Voyage autour du monde - Ludovic de Beauvoir (1)
rédigé par Patrick Nicolas
C’est en été 1988, au premier jour de mon voyage d’un mois en Chine en provenance de Hong-Kong, que je découvrais Canton. Je prévoyais d’y passer les 3 premières nuits à l’auberge de jeunesse de Shamian, point de rencontre des touristes étrangers, avant de remonter lentement jusqu’à Pékin pour ensuite rejoindre Shanghai.
Je n’aurais jamais imaginé revenir sur Canton début 1997 dans la peau d’un entrepreneur venu ouvrir un bureau de représentation de ma société de négoce, DV8 Limited, immatriculée à Hong-Kong quelques mois auparavant. Encore moins aurais-je pensé qu’en 2002, je rénoverais le dernier étage d’un bâtiment colonial dans l’ancienne concession franco-britannique de Shamian pour y installer mes nouveaux bureaux de Canton.
C’est ainsi que naquît progressivement mon goût pour l’histoire de Shamian, son architecture coloniale ainsi que pour les gens ayant vécu durant la période de la concession. J’ai passé neuf formidables années sur Shamian jusqu’à mon départ de Chine en 2011. J’ai eu le temps de collectionner de nombreuses photos et cartes postales de cette époque, d’assembler de nombreux écrits ou documents d’archives, d’acheter des livres anciens de voyages ou de commerce sur Canton pendant le 18e et 19e siècle. C’est ainsi que j’ai notamment découvert que le bâtiment de mes bureaux au No. 64 de l’avenue centrale, dans la partie britannique de la concession, a été loué de nombreuses fois par des pays européens pour y établir leur consulat. C’est le cas de la France en 1883 qui y installa son 1er Consulat sur l’île de Shamian après avoir longtemps résidé dans les faubourgs de la ville de Canton.
L’idée de réunir photos anciennes et informations historiques dans un livre sur la concession franco-britannique est ensuite venue tout naturellement dans le but de partager et faire connaître au public cet ancien havre de paix et de beauté architecturale qu’était Shamian durant cette période. Durant toutes ces années de recherches, je me suis également intéressé à l’histoire des relations de la Chine avec l’Occident durant le règne de la dynastie mandchou des Qing dont Canton avait été décrété l’unique porte d’entrée pour les étrangers commerçants, voyageurs, missionnaires ou diplomates.
« CANTON in the past » a pour but de partager ces recherches à la communauté française résidante actuellement en Chine, de montrer les difficiles conditions économiques et sociales durant cette dernière dynastie, et pour les hommes d’affaires comme je l’ai été, de faire découvrir les difficultés du négoce en Chine à cette époque pour les compagnies étrangères qui sont souvent encore d’actualité de nos jours.

VOYAGE AUTOUR DU MONDE
JAVA – SIAM – CANTON
EXTRAITS – 1ere PARTIE
LUDOVIC DE BEAUVOIR
Texte publié en 1867
« … Après avoir passé la « gueule du Tigre », qui forme les Dardanelles si renommées de Canton, nous voyons les beaux clippers anglais mouillés pacifiquement en flotte sur cette magnifique rivière, puis les docks commerciaux de Whampoa, et à neuf heures et demi du soir, par un demi-clair de lune, nous entrons dans la ville de Canton. Sur un espace d’environ une lieue et demie, des millions de lanternes de papier colorié illuminent de droite et de gauche cette cité nautique, la plus populeuse du globe. En se reflétant sur les ondes tremblantes, et en éclairant chacune une habitation qui flotte, ces lueurs me rappellent les nuées de lucioles et leur magique effet dans les paysages de Java. Arriver de nuit et par eau à Canton, c’est descendre dans un aquarium d’hommes, de femmes, de lanternes et de bateaux entassés ; c’est se jouer dans un dédale de navires qui dorment sur leurs ancres et qui forment une ville amphibie ! Il y a là comme de l’illusion et du rêve. N’y avait-il pas ainsi une ville populeuse près du Styx, et les tams-tams, les pétards innombrables dans leur effrayant concert ne font-ils pas croire à quelque aspect infernal ? Je suis tellement sous l’impression de notre entrée nocturne dans le Canton flottant, ayant pour horizon une forêt de mâts illuminés de feux de Bengale, et les crêtes des toitures dentelées des pagodes, que je crains de trouver au jour cette ville dépouillée de son cachet saisissant : les lanternes doivent ici faire plus d’effets que le soleil !
