Alexandra David-Néel et les missionnaires en Chine

De Histoire de Chine

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Rédigé par Joëlle Désiré-Marchand

Ancienne géographe-cartographe universitaire, Joëlle Désiré-Marchand est l’une des spécialistes d’Alexandra David-Neel. Elle lui a consacré plusieurs livres dont la seule biographie illustrée par les cartes détaillées de ses voyages.

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Résumé

Une marche effectuée dans des conditions extrêmes permit à la Française Alexandra David-Neel (1868-1969) de réaliser un exploit au Tibet en 1924 : elle fut la première femme occidentale à pénétrer à Lhassa, la capitale interdite. Auparavant, elle avait longuement voyagé en Inde, vécu en Himalaya, puis sillonné la Chine. Durant ses circuits, en particulier dans les provinces sino-tibétaines, cette bouddhiste de la première heure fut parfois accueillie dans des missions chrétiennes. L’article restitue le pittoresque des contacts entre la voyageuse et les missionnaires dispersés en Chine au début du XXe siècle.

L’exploratrice Alexandra David-Néel[1] fut habitée durant toute sa vie par la passion des voyages, des religions et des philosophies. À cinquante-six ans, elle devint célèbre dans le monde entier en étant la première femme occidentale à atteindre Lhassa, la capitale du Tibet interdit aux étrangers.

Une personnalité hors du commun

Née le 24 octobre 1868 à Paris, Alexandra passe sa jeunesse à Bruxelles en rêvant aux héros des romans de Jules Verne. Rejetant le catholicisme bigot de sa mère, elle passe au protestantisme paternel avant de choisir le bouddhisme comme voie spirituelle dès l’âge de vingt ans. Mais elle gardera le Christ au fond du cœur. Cantatrice soprano en ses débuts, elle se fait aussi connaître en tant que « femme de lettres » aux idées progressistes et féministes[2]. Son dernier contrat artistique l’amène à Tunis où elle s’installe. Là, elle épouse le Français Philippe Néel, ingénieur des Chemins de fer. Comprenant rapidement le goût irrépressible de son épouse pour les voyages et les recherches orientalistes, il la laisse accomplir sa vocation. Outre ses articles, Alexandra publie deux recueils sur des penseurs chinois du Ve siècle avant J.C : Le philosophe Meh-ti (ou Mo-tse) et l’idée de solidarité (1907), puis Les théories individualistes dans le philosophie chinoise (Yang tchou) (1909)[3].

Voulant découvrir les religions dans leurs pratiques contemporaines, elle part pour Ceylan et l’Inde en 1911. Son livre Le Modernisme bouddhiste et le bouddhisme du Bouddha[4] lui apporte un renom certain parmi les orientalistes. Elle charge son mari de garder toutes ses lettres car elles fourniront matière à ses futurs livres.

Un séjour capital au Sikkim en Himalaya

Après l’Inde la voyageuse se rend au Sikkim, petit protectorat britannique situé entre le Népal et le Bhoutan. Pourquoi ? parce que le XIIIe dalaï-lama séjournait à proximité, et qu’il s’apprêtait à regagner Lhassa. Le 15 avril 1912, la bouddhiste David-Neel a le privilège d’être reçue par le hiérarque.

La population du Sikkim pratique le bouddhisme tibétain (alors appelé lamaïsme). Kumar Namgyal, le fils héritier du maharadjah, permet alors à Alexandra de s’imposer comme savante bouddhiste dans son pays. Anglophone, le jeune prince la présente à un maître réputé, le gomchen[5] de Lachen, village situé à 2 800 m d’altitude, au nord du Sikkim. Et cet ermite contemplatif accepte d’initier la dame occidentale aux rudes méthodes de la vie érémitique des ascètes tantriques du Tibet. De 1914 à 1916, elle vit alors dans une grotte à 4 000 m d’altitude, apprenant les pratiques des yogis en leurs retraites, la langue de Lhassa, et les traditions du « Pays des neiges ».

En juillet 1916, Alexandra franchit le dernier col de l’Himalaya par le sentier muletier et se rend au monastère de Tashilumpo, situé à neuf jours de marche des ermitages, au Tibet historique. Elle y rencontre le IXe panchen-lama, second hiérarque des bouddhistes de la lignée Gelugpa[6]. Durant son séjour, le grand personnage lui offre une tenue lamaïque. Son excursion ayant été effectuée sans autorisation officielle, le Résident britannique expulse Mme David-Neel du Sikkim. Alexandra quitte l’Himalaya forte d’une expérience exceptionnelle.

