Voyage autour du monde - Ludovic de Beauvoir (3)
17 février 1867
Notre dimanche a commencé, comme si nous étions en France, par la bénédiction latine de l’évêque à l’autel ; mais il a bien fini en Chine par les clameurs de plusieurs centaines d’enfants qui criaient derrière nous : « Fanqwaï ! fan-quai ! (diables et chiens d’Occident) ».
S’il y a environ dix-huit mille chrétiens dans toute la province, il y en a deux mille à Canton. Nous trouvons ces derniers agenouillés en plein air sur le sol, tout autour de la cabane de feuilles sèches qui sert de chapelle provisoire. Puis l’évêque, qui aime déjà tendrement le prince, nous garde au repas de midi, avec neuf missionnaires des villages environnants. C’est un petit coin de la France : à nos pieds, un cannon donné par l’amiral Jaurès rappelle les temps de guerre ; mais aujourd’hui c’est de la conquête pacifique faite par le christianisme qu’il s’agit seulement. Que les heures nous paraissent douces au milieu de tant de cœurs amis, et que de curieuses et intéressantes aventures chacun nous raconte ! Si j’ai été attristé depuis Singapour en voyant à quel point le commerce français est pauvre dans l’Extrême-Orient, et combien le pavillon tricolore n’y apparaît que rara avis in terris, l’impression générale que je ressens est moins désespérée et plus consolante aujourd’hui. Oui, c’est vrai : l’Angleterre, la reine des mers, est la dominatrice matérielle des empires asiatiques par son commerce colossal ; elle y importe des cotonnades et elle en exporte pour des milliards les thés et les soies ; mais la France est le pays des idées, et elle importe par ses missionnaires jusque dans les régions les plus inconnues de la Chine. Cette force morale, vivifiante et inépuisable, relevée par la pureté et la pauvreté de ses agents, illustrée par des martyrs et corroborée par la foi, secondons-la de toute notre cœur !
Les rapports des missionnaires avec les mandarins varient beaucoup suivant les lieux et les circonstances : ici l’intelligence est parfaite ; là les prêtres sont odieusement persécutés, moins en eux-mêmes, ce qu’ils préfèreraient, que dans la personne de leurs ouailles.
Mais de tels obstacles n’arrêtent pas l’œuvre chrétienne, à laquelle il répugnerait de s’imposer, et qui se maintient dans cet admirable rôle : recueillir les orphelins dont personne ne veut, sauver les enfants jetés sur les routes et soigner les malades qui l’implorent ! L’étendue immense des districts fait du missionnaire un pèlerin dont l’allure ordinaire est la marche forcée : appelé sans cesse à quinze et vingt lieues, il s’y rend en hâte, couchant souvent sur la dure et plus souvent encore insulté : ses chapelles disséminées sont des huttes de bambou. Mais il sape la polygamie, il fait tomber la coutume barbare « des petits pieds », il forme des cœurs honnêtes, et se fait, le front haut, auprès des mandarins et jusqu’à la cour de Pékin, l’avocat des malheureux injustement opprimés. Pour subvenir à tant de labeurs, il touche cent vingt piastres (six cent francs) par an, et je ne vous étonnerai pas en vous disant que les appointements de l’évêque de Canton (mille deux cents francs) réunis à ceux de tous ses missionnaires sont inférieurs au traitement minimum du dernier des dix ou quinze ministres protestants envoyés par les sociétés bibliques, et qui, dans leurs belles villas, vivent très confortablement sans ennuis et sans troupeau. Aussi, depuis notre arrivée en Chine, n’avons-nous pas trouvé un seul négociant anglais qui ne déplorât la stagnation lucrative de ses ministres, et qui n’admirât nos missionnaires pauvres, mais écoutés, hardis soldats de leur foi, abordant avec la fougue française les remparts d’une barbarie séculaire : ce sont les zouaves du clergé militant.
Quant à nous, la nuit vint presque nous surprendre dans cette atmosphère pure et française, bien faite pour réchauffer les cœurs qui commencent à souffrir du mal du pays… Mais nous rentrons au logis, pensant qu’au bout d’un an nous reverrons la terre natale, et que nos courageux hôtes de ce matin y ont, par force d’âme, renoncé presque pour la vie !
