Affaires Etrangères, aux politesses utiles et aux propos feutrés, Louis Reynaud renie son gouvernement et tombe en disgrâce. Replacé dans le contexte professionnel et dans la mentalité de son époque, c’est un bel acte de courage.
Rapidement, le ministère des Affaires Etrangères de Vichy s’étonne « de trouver sous la forme d’une empreinte à l’encre violette apposée près de l’en-tête l’insigne du parti de Gaulle ». Des explications sont demandées d’extrême urgence sur cette habitude persistante. Reynaud répond qu’il s’agit « tout simplement du V de la Victoire ». Le gouverneur général d’Indochine se dit choqué et lui demande de cesser immédiatement.
Ce rappel à l’ordre coïncide par ailleurs avec la démission inopinée du chancelier du consulat, Raoul Duval. L’ambassade de France à Pékin réclame des éclaircissements. Serait-il entré en dissidence ? Louis Reynaud couvre son subalterne et répond évasivement. Les avertissements soupçonneux se multiplient alors que d’autres sources confirment que Duval est parti pour San Francisco avec femme et enfants, non sans témoigner de son attachement à la France Libre.
Lorsque l’ambassadeur de France à Pékin, Cosme, rappelle une énième fois à Louis Reynaud qu’il doit cesser d’apposer le V de Victoire sur ses courriers, il précise que la France de Vichy est neutre dans le conflit qui se déroule. Reynaud explose et sort de sa réserve : « Votre Excellence n’ignore vraisemblablement pas que le V de la Victoire est le signe de ralliement de tous les peuples qui, aspirant à rester libres ou à secouer le joug odieux de l’oppresseur, luttent par tous les moyens en leur pouvoir contre l’Allemagne et ses satellites et leur plan de domination et d’esclavage du monde. Il me semble que la France ne saurait rester indifférente à ce mouvement, mais si le mot d’ordre est de considérer que la France est neutre dans un conflit qui déchire le monde, je serais reconnaissant à Votre Excellence de vouloir bien me faire savoir comment le Gouvernement Français peut autoriser et même encourager le recrutement de volontaires pour combattre avec l’Allemagne contre la Russie ».
Le ton est sans appel et l’ambassadeur en tire les conclusions nécessaires : « Il en résulte clairement que cet agent est passé à la dissidence ». La réflexion s’étend d’ailleurs à « la quasi-unanimité des Français de Hong-Kong » qui font preuve « de manifestations sinon de gaullisme, du moins de pro-britannisme ».
En septembre 1940, l’ambassade de France prend des mesures et l’isolement commence. Ordre est envoyé à tous les consulats de Chine de « suspendre toute correspondance avec le consulat de France à Hong Kong et notamment [de] cesser dès à présent d’envoyer des fonds à ce poste ». Les tables de déchiffrement pour les messages codés sont modifiées et Reynaud ne peut donc plus lire les correspondances confidentielles. La Trésorerie n’alimente plus le consulat qui se trouve donc sans ressources. Il n’y a plus ni budget de fonctionnement, ni salaires.
L’ambassade de France à Pékin est ennuyée. Comment renverser ce Consul dissident ? Cosme écrit au Ministre des Affaires Etrangères de Vichy, l’amiral Darlan : « Je suis dépourvu de tout moyen d’action contre M. Reynaud puisque celui-ci réside sur un territoire britannique où je ne peux envisager de procéder à une action d’autorité ». Cosme demande d’abord sa destitution officielle, mais les préoccupations sont ailleurs et la réponse tarde ; puis l’ambassadeur doute : « Notre intérêt est peut-être d’y conserver [à Hong Kong] un consulat, fut-il boîteux, plutôt que d’ouvrir dans une colonie britannique une crise qui nous ferait en définitive plus de mal que de bien ».
Le sens du devoir de Louis Reynaud et peut-être un certain orgueil le poussent à continuer ses activités, même sur ses deniers personnels. Il maintient la correspondance avec tous les postes diplomatiques, donnant des nouvelles banales, jamais confidentielles. En 36 ans de carrière, les amitiés de Reynaud sont nombreuses et il reçoit de la part de certains hauts fonctionnaires, des demandes pressantes pour rentrer dans le rang. Reynaud rassure ses amis de manière laconique.