Mouillant devant l’ilôt de Sha-Myen, petite concession européenne, nous cherchons un gîte en frappant à plusieurs portes, et enfin nous sommes ‘cantonnés’ pour cette nuit chez le vice-consul anglais. Le consul lui-même devait nous donner asile, mais il a son yamoun (résidence) dans l’intérieur de la ville, et les portes des remparts sont barricadées depuis le coucher de soleil.
15 février 1867.
Température + 2° centigrades. Canton s’étend sur les deux rives de sa large rivière et se compose de deux villes, la ville flottante et la ville terrestre. Dès le matin, le consul anglais, M. Robertson, vient nous prendre ; et, grâce à sa yole rapide, nous naviguons de droite et de gauche au milieu de milliers de barques habitées par des familles entières. Un toit de bambou et de feuilles sèches abrite chacune de ces barques maison : à l’arrière, l’autel des ancêtres est illuminé par de petites torches parfumées, et vingt fois par jour on y tire des feux d’artifices. Voici les bateaux de fleurs, vrais pontons d’horticulture, où, derrière des arbustes torturés et sous une sorte de verre, végètent à la fois des fleurs et des chinoises prisonnières. Sirènes d’eau douce, ces dernières sont peintes de carmin sur les joues, de noir sur les sourcils ; elles ont l’air endormi et paresseux. Mais dès que la bruine tombe, il paraît que la barque s’illumine, les instruments de musique sont mis en mouvement, et les riches chinois viennent s’y récréer en vidant des théières. Plus loin une forêt de mâts indique la station d’où les jonques partent pour l’intérieur par les canaux qui sillonnent l’Empire, et quinze têtes de passagers se montrant à chaque sabord, prouvent l’encombrement de ces bateaux-omnibus. Mais les canons du gaillard d’avant, destinés à les défendre contre les pirates de rivière, me rassurent peu sur ce genre de transport.
Ce qu’il y a de plus curieux, c’est sans contredit la petite anse du fort Fung-Kwang-Paotaï, où les canards, par bandes de quinze et vingt mille, sont encore plus bruyants que les chinois, ce qui est pourtant bien difficile. Là, chaque navire, deux fois par jour, abat des claies qui viennent en pente douce, comme les tabliers d’un pont-levis, se faire baigner par l’eau de la rivière ; des canards, à raison de mille par bateau, prennent leur vol, et vont clapoter dans les bourbes voisines. Au son criard d’une corne dans laquelle souffle le propriétaire des volatiles, tous reviennent au nid avec une étonnante obéissance, et chaque soir il s’en vend un grand nombre pour les dîners-gala des mandarins. Le village de Fati, peu éloigné de cette anse, est le lieu où l’on fait couver et éclore les œufs par la chaleur artificielle. Je croirais volontiers que l’administration des autorités couveuses est bien supérieure à la police de l’Empire tout entier.
La ville de la terre ferme nous présente bientôt le coup d’œil le plus original : les rues n’ont guère plus d’un mètre et demi de large, elles sont dallées et glissantes, et une foule immense s’y presse. La première que nous prenons est celle des poissonniers, où une glu visqueuse nous fait presque tomber à chaque pas ; la seconde est celle des bouchers, et à leurs étaux sont suspendus des rats tapés en faisceau, aplatis et fumés comme les oies de Poméranie, des chiens comestibles dont la queue seule est ornée d’une bouffette de poils jaunes ; la troisième nous montre des magasins immenses de soieries ; puis viennent les porcelaines. Mais toutes ces rues, vrais corridors d’une salle de spectacle asiatique, ont un cachet indescriptible : les dalles sont foulées par une population aux vêtements voyants, à longues queues de cheveux et à chapeaux pointus ; les mandarins en soie azur y heurtent des files d’aveugles qui serpentent en se tenant à la robe l’un de l’autre, des lépreux immondes, et des malheureux que l’éléphantiasis fait ramper à terre. Des escouades de vigoureux coolies y bousculent tout le monde. Mais hélas ! pour un chinois bien mis que nous voyons, nous sommes attristés par la vue de deux cents êtres infirmes ou mourants de faim, se traînant sans vêtements, et dévorés par une vermine si dense qu’on croirait voir des hannetons sur un chêne. Au-dessus de ce mouvement bruyant, des millions de planches écarlate, marquées de caractères d’or et suspendues verticalement, se balancent sous l’effort de la brise. Ce sont des affiches de marchands ou des sentences religieuses.