Dans notre rentre vers Sha-Myen, nous sommes bientôt arrêtés net au beau milieu de la « rue de l’Amour ». Une foule au trot, venant en face de nous, nous heurte d’une façon sauvage, et force nous est de chercher refuge dans une boutique remplie de poissons puants et d’œufs conservés dans de l’acide urique. Nous voyons alors défiler devant nous le plus baroque des cortèges : une vingtaine d’hommes montés sur des poneys zébrés cheminent les uns derrière les autres, criant Hou-ouh, houf-ouh ! (circulez, circulez !) ; et comme la ruelle n’a qu’un mètre et demi de large, il nous faut être lestes pour que les chevaux n’appuient par leurs fers sur nos orteils. Ces cavaliers majestueux portent d’une main un pique, et de l’autre agitent leur longue queue de cheveux pour fouetter leurs montures (ici, la queue sert à tout, à battre les chiens, les femmes et les chevaux, et à monter au ciel !). L’escadron, égrené comme un chapelet, escalade ou descend à l’aventure les marches glissantes qui relient les différents niveaux d’une rue chinoise. Viennent, à la file, des licteurs en rouge, portant des fouets, des haches, des sabres et des chaînes ; ce sont les bourreaux de Canton, compagnons indispensables de l’autorité locale. Puis, une foule confuse de deux cens porte-étendards s’échelonne sous nos yeux : mendiants en guenilles, hideux de saleté et de lèpre, ils ont, pour l’occasion, revêtu la livrée gouvernementale, qui se compose de loques voyantes. Rien ne fait mieux voir qu’un cortège de mandarin, combien en Chine les dignités et la vermine, la magnificence et la misère marchent côte à côte ; comment des gamins, vagabonds à midi, sont licteurs à quatre heures, et coucheront demi-nus le soir sur un tas de fumier ! Enfin, passent une douzaine de chaises à huit porteurs, palanquins fermés auxquels un petit carreau seulement donne du jour. La face ronde et grasse du gouverneur du Kwang-Tong s’y colle pour nous considérer de sa suite, portant la moustache à la tartare, se laissent plus ouvertement voir au peuple dans leurs robes enluminées d’or det d’argent.
Nous trouvons poli de saluer ces messieurs, mais leur figue impassible nous prouve que les Européens ne leur sont guère sympathiques ; ils se souviennent trop que nous avons lancé quelques boulets dans leurs pagodes il y a dix ans, après tout, ils auraient raison de nous appeler des Barbares, si nous ne cherchions pas une autre manière de les civiliser.
En opposition aux faces féroces des bourreaux de Sa Seigneurie, à l’immonde troupeau des acolytes de louage et à la majesté de décadence du cortège vice-royal, les coquettes « Filles du Ciel » offre à cette heure un vrai ensemble de paravent chinois : sentences peintes en écarlates, mandarins en riches costumes, mendiants qui hurlent, chevaux sur des escaliers, femmes peintes, palanquins et boutiques bariolés, tout s’y confond dans les plus vives couleurs d’une palette de potiche !
Ce quartier pourtant n’a pas toujours joui d’une aussi bruyante légère gaieté : dans une rue voisine qui a peut-être quatre cents mètres de long et qui est fermée à chaque extrémité par des portes, deux de nos soldats français avaient été tués en plein midi et en pleine rue pendant l’occupation alliée. Aussitôt que le commandant apprit ce crime, il n’hésita pas, fit fermer les portes de la rue, et y lança deux compagnies avec l’ordre de tout tuer, excepté les femmes et les enfants. Cet exemple nécessaire a arrêté désormais les meurtres, continuels jusqu’alors, et nous voyons par nous-mêmes « qu’en ouvrant l’œil » on peut circuler en sûreté à Canton.
Aussi le prince s’est-il hâté hier soir de refuser la garde de vingt matelots portugais mis à sa disposition par le commandant du Principe Carlos. Nous avons à notre suite un cortège de deux cents gamins moqueurs et harcelants, mais ils sont surtout curieux ; et, somme toute, ils me rendent au centuple le désagrément que j’ai dû causer dans mon enfance à quelque marchand chinois égaré à Paris en le dévorant des yeux et en le suivant pas à pas.