En 1914, elle avait engagé à son service un garçon de quatorze ans, formé au monastère, intelligent et dévoué, nommé Aphur Yongden. Il la considéra comme son maître spirituel, restera à ses côtés et deviendra son fils adoptif.

1918. Quelques étapes dans des missions protestantes

Le voyage d’Alexandra David-Neel de 1911 à 1925[7]

Après plusieurs mois en Birmanie, au Japon et en Corée, Alexandra arrive à Pékin en octobre 1917. Elle s’installe près du Temple des lamas. Circonstance heureuse, elle rencontre un grand lama tibétain qui s’apprête à retourner dans sa région du Koukou Nor[8] (Qinghai) au nord du Tibet. Il accepte qu’elle se joigne à sa caravane.

Le départ est donné en janvier 1918. La caravane se compose de six chariots, quinze mules, le lama et sept hommes, tous armés car le pays est en guerre civile. Charrettes bringuebalantes, nourriture maigre, villages pauvres, étapes dans des masures, telles seront les conditions du long trajet entre Pékin et le Koukou Nor, sur plus de 1 500 km. Durant les six mois du périple, Alexandra fera quelques étapes dans des missions chrétiennes, ainsi à Tungchow et à Pigliang.

Avril-mai 1918. Aux missions protestantes de Tungchow (Shensi) et de Pigliang (Kansu)

Premier obstacle au mois de mars : la caravane est bloquée à Wen-li-chen par un conflit local. Des coups de feu éclatent de tous côtés, les rebelles ont pris la ville. Les armes sont moyenâgeuses. À sa grande surprise, Alexandra reçoit une invitation venant des missionnaires protestants de Tungchow, ville située à 40 km de là. Comment ont-ils appris sa présence dans la caravane du lama ? Elle l’ignore. Le pasteur, un Suédois nommé Joseph Olsson, et son épouse danoise appartiennent à la China Inland Mission[9]. Alexandra écrit à Philippe : « L’un et l’autre sont plus qu’aimables envers moi, mais ils me séquestrent littéralement dans la crainte - bien enfantine - que l’on puisse se douter au dehors qu’il existe des Européens qui ne sont pas chrétiens. » Dans sa chambre, elle s’apprête à allumer quelques bâtons d’encens… avant de remarquer le visage affolé de son hôtesse : « Enfermez cela, je vous prie, les servantes croiraient que vous adorez des idoles  »[10]. L’invitée ironise sur ce couple bienveillant mais obsédé par sa position sociale et son manque d’ouverture d’esprit[11].

L’on comprend qu’un gouffre sépare la pensée de la voyageuse de celle des missionnaires. Imprégnée de bouddhisme et de son vécu en Himalaya, Mme David-Neel a dépassé la nécessité intérieure de respecter les conventions sociales sur fond de certitudes religieuses. Cette disposition d’esprit, l’un des traits majeurs de son caractère, s’exprimait déjà dans les textes libertaires de sa jeunesse[12].

De Sian à Kumbum : 8 mai – 12 juillet 1918[13]

La caravane avance lentement vers l’Ouest où les gîtes sont « de plus en plus misérables et sordides... ». Au-delà de Sian (Xi’an), voici Pigliang. Faute de trouver une place dans une auberge chinoise, Alexandra se rend à la mission protestante, également rattachée à la China Inland Mission. L’accueil est d’autant plus sympathique que son passage avait été signalé de Sian. Les nouvelles se propagent vite.

À Lanchow une dizaine de jours plus tard, elle est « attendue par le Percepteur général des Postes de la province, un Chinois parlant bien anglais. » La voyageuse apprécie ces accueils cordiaux. Depuis son départ, l’épouse lointaine écrit plusieurs fois par semaine à Philippe. Elle lui raconte sa vie, et dépose ses paquets de lettres dans les villes dotées d’un service postal.

1918-1921. Vers le monastère bouddhiste de Kumbum au nord du Tibet

Juin-juillet 1918. Les missions de Sining au Koukou Nor

Carrefour des civilisations musulmane et tibétaine, voici Sining (Xining), la ville des caravanes qui marchent vers l’Asie Centrale ou vers le Tibet. Mme David-Neel rend visite aux deux missions chrétiennes. La protestante fait partie de la China Inland Mission, la catholique est tenue par un « missionnaire de Scheut », le père Shram. Alexandra est heureuse de rencontrer ce prêtre belge. La mère de la voyageuse était d’origine belge ; elle-même avait vécu en Belgique jusqu’à sa majorité.