Nous nous sentons véritablement étourdis par le va-et-vient de cette fourmilière humaine après deux heures de promenade dans ces voies encombrées, où il faut faire le coup de poing pour se frayer un passage. Dégoûtés par les odeurs repoussantes que répandent des seaux jaunâtres portés sous notre nez, et par les lèpres superposées des mendiants qui s’attachent à nous ; dévorés par les insectes qui les quittent pour nous donner la préférence ; éblouis de la richesse des boutiques ; étonnés du trafic merveilleux des coolies, et apitoyés à la fois par une misère qui fait venir les larmes aux yeux, nous voulons essayer de nous rendre compte de cette grande ville, dont nous avons parcouru trente rues, sans jamais voir à plus de dix pas devant nous. Nous montons donc dans une grande tour de bois, et après avoir escaladé deux cent cinquante-trois marches, nous dominons cette marqueterie curieuse de maisons de bois et de ruelles se coupant à angle droit. Notre tour n’est autre chose qu’un mont-de-piété : chose curieuse, c’est là une des plus vieilles institutions de l’Empire chinois. Dans les huit étages de ce monument de bois, nous voyons, rangés avec un ordre admirable, des milliers de petits paquets étiquetés : le gouvernement a la haute main sur cette administration de bienfaisance, et certes c’est bien la dernière chose que je comptais trouver dans l’Empire asiatique.
Le large sommet en tuiles bleues qui nous sert de premier observatoire, ressemble à une succursale de pharmacie. Des centaines de pots de terre vernissée sont rangés sur les bords, et ils sont pleins de vitriol destiné à être versé sur les yeux des assaillants. De plus, une trentaine de vigies, perchées sur des échafaudages semblables à notre mont-de-piété, dominent cette mer de toits bas et de ruelles sales ; non seulement ils donnent l’alarme pour les incendies, mais ils surveillent les voleurs, qui pullulent ici plus qu’n aucun lieu du monde. Mais Canton est si vaste, que nous n’en distinguons pas bien encore les fortifications et les portes ; deux pagodes nous frappent, nous nous y dirigeons d’abord, voulant ensuite gagner une montagne fortifiée qui s’élève au nord-est, et d’où nous planerons mieux à vol d’oiseau sur l’ensemble de cette agglomération humaine.
Nous descendons dans la ville, et après avoir marché pendant une heure au milieu d’une foule intense, nous entrons dans la pagode que nous cherchions. C’est celle du dieu gardien du nord ; à peine y sommes-nous, qu’une chose nous frappe bien plus que les troupeaux de bonzes, les tams-tams sonores, et les Bouddhas enluminés. C’est un bouquet d’arbustes placé sur un autel, résidence d’un serpent sacré que viennent chaque jour nourrir et adorer les fervents. Dans la légende chinoise, c’est aussi une femme qui a écrasé la tête du serpent ; mais l’esprit de cette tradition tout chrétienne a été pris à l’inverse par les chinois. Au lieu d’honorer la femme bienfaitrice, ils sacrifient à l’animal tentateur. Nous avons déjà vu à Java, à Singapour et à Siam, toutes les offrandes faites par les bouddhistes aux démons pervers et aux mauvais génies ; nous avons appris que, lorsqu’ils frappent à tour de bras sur les tams-tams de leurs jonques, c’est pour chasser l’Esprit des ténèbres ; leur grande maxime est celle-ci : « Ne pas s’inquiéter de la bonne Divinité, puisqu’elle est bonne par essence, mais apaiser la mauvaise, qui pourrait nuire ».
