Voyage autour du monde - Ludovic de Beauvoir (2)

De Histoire de Chine
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16 février 1867

Reprenant nos excursions, et guidés par un domestique chinois, qui n’a d’autre mission que de nous ramener à Sha-Myen, dès que nous prononcerons ce nom, nous parcourons le centre de la cité, qui est un vrai labyrinthe. Pourtant, de longues artères droites, étudiées d’avance sur le plan de la ville, nous servent de point de repère : ce sont les rues de la « Droiture immaculée » (le boulevard Haussmann de Canton), de « l’Eternelle pureté » (qui correspond au boulevard de la Madeleine), de la « Bienfaisance et de l’Amour des Peuples » (boulevard Sébastopol) ! Bref, les noms les plus emphatiques de sentences morales et abstraites ont été donnés par les Chinois à leurs sales corridors dallés, et il est amusant de voir les inscriptions qu’ont placées au-dessous, pendant l’occupation alliée, les loustics gaulois ou irlandais : les voies chinoises du « Savoir clairvoyant », de « la Virginité raisonnée », de « l’Amour et de l’Espérance », ont été rebaptisées : « impasse de l’Opéra-Comique », rues de la Mère-Michel, du Sergent-Isidore et des pig-tails !

[ nous sautons ici volontairement un paragraphe, que nous jugeons trop difficile, décrivant la prison de Canton, les détenus et leurs conditions, les techniques de tortures et les instruments utilisés, etc. ]

Nous gagnons la ville haute, où nous savons que sont situées les Missions étrangères. Là, dans une modeste cabane de planches presque en ruine, nous sommes reçus par Monseigneur Guillemin, évêque de Canton. Le vénérable prélat a les traits de saint Vincent de Paul, et sa parole française pleine de douceur et d’onction nous va droit au cœur. Accompagné du père Guérin, qui a perdu la santé à évangéliser dans les terres malsaines de l’intérieur, du père Bernon, qui a été soldat avant d’être apôtre et qui a encore tout le cachet entraînant de notre armée, Monseigneur Guillemin nous montre les fondements de la cathédrale qu’il construit et qui sera le plus beau monument chrétien de la Chine. Quel contraste entre l’humble et misérable demeure du serviteur de Dieu, et le temple sacré qu’il élève ; entre la croix de la charité et l’emplacement arraché à la barbarie ! C’est ici même, en effet, qu’étaient les palais du fameux gouverneur Yëh ! La mémoire exécrée de cet homme cruel qui a fait couper tant de têtes, et qui s’est complu dans le despotisme le plus sanguinaire, sera effacée ici par les bienfaits des missions consolatrices des affligés, et protectrices de ceux qui souffrent.

C’est le 25 janvier 1861 que le vice-roi Laou céda à perpétuité ce lieu à Monseigneur Guillemin pour le culte catholique. Cet espace de deux cent quatre-vingts mètres de long sur cent trente de large est entouré de murs : c’est la citadelle d’où rayonnent les missionnaires qui vont porter le bien dans les provinces de Kwang- Tong et du Kwang-Si. Mais les fonds ont manqué pour faire encore de ce terrain de ruines le centre de bienfaisance tel que le rêve la Mission.

Pourtant, il y a déjà là le remède à bien des douleurs ! Monseigneur Guillemin, nous menant à droite au fond de son enclos, nous ouvre la porte d’une maison carrée : nous entrons dans une vaste salle que garde une sœur de Charité, et nous ne comprenons point au premier abord ce que signifient une vingtaine de sortes d’auges de bois, sur lesquelles sont étendues des couvertures grossières et de couleur foncée. La sœur soulève celles-ci, et que voyons-nous ? plus de deux cent cinquante petits enfants rangés là, les uns à côté des autres : c’est la récolte de la semaine ! si quelques-uns semblent vivaces, la plupart sont livides : douze ou quinze se meurent déjà, quatre viennent de mourir ! Et aussitôt, devant nous, ces corps inanimés sont enlevés à leurs frères d’infortune : le cœur se serre quand on voit ainsi côte à côte ces enfants parmi lesquels la mort se hâte de faire des vides. Pauvres petits anges qui râlent en commençant à vivre, et qui vivraient si leurs infâmes parents ne les avaient jetés par le froid sur les chemins et contre des cailloux ! Bien plus, on nous dit que les Chinois leur font boire quelque liqueur forte avant de les offrir à la charité publique, et c’est là la cause de tant de morts !