Deux ans et demi au monastère de Kumbum (actuel Taer)

Alexandra David-Neel arrive au monastère bouddhiste de Kumbum en juillet 1918. Sa personnalité de savante bouddhiste et son désir d’étudier encore lui permettent d’être acceptée dans la ville monastique où demeurent 3 000 moines. Logeant dans un appartement agréable, elle apprécie le calme, le rythme des journées, le pittoresque des fêtes, et ce ciel si lumineux. Le quotidien peu onéreux est un autre avantage. Elle vit à la manière d’une dame lama, lit, copie et fait copier des textes de la tradition tibétaine, dont des extraits d’un ouvrage fondamental, la Prajnaparamita. Elle en publiera une traduction partielle à 90 ans[14].

Depuis 1911, Philippe Néel jouait le rôle de correspondant bancaire à son épouse en lui envoyant les mandats nécessaires à sa survie (elle avait aussi des fonds propres). Malgré son ordinaire d’une austérité totale, la dame lama se trouve parfois en grandes difficultés financières car, à partir de ce lieu éloigné, le courrier met entre trois et quatre mois pour arriver à destination. Dans ce cas, Alexandra doit emprunter… aux missionnaires de Sining. Le père Shram lui fait confiance car elle rembourse dès l’arrivée d’un mandat. La situation ne s’améliorera qu’avec la réception d’un mandat substantiel début 1921.

La durée exceptionnelle de ce séjour atteste la position particulière d’Alexandra : elle n’était pas une étrangère comme les autres. Elle quitte Kumbum le 5 février 1921 avec une caravane de cinq mules et quatre serviteurs, Yongden et elle-même. Ils camperont en route.

1921-1923. De Kumbum à Chengtu, un peu de repos aux missions catholiques

Le père Jean-Baptiste Charrier[15]

Dans l’intention de gagner secrètement Lhassa, Alexandra contourne d’abord le Tibet à l’Est par le Szetchuan. Puis, à partir de Weitchou (Wenchuan) elle se dirige vers l’Ouest pour pénétrer dans les Marches tibétaines.  Mais les autorités veillent…

La caravane est stoppée à environ 200 km à l’ouest de Weitchou en juillet 1921. Un fonctionnaire chinois l’arrête à Foupien (Fubian). Furieuse, Alexandra menace d'alerter le consul de France qui réside à Chengtu, mais personne ne veut perdre la face ! Or, après deux jours d’immobilisation, le Chinois libère l’équipage. Sans le savoir, la voyageuse vient de recevoir l'aide d'un compatriote. Ayant eu vent de l'incident, il a fait demander au sous-préfet chinois d’arrêter ses tracasseries sous peine d'ennuis avec le consul. Ce compatriote secourable se nomme Jean-Baptiste Charrier[16]. Il est responsable de la mission catholique de Sinkaïtze - Mow Kong Ting, située à 50 km au sud de Foupien, dans la même vallée.


Aux missions de Sinkaïtze – Mow Kong Ting (Xiaojin) et de Taou (Dawu)

Alexandra apprend ainsi l’existence de cette mission rattachée aux Missions Étrangères de Paris. Elle s’y présente trois jours plus tard. L’épisode montre à la fois les bonnes relations du père Charrier avec les autorités locales, et sa réputation dans la vallée. Sinkaïtze est le nom tibétain de la localité, Mow Kong Ting le nom chinois (actuel Xiaojin). Après un parcours rendu pénible par la chaleur, les étapes sommaires, les ponts branlants et les chemins à peine praticables, cette rencontre est un vrai réconfort. Alexandra loge dans une bâtisse destinée à devenir une école de filles. La Française bouddhiste, ses Tibétains et les bêtes s’y reposent douze jours. Chaque après-midi, le père Charrier « pas bigot du tout » vient discuter avec elle et se réjouit de parler le français. Il est « des plus aimables », écrit Alexandra à Philippe[17]. Elle prie son mari d’envoyer « une carte avec quelques mots aimables de remerciements » au missionnaire.

Le parcours devient encore plus difficile après Sinkaïtze, tant les sentiers sont boueux et souvent effondrés au-dessus de rivières gonflées par les pluies. L’un des domestiques tombe à l’eau et manque de se noyer, deux mules glissent du chemin qui s’est éboulé. Ils arrivent tout trempés à la mission de Rumichangu (Danba) où ils retrouvent l’abbé Charrier qui était venu rendre visite à son collègue, le père Hiong, chinois.