Donc, sous nos yeux, les adorateurs se pressent autour du buisson ; tournant le dos à une peinture qui représente une déesse écrasant le reptile, ils portent leurs offrandes à la vilaine bête, qui me paraît longue de deux pieds, et qui se love près des cendres chaudes. À la porte de la sortie, nous voyons l’urne au-dessus de laquelle on coupe la tête du coq pour tous les serments ; c’est un symbole « Que ma tête soit coupée comme celle du coq, dans l’éternité, si je suis un parjure ». Cette coutume, ingénieusement encouragée par les bonzes, nous fait rire de bon cœur. Car, en fin de compte, ce sont les coqs qui font les frais de la dévotion publique, à la grande joie des bonzes, qui les mangent à belles dents tous les soirs.
Les murs de cette pagode, peints de fresques grotesques, sont ornés de grands placards dorés, sur lesquels sont inscrits les noms et prénoms des dieux et des hommes honorés par l’empereur en vertu de quelque action mémorable. Chaque souverain, à son avènement à l’Empire, les fait tous monter d’un degré dans cette canonisation progressive, et l’on nous montre un certain dieu récemment promu de six grades au-dessus des autres. C’est celui sous la protection duquel s’étaient mis les chinois, le jour où ils ont terriblement battu les anglais au fort de Talion, à l’entrée du Pei-Ho : plus bas, trois noms sont rayés. Le vice-roi de Canton, défait le mois dernier par des bandes rebelles, a mis en pénitence les dieux qui ne l’ont pas écouté.
En effet, en grimpant sur le toit de la pagode, le consul nous montre une flotte amarrée non loin de là ; s’il y a plus de jonques que de mâts et plus de trous de boulets que des sabords, c’est que les troupes impériales sont rentrées ainsi depuis six jours, après avoir laissé un millier de morts sur le terrain ; un district voisin a tout simplement refusé de payer l’impôt et résiste vigoureusement au vice-roi.
La seconde pagode que nous visitons est celle des cinq cents dieux. Ils y sont représentés en statues de trois pieds de haut, toutes plus grotesques les unes que les autres. Je ne vous parlerais point de ce temple, qui, à l’instar de toutes les pagodes chinoises, inspire un ennui profond, si je n’étais étonné d’y voir des saints bouddhistes portant la mitre, des croix et des chapelets ; si la politesse n’était pas de garder son chapeau sur la tête, et si des porcs, rôtis tout entiers, apportés par les fidèles en holocauste à Bouddha, n’étaient, séance tenante, découpés et avalés par les bonzes.
Reprenant notre marche, nous pointons enfin droit au Nord, désireux de promener nos regards sur cette ville populeuse, dans les ruelles de laquelle nous n’avons trouvé jusqu’à présent qu’un étouffant encombrement. Nous escaladons les échelles qui mènent au sommet de la fameuse pagode à cinq étages, qui est au centre d’un groupe de douze forts, et qui s’élève à l’extrémité nord au-dessus de la ville tout entière. Avec ses boiseries peintes en rouge foncé, elle est véritablement grandiose ; il n’y reste aucune trace du culte bouddhiste, mais elle porte sur ses murs des inscriptions plaisantes et des caricatures de caserne, qu’y ont bariolées les troupes alliées pendant l’occupation, depuis 1858 jusqu’en 1861. De son sommet, nous voyons clairement le triangle arrondi que forme la vieille ville terrestre, avec ses murailles de plus de dix kilomètres de long, ses seize portes à bastions bizarres, ses pagodes, ses mosquées et ses « yamouns ». Voici, à notre gauche, la brèche où les alliées montèrent à l’assaut en 1857 ; tout à côté, sous un ombrage de peupliers, ai pied même de la muraille, est le cimetière de nos braves tués à l’ennemi. Voilà le temple des cinq génies, et un kiosque ouvert à tous les vents, où est suspendue une cloche immense : des boulets bien pointés ont égratigné le bronze, et on nous raconte que, coulée il y a deux cents ans, cette cloche fut ébranlée trois fois ; après quoi les bonzes la condamnèrent au silence, en prophétisant que le quatrième coup sonnerait la ruine de la cité antique. Il paraît qu’en 1857, au bombardement de Canton, c’était parmi les commandants des canonnières à qui ferait, non pas, comme d’ordinaire, « sauter le cavalier », mais sonner la cloche. Les boulets firent vite la besogne, et deux jours après Canton fut investi.
