Voyage autour du monde - Ludovic de Beauvoir (4)

De Histoire de Chine

18 février 1867

Nous cherchons à faire quelques achats, ayant pour guide l’aimable père Chousy ; grâce à lui nous découvrons que le domestique chinois qui nous avait servi d’interprète jusqu’àlors, prenait contre nous les intérêts des marchands et leur disait : « Demandez-leur dix fois plus ; ils ne savent pas les prix et ils payeront. » Du reste, s’il y a surabondance de marchandises dans les boutiques, ce n’est guère que du « moderne ». Le « vieux chine » est payé par les Chinois bien plus cher que nos amateurs, et les seules belles choses que nous trouvions sont dans la rue de « l’Eternelle Pureté », chez un brocanteur qui les extrait de caisses arrivées d’Amsterdam. Quelques-unes ne sont pas encore ouvertes, et il y aura sans doute quelques Européens qui fera faire à leur contenu une seconde fois le voyage d’Europe.

Suivant les indications de notre boussole (car ici nous naviguons à pied), nous explorons l’est de la ville, et nous passons par une grande place carrée d’où s’élèvent les plus malsaines odeurs. Là, nous buttons contre quelques cadavres de lépreux ; bientôt une cinquantaine de ces pauvres êtres, soulevant chacun la natte qui le couvre, nous tendent les mains sans pouvoir se lever sur leur séant. Quand ils se sentent à bout de forces, ils viennent là, se blottissent les uns contre les autres et attendent la mort avec résignation. Dans cette cité misérable, où personne de sain n’ose mettre les pieds, et où nous nous sommes égarés, les lépreux eux-mêmes font leur police. Nous en voyons trois ou quatre, encore valide quoique chancelants, arracher leurs confrères morts des nattes pourries qui leur ont servi de maison, puis de linceul : ils les tirent par un pied jusqu’au quai, comme un chien qu’on va jeter à l’eau ; et, pour eux aussi, le fleuve devient un cimetière.

Comme ici tout est contraste, nous arrivons rapidement à un quartier riche ; reçus poliment dans quelques magasins, nous nous rendons compte de l’habillement des familles aisées. A mesure que l’automne et l’hiver s’avancent, les Chinois endossent casaquins sur casaquins et cuissards sur cuissards ; ils n’ont point de feu dans leur salon, et ne se déshabillent pas pour se coucher ; semblables à des oignons, ils ont quinze et vingt pelures au fort de l’hiver, et ils se maintiennent ainsi, sous des couches d’ouate superposées, dans une douce chaleur… et exhalent une odeur que je m’abstiens de qualifier. Au printemps, la pelisse est remise dans l’armoire, les casaquins diminuent en raison inverse du thermomètre, et l’habillement resté six mois prisonnier est rendu à la lumière du jour. Quel peuple de chrysalides… !

Il semble donc que l’eau ne leur est pas sympathique ! Mais s’ils ne servent pas pour se laver, je leur rends cette justice qu’ils savent l’employer habilement pour en faire des horloges. Depuis des siècles, Canton a eu la spécialité d’un appareil hydraulique des plus simples, qui se compose de quatre jattes de cuivre sur des gradins, de telles sorte que le niveau supérieur de l’une arrive au niveau inférieur de l’autre ; l’eau en tombant goutte à goutte y indique vingt-quatre heures par un flotteur qui correspond à une échelle graduée.

Nous finissons notre journée par le champ des exécutions, où un apprenti coupeur de têtes, très familier et très jovial, veut à toute force me donner une poignée de main ; puis nous passons par le « mont de Vénus », près duquel sont des salles d’examen. Des deux côtés d’une avenue de trois cents mètres de long, sont disposées à angle droit neuf mille deux cent trente-huit niches carrées, dans chacune desquelles un homme ajuste la place pour s’assoir. C’est là que pendant huit jours on enferme, tous les trois ans, les candidats aux grands examens. La composition est écrite, et de ce concours sortent les bacheliers, licenciés, docteurs, mandarins, lettrés et officiers supérieurs de l’Empire du Milieu. Dans le dialecte supérieur (obligé pour ce concours), il y a trente-deux milles caractères ! Tout le mérite, paraît-il, est dans la calligraphie. Une commission de dix mandarins, sous la présidence du ministre de l’Instruction publique, examine les copies et récompense la plus belle main.

C’est bien là le cachet, le symbole, le type de l’esprit de la civilisation des Chinois. Assurément, ils ont une intelligence des plus étendues, et d’admirables aptitudes : ils ont le génie du commerce, et poussent l’entente de la vie matérielle à une perfection qui nous étonne souvent. Il faut le dire, ils étaient civilisés, ils avaient la boussole, la poudre, les tissus, l’imprimerie, quand nos pères mangeaient des glands dans les forêts de la Gaule, se couvraient de peaux de bêtes sauvages et faisaient la guerre avec des flèches ; mais on sent que cette civilisation, coulée dans un même moule, s’y est figée depuis longtemps.

En matière politique, ils ont eu leur 1789 bien des siècles avant nous : l’aristocratie de naissance a cédé à la libre compétition des places par des examens publics. Quand le dernier coolie peut, s’il s’adonne à des travaux littéraires, parvenir au bouton de mandarin, comment se fait-il pourtant que les fonctionnaires issus des concours libres deviennent les despotes les plus impitoyables, les plus vénaux et les plus injustes, maltraitant cette plèbe dont ils faisaient partie hier !

Le Chinois n’a pas de religion, il n’a qu’un culte, celui des ses intérêts, et, par suite, une superstition et une adoration aveugle envers les génies qui passent pour présider à la fortune.

Et, dans toutes leurs œuvres, s’il y a quelquefois perfection, il n’y a jamais étincelle ! Tout est là : ici ils sculptent et vénèrent des cercueils, mais là ils tuent sans scrupules des nouveau-nés ! Ils cherchent le mérite dans la calligraphie, et non dans la pensée. Comment les idées peuvent-elles progresser dans un pays, quand il faut toute une vie d’un homme supérieur pour acquérir la connaissance de l’alphabet ? IL en résulte que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la population de la Chine ignore la moitié des caractères qui expriment les idées, et qu’ils ne comprennent pas le langage de ceux qui s’instruisent pour eux-mêmes et non pour enseigner ! Les grands lettrés passent leur vie un pinceau à la main, s’essayant avec élégance, sur une brique poreuse, de pieuses sentences inintelligibles pour le commun du peuple, et qui, éclatantes d’or au fonds des pagodes, ne parlent pas à l’âme de leurs adorateurs. Leur littérature n’est plus qu’un coup de pinceau ; et le Chinois, si avancé dans les projets matériels, demeure fatalement immobile dans le champ des idées !

Il est à noter que Ludovic de Beauvoir n’a que 19 ans quand il s’embarque avec son ami d’enfance le duc de Penthièvre pour ce voyage autour du monde qui de 1865 à 1867, le mène en Australie, dans les Indes néerlandaises (l’Indonésie), au Siam (Thaïlande), en Chine, au Japon et aux États-Unis.

Afin d’illustrer ce dernier passage du livre de Ludovic de Beauvoir, nous vous proposons une photo « albumen » de ses salles d’examen (Examination Hall) mentionnées ci-dessus, du célèbre photographe cantonais de Hong Kong Lai AFONG qui avait également un studio photo à Canton. Ses nombreuses photos nous permettent de voir la ville et sa campagne proche à cette époque de la fin du 19e siècle.

Salles d'examen