Les missions catholiques implantées dans les Marches Tibétaines font partie de la « Mission Thibet »[18] alors placée sous l’autorité de Mgr Giraudeau. La caravane poursuit jusqu’à Taou (Dawu) où réside le père Davenas[19]. Ce missionnaire français avait jadis été torturé par des Tibétains. Alexandra installe sa tente sur le toit d’une maison indigène et reste dix jours. L’abbé vient « luncher » avec sa compatriote et lui achète sa petite mule. Le mandarin local lui offre un présent de grains.

Un seul missionnaire refusa d’héberger Alexandra et son équipage, celui de Charatong (Kia-ku-long), le Père Alric. Charatong est la dernière mission chrétienne des Marches Tibétaines vers l’Ouest. Le Tibet reste le fief exclusif des religions locales, lamaïste et bön.  

Arrêtée une nouvelle fois un peu plus loin, Alexandra remontera vers Jakyendo (Yushu) où elle restera bloquée pendant près d’un an. De là, elle se rendra jusqu’à Tunghuang (Dunhuang) pour visiter les Grottes bouddhiques de Mogao. Elle vit sur le terrain avec ses tentes, ses serviteurs et les animaux porteurs (yaks, mules, ou chameaux pour Mogao). Elle redescendra ensuite vers le Szetchuan (Sichuan) en avançant dans des conditions épuisantes jusqu’à Chengtu (Chengdu).

Juillet-octobre 1923. Un parcours éprouvant du Szetchuan au Yunnan

Été 1923. Un mois de repos à Chengtu

Fatiguée et malade, Mme David-Neel arrive à Chengtu le 18 juin. Elle est accueillie avec bienveillance par les religieuses franciscaines de la mission catholique. Siège épiscopal, la ville possède un grand séminaire et plusieurs écoles catholiques. Alexandra rencontre l’évêque, Mgr Rouchouse [20]. Un évêché anglican et plusieurs missions canadiennes et américaines ont aussi été mis en place par les protestants. À l’hôpital, Alexandra reçoit les soins du docteur Gervais, un Français. Elle loge dans la maison du directeur de l’Institut Pasteur, alors en congé, et anime une causerie au consulat. Mais les difficultés financières ne quittent pas la voyageuse qui fait appel… au consul. Marcel Baudez lui accorde un prêt.

Tatsienlou (Kangding) durant l’hiver 1938[21]

Sur le plan politique, la situation générale se dégrade dans la province. Problèmes sociaux, conflits locaux, luttes intestines, pillages, manifestations de xénophobie et violences se multiplient. Alexandra quitte Chengtu le 14 juillet 1923 avant d’être rétablie.

Sur la rivière Min, elle fera étape à la mission catholique de Kiating (Leshan) : « tous les officiers de marine, tous les Français de passage, juifs ou libres penseurs, font de même », écrit-elle[22]. Quatre mois d’un parcours rude car effectué dans des conditions précaires lui seront encore nécessaires avant d’arriver à Tsedjrong (Cizhong) au Yunnan.

Le martyre des missionnaires aux confins du Tibet

Les petites missions établies au Yunnan le long du Mékong faisaient aussi partie de la Mission Thibet, cette « Mission impossible » évoquée dans la correspondance du père Dubernard. Celui-ci mourut martyrisé, sauvagement exécuté par des Lissous en 1905[23]. Les persécutions de chrétiens furent nombreuses dans cette région située au contact du Tibet. Les drames répondaient parfois à des conflits entre Tibétains, Chinois et populations locales, selon la position supposée des missionnaires. Les pères Mussot, Soulié, Bourdonnec et Vignal furent assassinés la même année que le père Dubernard, puis ce fut le père Behr en 1907. Théodore Monbeig chargé de la mission de Tsedjrong subit le même sort en juin 1914. Or c’est de cette vallée au terrible passé, qu’Alexandra souhaite partir vers le Tibet.

Octobre 1923. Alexandra David-Neel à la petite mission de Tsedjrong

Alexandra, Yongden, deux serviteurs et un cheval traversent le Mékong tumultueux en glissant sur le pont-corde situé à peu de distance de Tsedjrong. Prévenu, le missionnaire avait envoyé des hommes pour aider au passage du fleuve. Le père Jean-Baptiste Ouvrard[24] accueille aimablement la visiteuse et son groupe. Il les héberge pendant quelques jours. Puis Alexandra part en laissant son cheval au missionnaire Après avoir renvoyé les serviteurs, la voilà enfin seule avec son fils, au pied de ce Tibet interdit qui l’obsède depuis tant d’années ! La présence de Yongden est un atout essentiel[25].