Certes, quand on arrive dans une ville lointaine, c’est avec une sorte de fièvre qu’on aime à promener ses regards sur les méandres et les saillies de son panorama. Mais je ne veux plus vous citer qu’un champ qui semble désolé et privé de vie au milieu de tant de bâtisses entassées ; c’est l’emplacement des anciennes factoreries, les ruines de la splendeur commerciale de Canton.
Nous voulons rester sur cette impression générale, et préférer le Canton vu de haut et de loin, aux ruelles fétides ou l’on barbote avec des lépreux ; nous demandons à nos compagnons de nous conduire dans la campagne chinoise. Nous suivons d’abord pendant deux kilomètres le sommet de la muraille : elle a de sept à huit mètres de large ; à chaque créneau est un canon abrité d’un toit de bois et de feuilles, et l’on nous dit qu’il y en a bon nombre en pierre, et, somme toute, je crois bien que si les soldats en guenilles que nous voyons monter fièrement la garde autour de ces pièces séculaires, devaient les servir toutes, elles feraient en éclatant plus de mal aux assiégés qu’aux assiégeants.
Sortant par la porte de l’est, nous cheminons dans une campagne qui nous emble l’abomination de la désolation : collines dénudées et rocheuses, flaques d’eau croupissante, amas d’immondices, sentiers affreux, rien n’y manque de ce qui peut attrister les regards sur un horizon de tombeaux disséminés. Bientôt nous sommes dans une enceinte fortifiée, où sont des étages et des oiseaux sacrés ; nous franchissons un portique, et plus de six cents maisonnettes alignées nous apparaissent. C’est un hospice fondé par le gouvernement chinois pour les vieillards. Tous ces débris, ces squelettes vivants, au nombre d’un millier, sont blottis dans leurs cases sombres, et ils couchent à côté de leur cercueil ouvert tout prêt à les recevoir ; quelques-uns, plus valides, charment les loisirs de leur reste d’existence en sculptant de leurs doigts tremblants des fioritures qui ornementent la boîte où ils reposeront peut-être demain. Ce peuple stoïque ne craint pas la mort.
Tout à côté est la cité des défunts : c’est une ville carrée dans les ruelles de laquelle nous pénétrons sans peine ; chaque maison en granit est éclairée par une lampe funéraire. Là, il y a neuf cent cinquante habitants, mais seulement trois êtres vivants, les gardiens ! Moyennant quize francs par mois, les cercueils sont déposés en ce lieu, jusqu’au moment où la famille du défunt trouvera l’argent ou les moyens de transport nécessaires pour rapatrier ces dépouillés dans le nord ou dans l’intérieur de la Chine. J’admire ici la facilité avec laquelle les familles peuvent trouver la consolation de réunir dans la terre natale les membres épars que la mort a frappé au loin…
Le culte des Chinois pour les morts a quelque chose de touchant, bien fait pour contraster avec leur cruauté classique, leurs tortures et leurs exactions sur les vivants. Combien nos formalités européennes en pareil cas sont coûteuses, en comparaison des coutumes chinoises : car voilà en outre cinq cents cercueils pour lesquels on n’a pas pu payer et qui n’en sont pas moins hébergés pendant un mois.
Nous traversons de part en part cette nécropole, au milieu des offrandes de fleurs, de la fumée de l’encens et des torches résineuses. Ce silence, ces lueurs funèbres, cette population morte, forment un ensemble qui impressionne au plus haut point, et l’on ne peut s’empêcher de se dire : « est-ce une réalité, ou bien un rêve ? ».
Certes, si c’est un rêve, il n’est pas gai. Mais la Chine semble ne vivre absolument que pour vénérer les morts ; c’est là le point caractéristique de cette nation. Les lampes qui brûlent jour et nuit dans les barques, les feux d’artifices tirés devant chaque maison au lever et au coucher du soleil, les autels enluminés de chaque boutique, ne sont que l’expression de la vénération de ce peuple pour ses pères. Peut-être ce respect du passé est-il la clef de leur opposition à tout ce qui est innovation ? Peut-être en enterrant leur aïeul dans leur potager, comme nous le voyons faire tout autour de nous, se jurent-ils de l’imiter en tout, et une génération première doit-elle demeurer le type de toutes les générations postérieures du Céleste Empire ?