Chaque matin, les Chinoises chrétiennes élevées par les sœurs partent avec une hotte, et, « chiffonnières d’enfants », elles vont par les ruelles, dans les faubourgs, près des buissons, des murailles, des terrains déserts, et elles rapportent les pauvres petits êtres qu’elles trouvent les moins meurtris. Dans le principe, les Chinois vendaient avec complaisance les enfants qui leur semblaient superflus ; puis ils ont renoncé à cette coutume, agacés de voir élever par d’autres ceux dont ils devaient avoir charge. Mais on nous fait une remarque curieuse : en moyenne, sur cent enfants exposés, il y a quatre-vingt-dix filles et dix garçons seulement.

Avec plus de ressources pour payer des « chercheuses d’enfants », pour élever ceux qui qu’elles trouvent, et surtout pour augmenter le nombre de sœurs de France, on recueillerait ici des centaines d’enfants par jou ! Car « l’exposition » étend, comme une tache d’huile, ses tristes ravages. Par pauvreté surtout, par apathie souvent, par une morale faussée toujours, les familles les plus régulières et les plus légitimes, mais qui s’estiment déjà assez nombreuses, se débarrassent ainsi, dès les premières heures, des nouveau-nés qu’elles trouvent de trop !

En dehors de l’impression douloureuse qu’inspirent ces quelques sauvés du grand naufrage, rien n’est plus extraordinaire que cette coutume dans ses écarts, pour celui qui la considère de sang-froid. Ainsi, dans le Kong-Tcheou, avant les derniers ravages des rebelles, il était presque inouï de voir les enfants exposés. On les tuait dans l’intérieur de la famille, me dit le père Guérin, mais on ne les jetait pas sur les chemins ou dans les champs. A Canton même, certains quartiers ne donnent aucune recrue à la crèche, d’autres ne cessent de l’approvisionner.

Ô la belle et touchante œuvre que celle des crèches chrétiennes en Chine ! Maintenant que j’en puis parler de visu, je voudrais faire voir à ceux qui nient « l’exposition des petits Chinois », la modeste demeure qu’a bâtie Monseigneur Guillemin, - ces auges remplies d’enfants apportés en une semaine, ces quatre sœurs françaises occupés nuit et jour à les soigner, ces salles où sont entassés ceux de l’année dernière et d’il y a deux ans, ces groupes d’enfants de trois à quatre ans qui jouent dans la cour, enfin ces écoles d’orphelins et d’orphelines adultes qui ont grandi sous l’aile des Missions et qui leur doivent la vie et l’instruction.

Mais, au seuil de cet enclos, où Yëh dressait des listes de cent hommes à décapiter par nuit, il y a maintenant un « registre d’entrée », tenu par l’évêque français pour tous les enfants chinois qu’il cherche à rappeler à la vie, et voici un chiffre plus fort que mes humbles paroles et qui marque la réception des douze derniers mois : quatre mille huit cent quatre-vingt-trois enfants ont été en un an trouvés abandonnés, ont été recueillis, baptisés et soignés ici. Cette recherche a coûté quatre mille deux cent quarante-cinq francs, ce qui fait quatre-vingt-sept centimes par tête (la valeur d’une livre de laine en Australie !). Le personnel employé à l’intérieur de la crèche se compose de quatre sœurs françaises, de quinze sœurs chinoises, de trente orphelines et de sept domestiques. Avec l’entretien et la réparation de la maison, l’ensemble des dépenses de ce chapitre n’est monté qu’à quatorze mille cinq cent trente-quatre francs.

Pour une somme à peu près égale, l’évêque entretient l’orphelinat des garçons, où cent jeunes chinois sont instruits, logés et nourris, et où sont hébergés de plus une vingtaine d’autres dont il paye l’apprentissage. Ces garçons se marient ensuite, et prennent pour femmes les pauvres files recueillies comme ils l’ont été eux-mêmes ; ils s’installent aux environs de l’église, et grossissent ainsi peu à peu le noyau d’une population laborieuse et honnête, aimant l’Europe qui lui a envoyé des bienfaiteurs, aimant ses enfants qu’elle « n’exposera » jamais !

Tel est le bilan de l’œuvre charitable dont il nous est donné de voir les moindres détails. L’œuvre est en enfance, il est vrai, car les sommes allouées ne suffisent guère. Avec trois ou quatre feux d’artifices de moins dans nos fêtes publiques, que de milliers d’existences on pourrait sauver ici ! Ajoutez-y les trente-six écoles réparties dans la province, où quatre cents enfants sont élevés, cinq petits orphelinats qui entretiennent une centaine d’enfants (le tout coûtant environ onze mille francs), et vous saurez à peine la vingtième partie du bien que font en Chine les Missions étrangères !