Octobre 1923 - février 1924. De Tsedjrong à Lhassa, un exploit inégalé

Afin de n’être pas repérée comme étrangère, Alexandra a choisi de se faire passer pour une Tibétaine accompagnant son fils, un lama en pèlerinage. Comme les pèlerins, ils porteront leurs bagages sur le dos, dormiront au pied d’un arbre, à l’abri d’un rocher ou dans une grotte, rarement hébergés chez des habitants toujours méfiants. Le froid, la faim, les accidents et les mauvaises rencontres feront partie des risques.

Partis de Tsedjrong en automne 1923, ils affrontent bientôt l’hiver dans des paysages inconnus : hauts plateaux balayés par les vents, vallées encaissées, montagnes inviolées, cols de haute altitude, panoramas éblouissants. Quand leur chemin traverse un village, ils mendient leur nourriture. La mère récite des mantras d’un air benêt, mais son esprit aiguisé retient mille détails sur le quotidien du petit peuple tibétain. L’orgueilleuse Alexandra fait de son mieux, « Je manque de pratique dans l’art de lécher mon bol… »[26].

Décembre 1923. Il neige abondamment, Yongden tombe dans un ravin et se foule la cheville. Avec difficulté ils trouvent un abri sommaire mais, n’ayant plus rien à manger, ils jeûneront pendant six jours. Au fil des mois, l’indigence progressive de leurs personnages s’harmonise avec celle des gens du pays, frustes et pauvres. Yongden accomplit des rituels à la demande.

Alexandra David-Neel et Aphur Yongden à Lhassa en mars 1924[27]

Février 1924. Après quelque 2 000 km de marche clandestine, Alexandra « réduite à l’état de squelette » entre enfin dans Lhassa… discrètement ! Les deux pèlerins sont épuisés. La mère garde son aspect de pauvresse pour assister incognito aux extraordinaires fêtes du Nouvel An tibétain, découvrir le Potala, puis les prestigieux monastères des environs : Drepung, Sera, Ganden. Trop faibles pour repartir à pied, ils quittent Lhassa à cheval et visitent les sites historiques de la vallée du Yarlung Tsangpo (Brahmapoutre). C’est à Gyantze qu’Alexandra révèle son identité le 5 mai 1924. En haillons et dénuée de tout, elle est accueillie par le représentant commercial britannique, David Macdonald, stupéfait et admiratif !

Deux semaines plus tard, l’exploratrice reprend la piste de l’Inde. En chemin, elle reçoit une invitation du père Douénel[28], le responsable de la mission catholique de Pedong située au nord du Bengale. Il hébergera Alexandra durant tout l’été, jusqu’à ce qu’elle reçoive les moyens de partir. Séjournant encore plusieurs mois en Inde, elle ne regagnera la France qu’en mai 1925, accompagnée de Yongden.

D’innombrables admirateurs et… des détracteurs

Alexandra David-Neel racontera son exploit dans son livre le plus célèbre, Voyage d’une Parisienne à Lhassa, sans cesse réédité depuis 1927, rapidement suivi de Mystiques et magiciens du Thibet, puis Initiations lamaïques. Aujourd’hui encore, grâce à son style vif, émaillé d’anecdotes vécues et de remarques subtiles, elle nous emmène avec bonheur vers le Tibet ancien. L’écriture n’a pas vieilli. Son œuvre comptera une vingtaine de livres et de nombreux articles. La correspondance à son mari sera publiée après sa mort[29].

Mme David-Neel ne laisse pas indifférent : certains l’admirent, d’autres l’exècrent. Si le Voyage d’une Parisienne à Lhassa suscita l’enthousiasme des admirateurs, il inspira aussi quelque suspicion. Certains détracteurs doutèrent de son périple tant il semblait extravagant. Comment une femme aurait-elle pu réussir là où des explorateurs chevronnés avaient échoué ? Depuis lors, l’itinéraire de cet exploit a été démontré et cartographié de manière détaillée[30].

Ignorant les atouts dont disposait l’exploratrice, les missionnaires catholiques firent partie des détracteurs. Ainsi le père Francis Goré qui succéda au père Ouvrard à Tsedjrong. Auteur de Trente ans aux portes du Tibet, interdit. 1908-1938[31], il devint un éminent spécialiste du monde tibétain. Sa description ethnographique du Tibet est rigoureuse, mais il ne circula jamais au cœur du pays interdit. Et son statut de prêtre catholique au service d’une Église condescendante envers les femmes l’empêcha sans doute d’admettre le succès de l’exploratrice. C’est que le comportement de cette Mme David-Neel, mariée mais indépendante, autoritaire et téméraire, bouddhiste de surcroît, heurtait les gens d’Église.