Mais quittons la ville des morts ; le soleil va se coucher ; pour revenir à notre demeure, il nous faut encore traverser la ville des vivants, dont les portes ferment le soir, et il ne serait pas tentant de découcher de ce côté-ci. Nous revenons donc par le tombeau d’un Ming, général tartare qui a subjugué Canton, il y a quelques siècles, et dont la dépouille est gardée par des lions, des chameaux, et des guerriers sculptés dans le granit.
Soudain, tandis que nous pressons le pas, dans les sentiers boueux et déserts qui longent les murs en terre d’un petit village presque en ruine, nous voyons à trois pas, dans les herbes abattues par la gelée, un petit panier en nattes, cousu à son orifice ; quelque chose semble remuer dedans ; la natte molle se soulève, puis retombe ; avec un couteau nous entrouvrons le tissu grossier, et, nous trouvons un pauvre petit être nu, bleu et glacé de froid, âgé peut-être de vingt-quatre heures : à peine rendu à la lumière du jour, il vagit plaintivement ; au bout d’un instant, d’autres cris lui répondent, ils s’échappent d’un buisson voisin, et un autre enfant s’y débat aussi contre la mort. Celui-ci a sans doute été jeté par-dessus le mur, car il semble fracturé, et sur un espace de cinq cent mètres, le long de ce sentier, nous comptons bientôt sept moribonds, âgés de quelques heures seulement ; les uns sont atteints de la lèpre, les autres sont presque entièrement gelés ; un d’eux a un coup de couteau dans le côté ! Je ne puis vous dire combien notre cœur se soulève de pitié, de douleur et de colère à la vue de ces enfants qui gisent là tellement meurtris ou gelés, que rien ne saurait les rendre à la vie. Sept, en moins d’un quart de lieue, n’est-ce pas le spectacle le plus affreux des cruautés ; cherchant encore au milieu des immondices, nous ne pouvons découvrir un seul de ces petits êtres qu’on puisse espérer sauver : ici le sang coule, là le froids a glacé ces membres frêles, plus loin l’enfant empoisonné vomit en râlant ; mais les tams-tams des fortifications nous avertissent qu’il faut courir, pour ne pas trouver notre retraite coupée ; et, portant dans le cœur la plus poignante des tristesses, nous hâtons notre marche, et au bout d’une heure nous arrivons à Sha-Myen, concession européenne.
Certes, je l’avoue bien franchement et je prie les Missions de me le pardonner, je n’avais jamais voulu croire à l’exposition des petits Chinois ! Je me disais que puisque les bêtes féroces soignent leurs petits, il ne devait pas y avoir de pays où l’abandon des enfants fût devenu une coutume. Qu’il y ait des crimes isolés, des infanticides comme dans certains quartiers de nos capitales, c’était, pensais-je, là, comme chez nous, une triste conséquence des colères ou des misères humaines ; c’était, selon moi et selon mon ignorance, pure question de cour d’assises chinoise, exploitée en Europe et exagérée par les correspondances qui nous parvenaient et qui étaient encore amplifiées dans chaque paroisse.
Ah ! maintenant que j’avais vu la plaie comme Thomas, je suis convaincu et je m’incline ! Je verrai toute ma vie ces sept enfants jetés aux gémonies, à la porte de la première ville chinoise que nous visitons, ces sept enfants que nous fait découvrir notre première promenade au hasard dans la campagne de Canton. Je ne m’étonne plus désormais du chiffre de vingt ou vingt-cinq mille auquel les Annales de la Propagation de la Foiportent, si je m’en souviens bien, le nombre des enfants exposés par an dans les grands centres chinois.
