Recherches : Le cimetière de Baxianqiao

De Histoire de Chine

rédigé par David Maurizot

Un cimetière est un livre d’histoire(s) en plein air : le long de ses allées, ses pierres, ses monuments forment une mémoire collective qui nous raconte un passé, un monde disparu. A Shanghai, si les cimetières du temps des concessions ne sont plus, il en subsiste toutefois quelques traces : un alignement de vieux platanes, quelques pierres tombales perdues dans un parc, des photos jaunies… Ainsi, qu’est-il advenu du plus grand cimetière de l’ancienne concession française, le vieux cimetière de Baxianqiao (alors orthographié Pahsienjao, 八仙桥 en chinois) ? Quelles histoires ce lieu pourrait-il nous conter ?

C’est tout naturellement que la Société d’Histoire a décidé de mener une recherche sur ce lieu de mémoire, situé à quelques pas seulement de notre moderne Xintiandi. Les éléments, exposés dans cet article, restent pour le moment préliminaires. Comme vous pourrez le voir de nombreuses questions restent en suspens : n’hésitez donc pas à nous contacter pour rejoindre le groupe de passionnés qui conduit cette recherche.

Aux origines du cimetière de Baxianqiao

Au début des années 1860, le Shanghai Municipal Council (ou SMC), l’administration de la concession internationale, estime que le cimetière des premières années de la Concession anglaise (celui situé sur Shandong Lu, le Shantong Road Cemetery) devient trop étroit. Acquisition est faite en 1863 d’un terrain de 50 mu (~3 hectares) situé en dehors du territoire des concessions. Il est divisé en deux parties : l’une gérée par le SMC, l’autre par la municipalité française.

Entouré en rouge, le « New Cemetery ». Il se trouve à l’ouest de la Concession française et au sud du « Recreational Ground » (la future People Square) de la concession internationale. Une route dédiée, la « New Cemetery Road » est alors tracée pour joindre le cimetière aux concessions

Un cimetière cosmopolite dans un environnement très français

En 1900, la Concession française est étendue vers l’ouest et le cimetière se retrouve ainsi en territoire français. Au fil du temps, il se retrouva complétement encerclé par la ville, principalement par des lotissements. Son mur nord sera adossé à la très commerciale Avenue Joffre (aujourd’hui Huaihai Lu). Son administration restera toutefois conjointe avec la Concession internationale. A son coin sud-ouest est, par exemple, créée une section pour les Musulmans, suite à la demande d’un représentant de « la mosquée » auprès du SMC. Le cimetière de Baxianqiao est un lieu définitivement international à l’image du Shanghai d’alors. Les tombes portent des inscriptions en français, latin, anglais, etc., et bien évidemment en chinois également.

Mais il est aussi l’un des centres de l’activité mémorielle française. En 1868 y est créée une section réservée à l’armée française où des tombes militaires (pour la plupart celles de marins membres du corps expéditionnaire de la Seconde Guerre de l’Opium décédés de maladie) reposent à l’ombre d’un monument aux morts datant de 1855, dernière demeure des « officiers, sous-officiers, marins et soldats […] morts à l’assaut de Shang-haï, le 6 janvier 1855 » lors d'un épisode de la révolte des Taiping. Ainsi, durant l’entre-deux-guerres, c’est au pied de ce monument que chaque 11-Novembre et 14-Juillet les autorités françaises viennent se recueillir.

La mémoire des platanes

Comme pour n’importe quel parc de la Concession, la Municipalité française prenait un soin particulier à l’entretien du cimetière. Pour l’aménagement paysager, ici comme ailleurs, les arbres jouaient un rôle prépondérant. Le monument aux morts se trouvait ainsi au centre d’allées parfaitement tracées, plantées de platanes rigoureusement alignés.

Sur cette photographie aérienne de 1946, entouré en rouge, le monument aux morts au croisement de deux allées bordées de platanes, mises en évidence en vert. On aperçoit l’Avenue Joffre, au nord, à gauche[1]

Aujourd’hui, une section du Parc Huaihai (淮海公园) se trouve en lieu et place de cette partie du cimetière. Le monument, les tombes, les allées ont disparu mais… les lignes de platanes sont toujours là !

Aujourd’hui, au nord du Parc Huaihai, les lignes invisibles que forment les platanes correspondent aux anciennes allées du cimetière (photographie prise le 20 mars 2022)

Quels autres secrets pourraient être révélés en observant encore plus attentivement les vieux arbres du Parc Huaihai ?

Le parc Huaihai vu du ciel, du sud vers le nord
(prise de vue effectuée le 20 mars 2022)


Photographie aérienne de 1948 : entourée en rouge la partie avec le monument aux morts mentionnée ci-dessus.