Francis Goré releva des imprécisions, voire des erreurs dans les livres d’Alexandra. Certes, il y en a. Mais comment avait-elle recueilli ses informations ? sur le terrain, dans des conditions peu propices à l’écriture. On lui reprocha d’écrire les toponymes de manière phonétique, mais en l’absence de graphies normalisées, les autres voyageurs procédaient de même. Et puis, Alexandra ne faisait pas partie des « explorateurs scientifiques ». Elle voyageait en menant les recherches qui répondaient à ses aspirations intérieures. Lhassa fut un défi.

Dès son retour en 1925, elle fut happée par la presse et les sociétés savantes. Il fallut parer au plus pressé, travailler avec acharnement : sept livres en dix ans, des conférences, des articles, des entretiens. Rythme intensif, sans commune mesure avec celui des missionnaires isolés du monde extérieur pendant des années.

Les missions chrétiennes en Chine au XIXe et au début du XXe siècle

On a vu qu’Alexandra ne dédaignait pas le contact avec les missionnaires dispersés un peu partout dans l’immense Chine xénophobe. Tous les étrangers agissaient de même, heureux de retrouver pour un moment des personnes issues de leur civilisation, qu’ils fussent Européens ou Américains. Les missionnaires connaissaient bien leur terrain, parlaient la langue des populations locales et accueillaient les rares visiteurs.

De nombreux ouvrages et sites Internet relatant l’histoire des missions chrétiennes,[32] rappelons seulement que l’Empire chinois faisait partie des terres de Mission depuis plusieurs siècles. Le mouvement missionnaire connaissait un élan sans précédent depuis le XIXe siècle, mais les Chinois faisaient l'amalgame entre les représentants du christianisme, la politique coloniale et les tentatives occidentales pour acquérir des droits commerciaux.

Un épisode de la « guerre des boxeurs » avait entraîné un massacre de masse chez les chrétiens en 1900. Le 10 juin, l'impératrice Tseu-hi avait déclaré que tous les étrangers devaient périr sans retard. Le protocole signé après l'intervention du corps expéditionnaire européen, confirma le Traité de Tientsin qui avait autorisé la présence des missionnaires dans l’Empire.

1937-1946. Un dernier voyage perturbé par les guerres

Alexandra David-Neel repart en Chine en janvier 1937, avec Yongden. Après quelques mois à Pékin, elle se rend au Wutai Shan, la montagne sacrée où les bouddhistes vénèrent Manjushri, le bodhisattva de la Sagesse et du Savoir. Son objectif est de recueillir légendes et chroniques à son sujet, et d’approfondir certains aspects du taoïsme. Heureuse de retrouver l’atmosphère des temples tibétains, elle loge au monastère de Pou-sating (Pusadingsi). Mais des rumeurs inquiétantes commencent à circuler en juillet : les Japonais attaquent la Chine. La mère et le fils quittent le monastère à regret le 20 septembre. Commence une fuite éperdue vers le Sud.

À Taiyüan bientôt bombardée, le pasteur de l’English Baptist Mission leur vient en aide. Ils attrapent le dernier train pour Hankow, mais perdent tous leurs bagages lors d’une alerte dans une gare. Les voilà à Hankow… hébergés avec difficulté à la Lutherian Mission. La sécurité n’étant pas assurée, ils embarquent sur le Yangtzé en direction de Chungking. La mission protestante canadienne les accueille pendant un mois.

Ils arrivent finalement à Chengtu en mars 1938. Le consul général de France, le docteur Béchamp, procure un pavillon à Alexandra. Un nouvel hôpital est géré par les protestants canadiens. La ville est-elle plus sûre ? Non. Très sensible à la montée des « sentiments anti-étrangers », Alexandra informe Philippe que Mgr Rouchouse a failli être poignardé dans son évêché. Il faut fuir vers le Tibet.