De ces tristes chiffres et de ce qu’il nous a suffit d’une heure pour voir aujourd’hui, sinon que l’exposition est bien véritablement une coutume nationale, et que l’abandon des enfants, qu’il commence par la vente ou finisse par le meurtre, ne révolte pas le moins du monde un bon nombre de mères chinoises, qui ont évidemment un caillou à la place du cœur ? Il nous reste à chercher jusqu’où cet usage, -puisque c’en est un ! – porte en soi l’impunité aux yeux des Chinois, et nous saurons assurément si les mandarins ferment les yeux sur ce point ou s’ils ne condamnent même pas moralement tant de mères coupables. Sous cette pénible impression se termine notre journée d’excursion, et, en devisant sur ces tristes choses, nous passons la soirée à écrire tous trois près du feu d’un aimable homme, M. Hancock.
A Canton, il n’y a rien qui ressemble à un hôtel, à un caravansérail, à un gîte public quelconque pour le voyageur. Les négociants européens logent les touristes qui leur sont adressés, et le gouverneur de Hong-Kong a bien voulu nous recommander à celui-ci. Il est en général tout seul dans son bungalow, passant ses matinées à étudier des centaines de thés différents ; car il est tea-taster (dégustateur de thés) pour la maison Gibb, et il nous montre son laboratoire, où chaque pincée du végétal précieux est, par poids égaux, répartie dans des eaux à différents degrés de chaleur, et où chaque décoction de thé, provenant de plantations diverses, est humée par lui en gorgées sérieuses, puis minutieusement et savamment classifiée. De l’appréciation de notre hôte dépendent l’achat de milliers de caisses et le bénéfice de plusieurs millions pour Gibb-Gibb and Co.
Après le bruit de la journée, nous n’entendons plus dans notre paisible demeure que le choc sourd de deux bâtons frappés l’un contre l’autre par le veilleur de nuit de notre hôte. Sha-Myen, l’îlot où nous logeons, était encore, il y a dix ans, un banc de boues, couvert à marée haute, rendez-vous des pélicans, des corps mors apportés par le courant, et de toutes les infections imaginables. Après la prise de Canton en 1857, les négociants désirant ardemment reprendre un commerce jadis si florissant, se désolèrent de ne trouver que des ruines à la place des factoreries, et voulurent les reconstruire. Mais les plénipotentiaires alliés préférèrent convertir ce banc en une île artificielle, et des quais de granit furent construits, pour encadrer ovalement la concession, qui mesure deux mille huit cent cinquante pieds de long sur neuf cent cinquante de large : le tout coûta trois cent vingt-cinq mille dollars, dont un cinquième fut payé par la France et quatre autres par l’Angleterre. Le 3 septembre 1861, les lots furent mis en vente, et les négociants anglais y portèrent tant d’entrain, que les lots – de douze mille pieds carrés seulement – montèrent jusqu’à neuf mille dollars. En six ans, il y a déjà là une petite bourgade anglaise, une église protestante, un criquet ground, un terrain d’entraînement pour les courses, des villas spacieuses et des godowns magnifiques pour les grandes maisons théifères de la Chine. Un sentier sépare le territoire britannique du territoire français. Sur le nôtre, il y a des touffes d’arbres incultes, des ordures, des chiens errants, des chats, des taupes, mais pas une maison !
Pour nous heureux d’avoir trouvé un gîte, nous avons à remercier aussi ceux qui nous ont accompagnés aujourd’hui : le matin, ç’a été le consul anglais ; à midi, dans l’intérieur de la ville, le docteur Grey, et ensuite, dans la campagne, Mr Hancok. Le docteur Grey, qui connaît à fonds la Chine, avait, il y a deux ans, servi de guide ici à Son Altesse Royale Monseigneur le duc de Brabant.
A Hong-Kong, comme ici, tous sont sous le charme de ce prince, qui a été le premier voyageur d’un sang royal pénétrant jusqu’à l’Empire du Milieu. Ils nous disent avec quelle ardeur, quelle instruction et quelle affabilité, il cherchait sur sa route tout ce qui passionne les âmes généreuses. Il espérait pousser plus avant ses pas investigateurs, quand de tristes messages sur la santé du roi Léopold 1er le rappelèrent soudain dans sa patrie, où, rapportant les fruits fécondés par la comparaison des peuples lointains, il devait, après avoir accompli un grand voyage, commencer un grand règne.