Lorsque les Japonais pénètrent dans Hong Kong en décembre 1941, Louis Reynaud envoie un message pour déclarer que les ressortissants sont sains et saufs. À la fin des combats, il annonce non sans fierté le nombre de Français volontaires qui se sont engagés aux côtés des Britanniques et le nombre de prisonniers et portés disparus. Il rend hommage au secrétaire annamite du consulat, James Dao, tué alors qu’il prenait son service au poste de défense contre les alertes aériennes. Il évoque enfin le groupe de marins qui a collaboré à la défense de l’usine centrale électrique.
Les télégrammes chiffrés vont bon train entre l’ambassade de France à Pékin et Hanoi, siège du gouvernement général de l’Indochine. Hong Kong est coincé entre les deux, mais il est impossible d’intervenir. Cependant, les Japonais ne tardent pas à se plaindre de « la compromission active de plusieurs Français notables dans la direction de la propagande anglo-gaulliste à Hong Kong ». Le consul figure sur la liste avec le Père Vircondelet, M. de Sercey de l’administration des Postes et le commandant Henrys, retraité de la marine. L’Amiral Decoux, gouverneur général de l’Indochine, ne veut pas froisser les autorités nippones: « Tenant compte de la personnalité des intéressés et des intérêts et groupes qu’ils représentent, je pourrais envisager de [les] convoquer moi-même en Indochine dans le but de les éloigner provisoirement de Hong Kong et d’élucider leur cas dans les meilleures conditions ». Cosme réplique qu’il vaut mieux laisser les autorités locales aller au bout de leurs soupçons et les laisser prendre les mesures nécessaires, ce pour éviter d’étendre et d’augmenter les exigences japonaises que les deux Français savent pertinemment ne pas être en mesure de rejeter.
En mars 1942, l’occupant ferme tous les consulats et déclare assurer les intérêts des puissances « neutres » ; les diplomates doivent quitter le territoire. Reynaud traîne des pieds et Cosme ne manque pas de remarquer son manque d’empressement pour débarrasser le plancher. « Il ne serait pas opportun que M. Reynaud demeurât à Hong Kong. Il y avait pris, en effet, au regard du gaullisme, une attitude déplaisante, et s’il a été, à l’époque et sur ma suggestion, l’objet de l’indulgence du Département, c’est exclusivement parce qu’il ne pouvait être question de demander au Gouvernement britannique l’exequatur en faveur d’un nouveau consul ». Le consul de Hong Kong est dans une position délicate. Il s’en sort en faisant valoir ses droits à la retraite et il obtient des Japonais la permission de rester à Hong Kong en tant que simple particulier. Nouveau revers pour l’ambassade de Pékin qui espérait le voir débarquer en Indochine pour régler quelques comptes.
Toujours consciencieux, Louis Reynaud fait entreposer les archives du consulat dans la banque d’Indochine, pour sauvegarder toutes les informations conformément aux instructions de Pékin. Il donne également ses anciennes tables de chiffrement au consulat de Canton, de même que les timbres officiels et les cachets. Il réclame avec insistance une aide pour deux employés du consulat, un secrétaire annamite et une sténographe française ; ils ont chacun de nombreux enfants et se trouvent maintenant fort démunis. Pour éviter le pillage des locaux et de la résidence consulaire, il déménage et établit ses quartiers dans les deux lieux à la fois. « Il est indispensable que je reste sur place. Cette solution aurait le double avantage de me permettre de veiller moi-même à la conservation et à l’entretien des propriétés de l’Etat et de continuer à m’occuper officieusement des intérêts de nos nationaux et de nos protégés annamites ». Il prend également sous son aile 17 membres de la communauté française, majoritairement des femmes et des enfants, en leur assurant une petite pension.
Cette loyauté à la France et aux valeurs républicaines, et non au gouvernement de Vichy, autant que ce zèle pour maintenir une activité administrative et diplomatique, emmêlent l’image de ce consul avec les tourments trop souvent manichéens de l’Histoire. Louis Reynaud meurt le 6 juillet 1943 sans s’être jamais compromis avec le régime collaborationniste français. Il n’a toutefois jamais été reconnu comme appartenant à la France Libre. Son engagement ferme et ses prises de position courageuses ont sombré dans l’oubli et les bourrasques des années suivantes.
Sources
Archives du ministère des Affaires Etrangères, Nantes.