1938-1943 à Tatsienlou (Kangding). 1943-1945 à Chengtu

Ils parviennent à Tatsienlou en juillet. La ville est pleine de réfugiés. D’abord accueillie à la mission protestante écossaise, Alexandra trouve ensuite un petit ermitage au-dessus de la ville (Pomo San), qu’elle doit quitter pour l’hiver. Où trouver un logement ? peut-être à la mission catholique. Mgr Valentin[33] demande aux religieuses de mettre un local à sa disposition. Alexandra et Yongden s’installent dans un ancien entrepôt à céréales, pour un loyer dérisoire. Au calme, la réfugiée rédige trois livres[34], mais la sédentarité et le manque de moyens lui pèsent. La situation devient désastreuse quand la Seconde Guerre mondiale s’ajoute à la guerre sino-japonaise, et plus grave encore quand Alexandra apprend le décès de son mari, survenu le 8 février 1941. Profondément affectée, à soixante-treize ans elle perd son confident et se retrouve sans ressources. Sa santé se dégrade, son caractère s’aigrit. Après une sévère altercation avec les religieuses, Alexandra et Yongden quittent violemment les lieux en 1943. Elle regagne Chengtu où elle donne quelques cours et conférences sur l’orientalisme.

Après un dernier long séjour en Inde, Mme David-Neel sera rapatriée en France. Son atterrissage à Paris le 1er juillet 1946 marque la fin de ses pérégrinations en Asie.

La réputation d’Alexandra David-Neel parmi les missionnaires

Franche dans ses propos, l’exploratrice critiquait le prosélytisme des missionnaires car elle estimait que les dogmes du christianisme allaient trop à l’encontre des conceptions orientales. Dans les secteurs de grande pauvreté, affirmait-elle, les candidats au baptême reniaient leurs croyances ancestrales simplement pour manger. Ce point de vue ne pouvait que déplaire aux religieux.

En 1990-1991, Mgr de Boisguérin, ancien évêque de Suifu (Yibin)[35] me fit part du souvenir qu’il avait gardé de Mme David-Neel. Il l’avait croisée à Chengtu dans une réception que le docteur Béchamp avait donnée au consulat en 1938 : « son mauvais caractère la desservait. Elle était très mal vue des missionnaires et du docteur Béchamp qui l’avait hébergée dans un pavillon. Coincée par la guerre, et sans argent, elle le harcelait de demandes multiples. Il lui en a prêté ». Cela d’empêchait pas le Dr Béchamp d’éprouver une grande admiration pour elle. Alexandra David-Neel impressionnait ces messieurs, tant par ce qu’elle avait accompli que par sa grande culture. Mais ses idées très arrêtées ne jouaient pas non plus en sa faveur. « Les missionnaires eux aussi avaient des idées très fermes et n’étaient pas toujours très diplomates ni très agréables », ajouta l’ancien évêque.

Un autre témoignage me fut donné par le père Christian Simonnet qui se rendit à Tsedjrong en 1946 et y rencontra Francis Goré[36]. Lors de l’entretien qu’il m’accorda en 1992, Christian Simonnet confirma les critiques des missionnaires, sans se prononcer lui-même.

1946-1969. Des relations apaisées avec l’Église institutionnelle

Retirée dans sa maison de Digne[37], Mme David-Neel poursuivit son œuvre. Sa dernière secrétaire me confia qu’Alexandra devenue très âgée entretenait d’excellentes relations avec l’évêque[38]. Il lui rendait visite de temps en temps. La vieille dame appréciait ces rencontres propices à d’intéressantes discussions.

L’exploratrice sut reconnaître l’aide qui lui avait été apportée durant ses voyages, mais les questions matérielles ne l’intéressaient pas. Découvrir les mentalités et les croyances des populations orientales, puis les faire connaître, tels furent les objectifs de sa longue vie.

Alexandra David-Neel est décédée le 8 septembre 1969. Ses livres nous entraînent sur les pistes chinoises au début du XXe siècle. Certaines étapes de ses itinéraires nous rappellent un aspect de l’histoire oublié aujourd’hui : la présence missionnaire. Mais son témoignage le plus précieux concerne l’ancien Tibet dont elle avait pressenti l’évolution inéluctable.