Déménagement en banlieue

Dans les années 1950, comme dans tout le reste de la « Chine nouvelle », Shanghai va subir une série de grands travaux et une cure hygiéniste – le tout sous la houlette des experts du « grand frère soviétique » qui reproduisent ici les méthodes employées là-bas. Les cimetières situés intra-muros vont ainsi être désaffectés, le plus souvent transformés en parc, et les sépultures transférées dans de nouveaux lieux situées hors de la ville.

A partir d’octobre 1957, les autorités municipales se chargent ainsi de transformer le vieux cimetière de Baxianqiao (il avait alors presque 100 ans et comptait plus de 5.000 tombes) en un nouvel espace vert. Les sépultures (et les tombes ?) sont translatées au nouveau cimetière de Ji’an (吉安公幕) à Qingpu. Les arrêtés et comptes-rendus relatifs à ce grand déménagement ont semble-t-il été conservés aux Archives municipales de Shanghai. Ceux-ci sont, en tout cas, mentionnés comme sources dans un passionnant travail de l’historien Christian Henriot, publié en 2019 (cf. section « sources » à la fin de cet article).

Photographie aérienne de 1979 : le cimetière de Baxianqiao est devenu le Parc Huaihai

Au bord du lac du Parc Yangpu

Mais ces tombes ont-elles été toutes respectées ? Au moment même où le cimetière de Baxianqiao était désaffecté (d’octobre 1957 à février 1958), un nouveau parc, le Parc Yangpu (杨浦公园), au nord-est de la ville était en construction (du début 1957 à janvier 1958). Or, ce vaste espace est, encore aujourd’hui, parsemé de pierres tombales. Notamment, certaines pierres ont été utilisées pour construire la margelle autour de son lac (et lui conférant ainsi un cachet pour le moins lugubre !).

On y retrouve des inscriptions en latin, en anglais, en français mais surtout en chinois – et majoritairement à connotation chrétienne. Ces pierres viendraient-elles de Baxianqiao ? Un inventaire complet a-t-il déjà été conduit ? Le lieu semble connu de quelques passionnés mais, à notre connaissance, aucune recherche approfondie n’y a été conduite.

Weijiajiao : dernière demeure ?

Après 1958, le cimetière de Ji’an a, quant à lui, subit les ravages de la Révolution culturelle. Il semblerait qu’en mai ou juin 1967 des hordes de gardes rouges aient réduit à néant les traces des dangereux impérialistes qui y reposaient encore. Cet immense espace a aujourd’hui pris le nom de cimetière de Weijiajiao (卫家角). Il est situé juste à l’ouest de l’aéroport de Hongqiao.

Dans un carré isolé des tombes chinoises, est visible[6] la pierre tombale d'Efim Mangubi (Ефим Мангуби) décédé en 1939 à l'âge de seulement 24 ans. Retrouvée non loin du cimetière au début des années 2000, dans ce qui était alors un champ cultivé, elle avait été identifiée par le photojournaliste Deke Erh. Selon des recherches menées par l'historienne russe Katya Knyazeva, le nom de famille Mangubi provient de la communauté juive karaïte de Crimée. Des Mangubis vivaient à Harbin dans les années 1920, et à Shanghai, résidait une veuve, couturière, née en 1890 en Tauride criméenne, et qui aurait pu donc être la mère d'Efim. Sachant que de nombreux réfugiés russes vivaient dans la Concession française, cette pierre provient-elle du cimetière de Baxianqiao ?

Pierre tombale d'Efim Mangubi (Ефим Мангуби)[7]

Résumé des recherches à effectuer :

  1. Chercher, identifier et parcourir la littérature en langue chinoise existant sur le sujet
  2. Consulter les Archives municipales pour y retrouver les arrêtés et comptes-rendus du transfert de Baxianqiao à Ji’an/Weijiajiao
  3. Au Parc Huaihai : faire parler les vieux platanes, entre autres
  4. Au Parc Yangpu : recenser les pierres tombales, identifier d’où elles viennent

Sources

  • Ch. B. Maybon et Jean Fredet, Histoire de la Concession française de Changhai, 1929
  • Christian Henriot, The Colonial Space of Death in Shanghai (1844-1949), 2007
  • Christian Henriot, When the Dead Go Marching In, Cemetery Relocation and Grave Migration in Modern Shanghai, 2019
  • Shen Zhihua, A Historical Examination of the Issue of Soviet Experts in China: Basic Situation and Policy Changes, Russian History, 29, Nos 2-4 (Summer-Fall-Winter 2002)

Références

  1. Source inconnue, photographie répertoriée par Katya Knyazeva sur le site pastvu.com
  2. (c) Mathias Guillin
  3. (c) Mathias Guillin
  4. (c) Mathias Guillin
  5. (c) David Maurizot
  6. En date d'octobre 2023
  7. (c) David Maurizot