Notes et références

  1. Neel ou Néel : la prononciation est « Nèl ». L’origine du patronyme est expliquée dans le livre Des Néel du Moyen Âge normand… aux Neel du XIXe siècle à Jersey, J. Désiré-Marchand, Ampelos, 2020.
  2. Alexandra David-Neel, Féministe et libertaire. Écrits de jeunesse, éditions Les nuits rouges, 2003.
  3. Le philosophe Meh-ti (ou Mo-tse) et l’idée de solidarité, Luzac, London, 1907. Les théories individualistes dans le philosophie chinoise (Yang-tchou), Giard et Brière, Paris, 1909. Réédités en 1970, Plon.
  4. Alexandra David, Le Modernisme bouddhiste et le bouddhisme du Bouddha, Félix Alcan, 1911.
  5. Gomchen : chef de monastère.
  6. La lignée Gelugpa, celle des Dalaï-lamas, est l’une des quatre principales lignées du bouddhisme tibétain.
  7. Carte J. Désiré-Marchand, extraite de son livre Alexandra David-Neel. Vie et voyages. Arthaud, 2009 .
  8. La graphie des toponymes est celle qu’utilisait A. David-Neel.
  9. Voir l’Atlas of the Chinese Empire, Ed. Stanford, 1908. Carte 13 - Shensi.
  10. Lettre d’A. David-Neel à son mari, 2 avril 1918, Tungchow.
  11. Lettre du 25 mars 1918, Tungchow.
  12. Textes réédités dans Alexandra David-Neel, Féministe et libertaire, Les nuits rouges, 2003.
  13. Carte J. Désiré-Marchand, extraite de son livre Alexandra David-Neel. Vie et voyages. Arthaud, 2009 .
  14. A. David-Neel, La Connaissance transcendante d’après le texte et les commentaires tibétains, Adyar, 1958.
  15. Photo publiée avec l'aimable autorisation de l'IRFA.
  16. Jean-Baptiste Charrier (1882-1975). Archives des MEP, 5ème Cahier du Père Charrier (1918-1929).
  17. Lettre du 4 juillet 1921.
  18. Thibet s’écrivait alors avec un h.
  19. Joseph Davenas (1885-1824).
  20. Jacques Rouchouse (1870-1948).
  21. Photo publiée avec l'aimable autorisation de l'IRFA.
  22. Lettre du 13 juillet 1923.
  23. Présentées par J. Espinasse), Lettres du Père Etienne-Jules Bernard (1864-1905), Tibet. « Mission impossible », Fayard, 1990. Etienne-Jules Bernard (1840-1905) appartenait aux MEP.
  24. Jean-Baptiste Ouvrard (1880-1930) décèdera du typhus à Tsedjrong, en laissant un souvenir de sainteté.
  25. Aphur Yongden (1899-1955) avait aussi suivi les enseignements au Sikkim. En 1920, il avait prononcé ses vœux dans la lignée bouddhiste Karma Kagyu au monastère de Dankar au nord du Tibet, près de Kumbum.
  26. Voyage d’une Parisienne à Lhassa, Plon, 1927. Mystiques et magiciens du Thibet, Plon, 1929. Initiations lamaïques, Adyar, 1930.
  27. Archives Maison Alexandra David-Neel.
  28. Jules-Emile Douénel (1866-1940).
  29. Par sa dernière secrétaire Marie-Madeleine Peyronnet (1930-2023).
  30. Par J. Désiré-Marchand, Les itinéraires d’Alexandra David-Neel, Arthaud, 1996. Réédité sous le titre Alexandra David-Neel. Vie et voyages, Arthaud, 2009.
  31. Francis Goré (1883-1954), Trente ans aux portes du Thibet interdit. 1908-1938, Éditions Hongkong, Imprimerie des Missions Étrangères, 1939.
  32. Jean Charbonnier, Histoire des chrétiens en Chine, Desclée, 1992. Jean Guennou, Missions étrangères de Paris, Fayard, 1986. Marie-Ina Bergeron, Le christianisme en Chine, Chalet, Lyon, 1977. Leopold Levaux, Le père Lebbe, apôtre de la Chine moderne (1877-1940), Éditions universitaires, 1948. Père Etienne-Jules Dubernard (1864-1905). Tibet « Mission impossible ». Lettres présentées par Jean Espinasse, Fayard, 1990. Jean-Pierre Duteil, Les chrétiens en Chine de 1800 à 1950, clio.fr, avril 2003. 2021..
  33. Pierre-Sylvain Valentin (1880-1962).
  34. Magie d’amour et magie noire, Plon, 1938. Sous des nuées d’orage, Plon, 1940. À l’Ouest barbare de la vaste Chine, Plon, 1947.
  35. René de Boisguérin (1901-1998). Nommé vicaire apostolique de Suifu en 1946.
  36. Christian Simonnet (1912-2002), Thibet. Voyage au bout de la chrétienté, Éditions du Monde nouveau, 1949. Rééd. 1991.
  37. Maison Alexandra David-Neel, Digne-les-Bains, 04 000, Alpes de Haute-Provence.
  38. Mgr Collin, évêque de Digne de 1958 à 1980.